Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
132. Dimanche 1er mai 1870
Le plébiscite continue à inspirer Dangerville-Rochefort, cette fois sous le titre « Le prologue du plébiscite » ;
il y a des « Nouvelles politiques », dans lesquelles on voit l’armée prussienne préparer ses grandes manœuvres, bien loin d’ici, à Kœnigsberg, en juillet ;
mais voilà notre ami Jacques Maillet (Millière) en première page pour un « Être ou ne pas être » que vous lirez ci-dessous ;
un bataillon de chasseurs à pied (dix sous-officiers, vingt caporaux, cinquante chasseurs) en garnison à Paris lance un appel à l’armée française : Abstention ;
des démocrates de Strasbourg (en grand nombre) s’adressent « À nos frères de l’armée » et les appellent à voter non ;
le « Courrier politique » d’Arnould se réjouit de la participation massive aux réunions publiques, dans lesquelles jamais personne n’appelle à voter oui ;
encore une circulaire d’Ollivier, moins ridicule que les précédentes mais plus odieuse, dit A. de Fonvielle ;
le docteur Rastoul envoie une rectification à ce qu’on lui a fait dire dans le compte rendu d’une réunion ;
Richardet, un lecteur du Jura, écrit à Arnould une lettre très chaleureuse où il complète le « Courrier politique » du 28 avril (le budget de la République, la première, était trois fois moindre que celui du second empire, parce qu’il n’y avait pas de liste civile), voir aussi le « Courrier politique » dans le journal de demain ;
des « Informations », nous apprenons que Mégy va bientôt être jugé, et, pendant que Mourot se demande qui a payé le port de l’envoi de cent cinquante millions de bulletins oui, nous pouvons nous demander à quoi peut bien correspondre ce nombre ;
Clément Laurier (que nous avons vu avocat pendant le procès de Tours), qui a été l’adversaire d’Ollivier aux élections législatives dans le Var, répond audit Ollivier en s’adressant aux électeurs du Var, et les appelle à voter non ;
un groupe d’étudiants en droit signe un « Manifeste de la jeunesse », appelant à s’abstenir ou à voter non, parmi les signataires, je repère un nommé Bauer ;
un Charentais nommé Duclaud signe une lettre signée Jacques Bonhomme, lequel Jacques Bonhomme se souvient que, il y a 883 ans, un de ses ancêtres a acclamé pour roi un dénommé Hugues Capet, a les mêmes sentiments pour la dynastie dudit Capet que ses descendants auront dans 883 ans pour la dynastie Bonaparte, et proteste donc contre les prétentions de Louis-Napoléon Bonaparte ;
bref, tout le monde ne parle que du plébiscite dans cette deuxième page du journal ;
la troisième est constituée des comptes rendus de treize réunions antiplébiscitaires, Rochefort a écrit une lettre pour prôner l’abstention qui est lue par Humbert salle du boulevard de Grenelle et au Galant-Jardinier, par Cavalier rue d’Arras, le citoyen Journault [?] rue de la Fidélité, le citoyen Delorme [?] avenue de Choisy, Arthur de Fonvielle boulevard de Clichy, Mourot salle Molière, Arnould salle de la Marseillaise, je peux vous dire aussi que le jeune Bauer intervient rue de la Fidélité, et que deux arrestations ont été opérée à la sortie de la réunion de la salle des Folies-Bergère ;
le reste de la page est occupé par des annonces, dont celles des réunions publiques à venir ;
beaucoup d’annonces publicitaires sur la dernière page.
ÊTRE OU NE PAS ÊTRE
Après avoir conquis la France par la trahison, la ruse et la violence, l’empire l’a exploitée sans vergogne pendant dix-neuf années, comme une propriété mal acquise, et il nous demande aujourd’hui d’éterniser son usurpation.
L’auteur du coup de main de Décembre comprend que les prétendus plébiscites qu’il a fait voter par la terreur n’en imposent plus à personne ; et, en voyant décliner ses forces, il sent le besoin de donner à la confiscation des droits du peuple les apparences d’une ratification populaire.
Sous le prétexte de faire approuver quelques modifications parlementaires, qu’on ose appeler des réformes libérales, l’homme qui possède la France ne demande, en réalité qu’une chose, c’est qu’il lui soit permis de transmettre à ses héritiers, à tous les Bonaparte indéfiniment, la nation comme une ferme et le peuple français comme un troupeau.
Le gouvernement a lui-même levé les doutes que des gens naïfs auraient pu concevoir à cet égard. Dans la discussion du sénatus-consulte il a été dit et formellement expliqué que la nouvelle constitution n’ôte au despotisme aucune partie de son pouvoir absolu ; et par une circulaire qui est une impudente violation de la loi électorale, les membres avouent qu’il s’agit de faire succéder le fils à son père sur le trône, comme dans la propriété ordinaire d’une maison ou d’un champ.
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La question, qui paraissait d’abord si obscure, n’est donc plus une énigme.
On nous demande de sanctionner l’usurpation de ce qui constitue l’existence même du peuple, sa souveraineté.
On demande au peuple de s’anéantir, en tant que peuple, pour demeurer perpétuellement quelque chose de semblable à un cheptel de ferme.
On nous demande d’abdiquer nos droits les plus précieux, notre titre de citoyens, pour rester à tout jamais les sujets des Bonaparte, les esclaves des caprices, des passions, de la folie, en un mot de tous les vices d’individus qui pourraient être ou des enfants, ou des idiots, ou même des Pierre Bonaparte.
Ce qu’on nous demande, c’est, pour le monarque, le rétablissement du droit divin ; pour le peuple, c’est un suicide.
On propose à la Nation de se livrer corps et âme, à une famille, à perpétuité.
Il s’agit donc bien, pour le peuple, d’être ou de ne pas être.
La question posée est une véritable question de vie ou de mort.
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À une semblable demande, il n’y a pas de réponse.
Dire OUI, ce serait, non seulement ratifier tout ce que cet épouvantable régime a fait depuis vingt ans, mais ce serait encore vouloir éterniser le despotisme impérial, l’accepter dans le présent et lui assujettir les générations à venir.
Il n’est pas possible que des hommes honnêtes, agissant dans la plénitude de leur bon sens, et de leur liberté, répondent oui à la question posée par l’empire.
Dire NON, ce serait répondre d’une façon extrêmement équivoque et, par conséquent dangereuse.
Assurément, dans la pensée des électeurs, c’est repousser l’empire et l’hérédité impériale ; mais le gouvernement ne manquera pas d’interpréter les NON en ce sens que les votants n’acceptent pas le sénatus-consulte, et par conséquent préfèrent l’ancienne constitution à la nouvelle ; et, avec l’outrecuidance qu’on lui connaît, son principal ministre réunira les non aux oui pour compter ses adhérents.
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Dans l’un comme dans l’autre cas, la réponse pourrait donc être considérée comme une acceptation, soit expresse, soit tacite, du despotisme impérial.
En d’autres termes, de quelque façon que les électeurs répondent à la question, leur vote aura pour résultat, en dépit des opposants, d’approuver la spoliation de la souveraineté nationale, de ratifier la confiscation d’une chose inaliénable, de consacrer l’usurpation d’une chose imprescriptible.
Certes, en droit, ce vote sera radicalement nul ; mais en fait, il aura pour résultat de maintenir le despotisme cause incessante de révolutions.
Les électeurs doivent donc s’abstenir.
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Mais l’abstention ne paraît pas convenir à un grand nombre de démocrates, et même des plus ardents.
Il fut un temps où c’était un devoir impérieux ; et si le parti dont les opinions sont représentées par le journal le Siècle n’avait pas, alors que seul il avait la parole, fait adopter l’avis contraire, il y a longtemps que l’empire serait tombé dans le vide du néant.
Mais aujourd’hui que, dans une certaine mesure, il est possible d’agir, on comprend difficilement l’abstention, on la considère comme de l’indifférence ou comme une désertion, et beaucoup veulent aller voter contre le plébiscite.
Il me semble qu’il y a ici un malentendu.
Les partisans du vote d’opposition n’ont certes pas l’intention de répondre à l’insolente question du plébiscite, ils n’ont pas de choix entre les diverses constitutions impériales, ils les réprouvent également. Ce qu’ils veulent faire, c’est une protestation.
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Au fond, ils sont donc d’accord avec les abstentionnistes. Seulement ils diffèrent sur la forme de la protestation.
Or, il a été indiqué un moyen bien simple de mettre tous les opposants d’accord. Ce moyen, c’est de déposer un bulletin blanc, ou mieux encore, un bulletin portant le mot République.
L’abstention, qu’elle ait lieu par absence ou par bulletin blanc, est une protestation.
Dans l’un comme dans l’autre cas, elle signifie également :
À la question que l’empire m’adresse, je ne réponds pas.
Nous n’avons pas le droit, lui de me demander, moi d’accorder une ratification quelconque de son usurpation.
Quel que soit le résultat du scrutin, il sera entaché d’une nullité absolue, et je me réserve de revendiquer l’imprescriptible souveraineté nationale, jusqu’à ce qu’elle soit reconquise, à l’aide de tous les moyens dont le despotisme ne pourra m’enlever la disposition.
JACQUES MAILLET
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Le beau monsieur respectable de la couverture, photographié par Nadar, était, dans les années 1890, un critique théâtral célèbre et redouté. Auparavant, il avait été un jeune homme moins respectable puisqu’il fut déporté en Nouvelle-Calédonie pour ses activités comme communard. C’est sans doute au moins un des « jeune Bauër » dont il est question dans ce numéro de la Marseillaise. La photographie vient de Gallica, là.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).