Victorine Brocher, que nous avons vue s’engager le 29 septembre dans son arrondissement, le septième, puis avec son bataillon lors de l’explosion de Javel le 7 octobre, puis manquer de pain avant-hier 19 novembre, essaie de nourrir ses deux enfants — l’un est son fils, l’autre un petit qu’elle a recueilli.
Chers petits, ils ne comprenaient pas la préface du drame affreux qui se déroulait; par instants, ils sentaient bien qu’il y avait un changement dans la manière dont on les soignait; plus de promenades régulières, une foule de choses manquait, entre autres le lait, on osait à peine s’en servir. Je me souviens du chagrin de mon cher enfant lorsqu’il fallut l’habituer à boire à la bouteille; il acceptait encore à boire dans un verre. À ce moment-là, nous avions encore du lait potable, quoique additionné d’eau; mais, quelques jours après, ce n’était pas du lait qu’on nous vendait, c’était une horrible mixture, composée de cervelle de…, je n’ose le dire… de veau disait-on ; mais puisqu’il n’y avait pas de veau ? de cervelle de quoi ou de qui cela pourrait-il bien être ?
Plus tard encore, on vendait un composé d’amidon et de quelque chose… je ne sais quoi; on débitait ce mélange comme du lait pure crème, naturellement; on le payait en raison de sa rareté et de sa qualité. Un jour, mon cher petit se fâcha, il recracha son lait qu’il avait dans la bouche; je remarquai dans le fond de son verre un dépôt d’un blanc laiteux: il y avait de l’amidon et du plâtre, pas une goutte de lait n’était entrée dans cette affreuse composition; l’autre petit, étant plus âgé, buvait comme nous.
De ce jour, je n’ai plus voulu acheter de lait. Que pouvais-je faire?
Jusqu’alors l’enfant avait été assez gai, il prit une petite mine penchée, si triste; je me demandais parfois: à quoi songe-t-il? Il avait un air rêveur, il toussotait un peu.
Je résolus de changer ma manière de faire, ne voulant pas l’empoisonner avec toutes ces drogues. J’ai fait cuire du gruau et, au lieu de lui couper avec du lait, j’ai acheté une bouteille de vieux vin de Bordeaux: je mettais un tiers de vin dans un verre et j’ajoutais le gruau et du sucre; après quelques jours, il toussait moins, puis je lui donnais un œuf frais à la coque chaque jour, lorsque le prix en était encore possible. Quelques jours plus tard, j’ai dû les payer un franc la pièce; le beurre augmentait terriblement, la dernière livre que j’ai achetée avait coûté six francs (en décembre, il coûta 20 francs), je le conservais religieusement pour la soupe des enfants, j’en avais une livre; quelques jours après il était rance, il piquait à la gorge, j’ai dû le faire cuire. Donc plus de lait, plus d’œufs, plus de beurre. Que fallait-il faire ?
L’autre pauvre petit garçon eut une attaque de jaunisse, on me conseilla de lui faire cuire des carottes et d’en extraire le jus. C’est bon, me disait-on; ma mère alla aux Halles pour en acheter; elles se vendaient six francs la livre (c’était de provenance des maraudeurs [qui allaient glaner au-delà des fortifications, parfois sous le feu ennemi, voir notre article du 17 novembre]). Quand on leur disait :
Mais c’est fou de vendre si cher.
— Eh, criaient-ils, est-ce que vous croyez qu’on va se faire casser la… pour rien?
Ma mère revint du marché, nous apportant trois carottes, quelques feuilles de choux qu’on n’aurait pas ramassées pour les lapins (j’ai jeté le paquet de choux, il ne valait rien). Le tout un franc cinquante. Je préférais ne rien manger que d’acheter aux maraudeurs, ils me faisaient horreur. Le plus souvent, c’étaient des gens sans aveu, sans dignité, qui, pour un paquet de tabac, auraient vendu bêtement, inconsciemment, leur pays. Le sucre, le café, le vin, le riz, toutes ces choses n’ont pas manqué, mais le sucre et le café étaient assez chers, le bon vin aussi très cher; le vin ordinaire, il n’en fallait pas parler; seul le riz était assez bon marché, et il ne pouvait être frelaté. Chez nous, c’était à peu près la seule nourriture que nous mangions, nous la considérions comme la plus saine. Nous avons mangé du riz accommodé de toutes les façons; en crêpe, c’était la meilleure et la plus agréable manière. Les enfants étaient si contents quand nous faisions des crêpes au riz! Je m’en souviens encore. Fin novembre, il faisait si froid que nous étions obligés de laisser les enfants dans leur lit; nous n’avions toujours que du bois vert; lorsque nous voulions faire du feu, la fumée était si épaisse dans les chambres qu’il nous fallait ouvrir portes et fenêtres; cela faisait mal, nous préférions ne pas faire de feu et les laisser couchés; lorsque les enfants voyaient qu’on prenait la poêle pour faire des crêpes, c’était une joie sans égale. Mon cher petit tapait des mains, soufflait dans ses doigts pour me peindre son transport, il envoyait des baisers à n’en plus finir pour un morceau de crêpe.
Aux lecteurs et lectrices qui s’étonneraient que Victorine fasse des crêpes, je livre une recette de La Cuisinière assiégée:
Crêpes sans œufs
Prenez de la farine de blé, de riz, ou de la fécule de pommes de terre; délayez avec de l’eau, une bonne pincée de sel, trois cuillerées d’eau-de-vie, deux de fleur d’oranger, trois d’huile et un peu de sucre en poudre; mettez dans une poêle de la graisse ou de l’huile, faites bien chauffer, étendez sur le fond une mince couche de pâte, et ne retourner d’un côté que lorsqu’elle est bien cuite de l’autre.
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Les légumes ont passé les fortifications, ce retour de la banlieue a été dessiné par M. Ryckebusch, et il a été publié dans Le Monde illustré daté du 19 novembre 1870.
Livres cités
Brocher (Victorine), Souvenirs d’une morte vivante Une femme dans la Commune de 1871, Libertalia (2017).
La Cuisinière assiégée ou L’art de vivre en temps de siège par une Femme de ménage, Laporte (1871).
Cet article a été préparé en juin 2020.