Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

 150. Mercredi 18 mai après-midi

Ce numéro sera vendu 50 centimes, c’est le dernier, il paraît le soir, et il titre en gros

Hier, à quatre heures et demie, la 6e chambre du tribunal de police correctionnelle, présidée par M. Thirouin, a, sur les réquisitions du substitut Fourchy  :

1° partagé entre les citoyens Barberet, gérant, et Francis Enne, rédacteur, un total de QUINZE MOIS de prison et DIX-SEPT MILLE DEUX CENT CINQUANTE francs d’amende, y compris décime et demi-décime.

2° prononcé la SUSPENSION de la MARSEILLAISE pendant DEUX MOIS. — maximum fixé par la loi.

CÆSAR IMPERATOR, MORITURI TE NON SALUTANT.

Traduction de la Marseillaise  :

CÉSAR, CEUX QUE TU VEUX TUER NE MEURENT PAS  !

Pour la Rédaction  :

Le Secrétaire, Eugène Mourot

et, dans le format normal,

La Marseillaise reparaîtra le 18 juillet. Le citoyen Rochefort se propose d’utiliser les deux mois de loisir que lui fait la justice d’Émile Ollivier, à réunir les documents nécessaires pour la publication en livraisons de l’HISTOIRE DU DERNIER EMPIRE.

ce qui est signé Barberet ;

et cela continue « comme d’habitude », si tant est qu’il y ait des habitudes dans un journal où les rédacteurs sont si souvent empêchés et remplacés, l’habitude est donc la « Chronique » d’Oscar Jacob, en qui je vois aujourd’hui Rochefort, sous le titre « Les nouvelles recrues », il s’agit des nouveaux ministres, cet article devait être écrit pour le journal de demain ;

« Erreur n’est pas compte », l’erreur est celle qu’a faite le journal dans ses comptes et dans son numéro daté du 16 mai, il y manquait 25,000 francs ;

« La liberté sous l’autorité », c’est un article de Millière, que le peuple en soit bien convaincu, conclut-il, il ne sera libre que quand il se gouvernera lui-même ;

« La fin du premier acte », c’est d’Arthur Arnould qui, lui, écrit en sachant que le journal est suspendu, vous lirez son article ci-dessous ;

les « Nouvelles politiques » le savent aussi ;

dans « Les Opinions et les actes », Eugène Mourot cite une série de discours d’Émile Ollivier ;

Ulric de Fonvielle sait, lui aussi, que la Marseillaise est suspendue, « tombée au champ d’honneur », il dédie son article « Aux libérâtres » (triomphants) ;

de même Alphonse Humbert, « À l’armée » nous sommes le droit, demain nous serons la force, conclut-il (vous avez tous reconnu cette belle citation du ministre Ollivier) ;

« Le Mouvement social » a repris sa marche ascensionnelle, dit Verdure ;

tandis que Dubuc adresse « Un dernier mot aux électeurs du Creuzot », que vous lirez aussi ci-dessous ;

Cavalier fait « Le Sénat » ;

il y a une lettre de Rogeard, que Girardin n’a pas voulu publier ;

un (deuxième) article de Rigault sur Zangiacomi (le premier date du 14 janvier — mais Zangiacomi a été cité dans le journal daté du 23 mars, à propos du procès de Tours) ;

Arthur Arnould annonce une triste nouvelle, la mort d’un journaliste du Rappel, Gaston Marcel, qui avait écrit d’excellents articles sur la grève du Creuzot, qui n’avait que vingt-sept ans… et qui est victime d’un enterrement religieux, il propose d’aller attendre à la sortie de l’église ;

quelque « Faits divers » ;

une seule réunion publique ;

une seule communication ouvrière, pour les ouvriers taillandiers ;

une souscription pour les réfugiés espagnols ;

une chanson de circonstance sur « Les argousins de la presse » (d’Émile Dereux) ;

des théâtres, la Bourse… et cette fois c’est bien fini.

LA FIN DU PREMIER ACTE

Nous l’avions prévu, prédit, annoncé, le 8 mai, au matin.

Nous adressant une dernière fois aux électeurs de Paris, puisque les journaux démocratiques saisis à la poste ne parvenaient plus aux électeurs de la province, nous leur disions :

Voter oui, c’est voter pour la réaction, le 2 Décembre, le coup d’État.

« On vous promet la liberté, — si vous êtes sages et soumis, — si vous abdiquez. — On vous ment. — Un peuple n’a jamais que la liberté qu’il prend, et les peuples à genoux ne doivent pas s’étonner de sentir sur leur échine les talons de botte du maître. »

Ce n’est plus nous qui parlons aujourd’hui, — ce sont les faits qui prennent la parole à leur tour.

On vient de suspendre la Marseillaise pour deux mois, après l’avoir écrasée sous des amendes formidables.

On a résolu de la tuer, — on a résolu de tuer cet organe du peuple, qui défendait les travailleurs, qui s’occupait de leurs intérêts, qui était une tribune ouverte à toutes leurs réclamations, un écho à toutes leurs souffrances !

On a résolu de tuer le journal de la revendication politique et sociale, le porte-voix des ouvriers du Creuzot, de la Ricamarie, de Fourchambault et d’Aubin, de tous ceux qu’on affame, de tous ceux qu’on fusille.

Quand on a vu que les razzias, Mazas et la haute-cour ne nous effrayaient pas et ne parvenaient pas à faire taire nos voix convaincues et indignées, on a essayé des procès et des amendes.

Quand on a vu que décidés à tous les sacrifices, forts de l’appui du peuple qui nous aime et qui combat avec nous, comme nous combattons avec lui et pour lui, — nous ferions face aux amendes, — on a eu recours à la confiscation légale.

On nous suspend pour deux mois, maximum fixé par la loi ?

Eh ! bien, après ?

Pendant deux mois, le parti socialiste ne pourra plus s’affirmer.

Pendant deux mois, tous ceux pour qui nous luttons n’auront plus de tribune du haut de laquelle ils puissent dénoncer au monde les iniquités dont ils souffrent, et faire appel à la justice de demain contre les juges d’aujourd’hui !

Pendant deux mois, on fera le silence sur tous les abus que nous dénoncions ; — on fera les ténèbres sur toutes les hontes que nous traînions au grand soleil !

Eh bien, après ?

Comme l’autruche qui se croit cachée quand elle n’aperçoit plus le chasseur, croyez-vous que les forces que nous représentons, les principes auxquels nous donnons une voix, les questions que nous soulevons, les problèmes que nous étudions, en en soumettant la solution au peuple, — croyez-vous que tout cela aura disparu, parce que la Marseillaise ne lui donnera plus une expression quotidienne ?

Votre gouvernement en sera-t-il meilleur ?

Vos impôts en seront-ils moins lourds ?

Votre conscription en sera-t-elle moins odieuse et moins inique ?

Les pauvres en seront-ils moins pauvres, — les malheureux moins malheureux, — les exploités moins exploités, — M. Schneider moins tyran, — ses ouvriers moins désespérés, — M. Ollivier moins renégat, — et le peuple des villes plus affectionné ?

Non. — Vous aurez seulement prouvé que vous êtes la force matérielle, et que la force morale vous fait peur.

Vous aurez prouvé que le total de vos 7 millions de oui ne suffit pas, avec raison, à vous rassurer contre les revendications de la liberté, de la justice et de l’égalité.

Vous aurez prouvé que le fait, quel qu’il soit, ne pouvant répondre au droit, tente toujours de l’écraser ou de le bâillonner, et n’y parvient jamais.

Vous supprimez la Marseillaise pour deux mois, et nous n’écrirons plus ?

Soit !

Dans deux mois, vous nous retrouverez ce que nous sommes aujourd’hui.

Vous nous supprimerez de nouveau ?

Soit encore.

Dans vingt ans, si cela pouvait durer, vous nous verriez devant vous, — comme à présent, — toujours, partout, infatigables, implacables, réclamant notre dû de liberté, de dignité, de justice, d’égalité, de sécurité, — vous criant :

Hommes du pouvoir, — qu’avez-vous fait de la souveraineté du peuple ? [Je souligne, c’était irrésistible.]

Serviteurs infidèles, votre maître est là, dans la rue, qui frappe à la porte, et demande à rentrer chez lui !

Et si par hasard la prison, l’exil ou Cayenne éteignaient définitivement nos voix, — d’autres nous remplaceraient, prêts pour le bon combat.

Nous ne sommes pas des individus, nous nous appelons légion, et l’on ne nous tue pas, parce que personne n’a encore tué la justice et la vérité, — le bon droit !

ARTHUR ARNOULD

UN DERNIER MOT AUX

ÉLECTEURS DU CREUZOT

Pendant la période de repos forcé que nous concède le ministère Ollivier, le Creuzot va être appelé à élire un nouveau conseil municipal. Il n’est donc pas inopportun de rappeler encore une fois ce que c’est qu’un conseil municipal au Creuzot, et dans quelles conditions ces élections vont s’accomplir.

Ollivier s’agite et Girardin le mène, mais cet impressario est lui-même une marionnette dont un impressario plus puissant tient les fils. L’impulsion partant d’en haut, tous les impressarii s’agitent de même. Le ministre qui gouverne la justice fait emprisonner les journalistes qui lui déplaisent et suspendre le journal qui l’offusque.

De même, M. Schneider, trouvant, sur une nouvelle liste de conseillers municipaux présentée à l’acceptation des électeurs, deux noms qui le choquent par-dessus tout, ceux des citoyens Assi et Alemanus, a trouvé commode de faire emprisonner Alemanus et Assi.

Alemanus a 4 mois de prison à faire, en vertu d’un jugement de Dijon.

Assi est emprisonné pour on ne sait quelle prévention.

« Supprimés les journaux, supprimée la discussion, » dit M. Ollivier justice.

« Supprimons les candidats, »  dit le patriarche Schneider.

Heureusement c’est le public qui juge en dernier ressort. Dans ce Creuzot qu’un rapport effronté présenta à la commission de l’exposition de 1867 comme la ville heureuse par excellence, dans ce Creuzot tellement éprouvé en 1851, que depuis M. Schneider, à toutes les élections, remportait une victoire facile, 3,400 non contre 1,500 oui environ, ont affirmé hautement, le 8 mai dernier, que le vieux système d’exploitation hypocrite était percé à jour.

M. Schneider avait-il donc cru qu’il pouvait impunément affamer une population, gouverner par l’arbitraire une ville tout entière, gérer les intérêts des commerçants, représenter en sa personne toute justice et tout droit, et que jamais cette agglomération ouvrière, la plus importante qu’il y ait en France, ne se dresserait devant lui pour revendiquer le droit commun.

Les emprisonnements, les provocations de toutes sortes, les charges de cavalerie ont produit leur effet ; et le résultat du plébiscite a montré l’inanité des persécutions.

Une nouvelle campagne s’ouvre ; les électeurs du Creuzot qui ont fait leur devoir, au 8 mai, le feront encore aux élections municipales.

Au Creuzot, jusqu’à présent, le conseil municipal n’a été qu’un leurre et qu’une plaisanterie.

M. Schneider, maire, faisait nommer par ses ouvriers les conseillers municipaux qu’il choisissait lui-même parmi ses ingénieurs et ses employés.

Les dernières déconvenues ont aigri ce vieillard atrabilaire qui, en présence d’une opposition annoncée pour les prochaines élections, s’est répandu en menaces intempestives contre les ouvriers et contre la ville, menaces qui ont causé la seconde grève, n’en déplaise aux tribunaux d’Autun et de Dijon.

Que M. Schneider fasse ou ne fasse pas telle réforme dans son usine, il en est maître, si la Compagnie qu’il représente le lui permet ; qu’il retire tout subside à tel ou tel culte, cela regarde les fidèles ; mais les Creuzotins ne doivent pas permettre que M. Schneider règle et perçoive les impôts, inflige les amendes, soit le maître de créer ou de refuser des entreprises d’utilité publique.

M. Schneider n’est pas content des écoles, les enfants ne le saluent pas dans la rue, ils ne veulent pas lui servir de mouchards et dénoncer leurs parents, aussi a-t-il fait camper des soldats dans les écoles, et menace-t-il de remplacer les instituteurs laïques par des frères ignorantins. Si les habitants du Creuzot ne veulent pas livrer leurs enfants aux attentats et aux familiarités de ces habitués de correctionnelle et de cours d’assises, ils doivent s’opposer à cette substitution et, pour cela, nommer un collège communal indépendant.

Nous sommes pleinement rassuré, et nous savons que cette population, que nous avons vue si calme quand l’armée emplissait les rues, saura une fois encore renouveler son vote du 8 mai.

Un mot encore ! Vous le voyez, ouvriers du Creuzot, pour nous comme pour vous, l’horizon est chargé de nuages, mais nous sommes riches d’espérance et de courage.

Pendant le peu de temps qu’elle a vécu, et c’est là son titre de gloire, la Marseillaise a eu le bonheur d’être utile à nos frères du travail. La première, elle a porté un coup de pioche dans la statue de Schneider aux pieds d’argile, elle a enregistré vos doléances, formulé vos droits ; elle a recueilli pour vous les offrandes démocratiques.

C’est là son crime ! Il ne faut pas que le socialisme ait son organe, et que la voix du travailleur puisse se faire entendre. Mais, patience ; quand nous reparaîtrons, vous trouverez toujours en nous les défenseurs de vos droits.

Pendant ce temps vous aurez fait votre devoir, et vous nous trouverez encore prêts à remplir le nôtre.

ACHILLE DUBUC