Dans la nuit du 18 au 19 janvier 1871, les bataillons qui se rendent à Buzenval passent par le rond-point de Courbevoie. Depuis la place de l’Arc-de-Triomphe, l’avenue de la Grande-Armée, après les fortifications Sablonville et le pont de Neuilly, la route de Saint-Germain — ça ne s’appelle pas encore la « perspective historique » — à droite Courbevoie, en face Nanterre, à gauche Puteaux. Et cet immense rond-point.

Au centre, un socle, « modeste piédestal de granit », comme dit Le Gaulois.

La plupart de ceux qui passent par là, cette nuit-là, le savent, c’est le socle de la statue de Napoléon — le tonton — en « petit caporal » (dit, toujours, Le Gaulois, qui doit s’y connaître), statue jetée à la Seine après le 4 septembre.

La plupart de ceux qui passent là ignorent sans doute que cette statue avait été, autrefois, au sommet de la colonne Vendôme — en ce temps où nous sommes, le 20 janvier, 1871 ou 2021, c’est un Napoléon « en empereur romain », c’est-à-dire en culottes courtes, qui trône sur Paris depuis la colonne. Mais ce n’est pas notre sujet.

Un socle vide, donc, et les gardes nationaux qui continuent à marcher vers Buzenval — où ils vont se faire tuer, voir notre article d’hier. Sûrement ceux qui vont ramener à Paris les morts et les blessés ne pensent pas aux statues — à supposer qu’ils passent par là.

Pendant que Paris meurt de faim.

L’histoire continue, à Paris bientôt la capitulation (le 28 janvier), puis la Commune (le 18 mars). Le rond-point de Courbevoie et son collègue « des Bergères », un peu plus loin, sont les lieux des premières attaques de Versailles contre Paris (le 2 avril). Sans le moindre respect pour la bergère de Nanterre qui, dit-on, a donné son nom à ce deuxième rond-point, et qui serait la future Sainte-Geneviève — pour les relations entre cette jeune femme et notre histoire, voir mon article du 3 janvier.

Du temps passe encore et, puisqu’après tout la République n’est pas si bien installée que ça, en même temps qu’on relève la colonne Vendôme et qu’on la recoiffe de son Napoléon en jupette, on va repêcher le Napoléon en bicorne dans la Seine. Voyez Le Gaulois du 28 mars 1874 (dans cet article les citations sont en vert):

Nous sommes passés hier, par hasard, au rond-point de Courbevoie, et nous n’avons pas vu sans stupéfaction que le socle qui supportait, avant le 4 Septembre, la statue de Napoléon Ier en redingote grise était toujours vide.
Il nous semble cependant que l’on a retrouvé cette statue, que l’excellent M. Arago, aidé de quelques-uns de ses collègues du 4 Septembre, avait jetée à la Seine […]
Il serait temps, croyons-nous, de la replacer à ce rond-point de Courbevoie qui semble tout lugubre avec un socle privé de statue. À moins toutefois que le maréchal de Mac-Mahon n’ait l’intention d’en couronner la colonne réédifiée!

Du temps passe encore, Mac-Mahon n’est plus président, c’est que la République se porte mieux, on lui dresse même des statues (à la République, pas à Mac-Mahon…), on finit par amnistier les communards (voir notre série d’articles des 25 et 30 juin et des 5 et 10 juillet 2020), et, quelque part, quelqu’un pense à la défense de Paris — c’est qu’on n’osait plus y penser, à ces gardes nationaux… Un concours est ouvert pour lui ériger un monument, que l’on placera là, sur le modeste piédestal de granit du rond-point de Courbevoie. Plusieurs sculpteurs envoient des projets. On choisit celui de Louis-Ernest Barrias — celui de Rodin est aujourd’hui dans le jardin du musée Rodin à Paris.

L’inauguration a lieu le 12 août 1883. Voici des extraits de l’article qui en rend compte dans La Justice datée du 14 août.

L’inauguration
du monument de la défense de Paris

À quatre heures moins quelques minutes le canon gronde au Mont-Valérien. La foule est immense au rond-point de Courbevoie; sur les avenues voisines sont massées les troupes et les sociétés qui doivent défiler devant le monument. Sabres, fusils et bannières scintillent au soleil. Le temps est splendide. À quatre heures précises les voiles qui couvrent l’œuvre de Barrias s’écartent et le groupe de la défense de Paris qu’un soleil éclatant frappe en plein est salué par d’unanimes cris de: Vive la République! et par le chant de la Marseillaise.

[Je vous passe les officiels. Notez que ni le président de la République Jules Grévy, ni le président du Conseil Jules Ferry, ni le ministre de la Guerre Jean Thibaudin, n’était présent.] Le ministre de la guerre est représenté par le général Vuillemot; le président de la République par le colonel de Lichtenstien, et le gouvernement par M. Waldeck-Rousseau.

Le président du Conseil général [du département de la Seine], M. Forest, qui occupe la place d’honneur sur l’estrade placée en face du monument prononce alors le discours suivant:

Il y a, dans la vie des peuples, des faits dont le souvenir doit toujours rester vivant. Celui du siège de Paris est du nombre.
Aussi pour symboliser ce souvenir, le conseil général de la Seine a-t-il fait appel à tous les sculpteurs français; beaucoup d’entre eux ont répondu et dans un concours où un grand nombre d’oeuvres de mérite étaient réunies, la statue due au ciseau de M. Barrias était choisie par le jury.
Nous sommes heureux de rendre ici hommage au talent de cet artiste.
Est-il besoin maintenant, en présence de tous ces Parisiens, de rappeler pourquoi cet emplacement a été choisi? On le sait, ce fut par ici que passèrent, dans la nuit du 18 an 19 janvier 1871, les bataillons de ces braves mobiles qui, encore une fois, allaient essayer de forcer la ligne des assiégeants an combat de Buzenval.
On comprend donc pour quelle raison le conseil général de la Seine a voulu que ce monument fût élevé là, et puis un autre motif l’a encore guidé dans son choix: il a tenu à rendre hommage aux communes suburbaines dont, pendant cette guerre fatale les courageux habitants vinrent combattre côte à côte avec les citoyens de Paris.
[…]
Aussi ce monument montrera-t-il à nos enfants que leurs pères ont fait leur devoir; Paris n’a été vaincu que par la famine. [On peut se demander si Barthélemy Forest aurait prononcé cette phrase devant le président du conseil Jules Ferry — Ferry-famine, voir mon article du 29 décembre…]
Salut à nos morts glorieux!
Après un effort sublime, grâce à son héroïsme et à son génie, la France a repris son rang au milieu des autres nations.
Vive la France !
Vive la République !

[Je vous passe le défilé. Le journaliste décrit ensuite le monument.]

Tout le monde connaît cette œuvre d’une incontestable valeur. La ville de Paris vêtue d’une capote de garde national, la tête ceinte de sa couronne murale [comme on le voit sur la photographie de couverture, la couronne évoque les murailles de Paris] regarde au loin l’envahisseur et s’appuie sur un canon [Comme celle de Sainte-Geneviève au pont de la Tournelle, la statue ne regarde pas vers Paris, mais vers… Buzenval]. Le visage est amaigri, sombre, menaçant. À ses pieds un garde national blessé s’efforce d’armer son fusil une dernière fois. Derrière la Ville de Paris, sous les plis d’un drapeau, une femme est accroupie, courbée par la faim et le froid.
Oui, cette œuvre est excellente, c’est certain; mais, ce qui est plus certain encore, c’est qu’aucune proportion n’existe entre le groupe et le rond-point de Courbevoie. Pour dominer ce monticule, cette place énorme, ces avenues qui rayonnent, cet immense panorama qui se déroule en face du groupe de Barrias, il eût fallu tripler les proportions de ce monument.
[…]
Nous n’avons entendu au pied de ce monument nouveau qu’une seule voix et de trop courtes paroles. […] M. Waldeck-Rousseau lui-même a dû sentir tout ce qui manquait à cette solennité, qui rappelait tant de douleurs et tant d’efforts. Il a dû être, d’un autre côté, assez embarrassé quand devant lui, et-même derrière lui, sur l’estrade officielle, se sont élevé les cris de: Vive l’amnistie!

P. D.

*

Louis-Ernest Barrias, né en 1841, était de la génération d’Henri Regnault, et il n’est pas exclu que le soldat blessé du monument soit un portrait du jeune peintre — mort à Buzenval, voir les articles du 8 et du 19 janvier.

Le monument a donné son nom au rond-point, qui est devenu le « rond-point de la Défense de Paris ». On a découvert la « perspective historique » — de l’arc de triomphe du Carrousel à… la Défense, ainsi que s’appelle désormais ce « quartier » — où le monument de Barrias a été placé, déplacé, replacé, peut-être plus invisible que lorsque le journaliste de La Justice le trouvait trop petit pour cet immense panorama… et où mon ami Bernard Cerquiglini l’a photographié, à ma demande, le 20 août 2020. Le pigeon donne l’échelle exacte du monument. Avec mes remerciements à Bernard!

Cet article a été préparé en août 2020.