Une petite pause, entre tous ces procès (et ce n’est pas fini)…

J’ai entendu plusieurs fois qualifier Eugène Varlin de « typographe ». C’est ce qu’on entend, par exemple, dans le beau film Les Damnés de la Commune, de Raphaël Meyssan — et ça m’a interloquée. Eugène Varlin s’identifiait comme « ouvrier relieur ». Je ne suis pas la seule à avoir été gênée par cette erreur, au point qu’on m’a même demandé (après mon article communeux/communards): 

tu ne veux pas écrire un article sur relieurs et typographes?

Le voici. Il arrive un peu tard, mais j’avais déjà programmé les articles « littérature » de juillet et ceux sur les conseils de guerre. 

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Le 9 février 1862, un dimanche (les autres jours, les ouvriers travaillent), une cérémonie bien paternaliste regroupe un certain nombre d’ouvriers au « Cirque de l’Impératrice » (sur les Champs-Élysées) pour une distribution solennelle de prix et de livrets de caisse d’épargne à ceux d’entre eux qui ont rendu les meilleures copies à la suite des cours du soir suivis en 1860-61. J’ai déjà évoqué cette cérémonie dans le livre Eugène Varlin, ouvrier relieur. Pour aujourd’hui, ce que je veux vous montrer, c’est la liste des lauréats en « langue française ».

C’est dans l’exemplaire d’Eugène Varlin que j’ai copié ce palmarès, cela explique la croix à côté de son nom. Mais regardez les professions; un typographe, un relieur, un imprimeur, deux libraires… et j’ajoute que le « bijoutier » était aussi bibliothécaire… et qu’il a épousé une relieuse (voir, sur Charles Honoré Plomb, un très intéressant article d’Agnès Sandras). Des ouvriers du livre, mais des métiers très divers.

Dans le livre Eugène Varlin, j’ai aussi publié un discours qu’il a prononcé le 29 juillet 1865, lors d’un banquet de typographes. Voyez comment il commence:

Messieurs,
Qu’il me soit permis, tout d’abord, de remercier la Société typographique parisienne de sa bienveillante et fraternelle invitation.
Mes camarades et moi, nous sommes heureux de saisir cette occasion pour témoigner ­publiquement de notre gratitude à nos  confrères typographes et leur assurer que désormais la solidarité est établie entre nous.
La solidarité depuis quelques années était dans toutes les bouches ; aujourd’hui elle pénètre dans les cœurs, elle s’établit dans les mœurs. Les ouvriers comprennent enfin qu’elle seule peut les affranchir de cette lutte incessante produite par l’individualisme; lutte qui n’a d’autre règle que le hasard et qui réussit plus souvent à la ruse qu’au courage, au vice qu’à l’intelligence. 

Ainsi, en 1865, inviter un relieur à un banquet de typographes (ils étaient 700, à l’Élysée-Ménilmontant) était une nouveauté.

Bien entendu, si tous contribuent à la fabrication des livres, les deux métiers sont complètement différents. Par exemple, les typographes utilisent le plomb — du « dur », du « lourd » — alors que les relieurs manient des matériaux plus « légers », papiers, cartons, cuirs…

D’ailleurs, à cette époque (1865), les typographes parisiens se sont mobilisés pour interdire que l’on embauche des femmes dans leurs ateliers: ce « dur », c’est pour les hommes. Alors que les ateliers de reliure emploient (aussi) des femmes (relieuses, brocheuses). Nous connaissons l’opinion d’Eugène Varlin en faveur du travail des femmes (voir au besoin cet article).

Il y a aussi une différence géographique. Traditionnellement, les typographes, cette élite, trônaient sur les hauteurs de la Montagne-Sainte-Geneviève (notre cinquième arrondissement). Et les relieurs dans la plaine. À la fin du second empire encore, beaucoup d’ateliers de reliure sont situés dans le sixième arrondissement. Par exemple, dans le « Bottin du commerce » de 1871, on trouve environ 280 ateliers de reliure dans Paris, dont le tiers, 93, dans le sixième arrondissement. Voir la liste des rues où sont ces ateliers à la fin de cet article. 

Cela est assez visible, par exemple, dans le premier livret d’ouvrier d’Eugène Varlin: il a travaillé chez plusieurs relieurs du sixième. Puis le jeune ouvrier choisit de s’installer 33 rue Dauphine. La société des relieurs se réunit chez un marchand de vin de la rue de l’École-de-Médecine (dans la liste ci-dessous, beaucoup de rues aujourd’hui disparues étaient dans ce quartier). C’est visible aussi dans l’adresse du restaurant coopératif La Marmite, rue Larrey (une des rues disparues de ce quartier). Et dans le choix que fait, trois ans plus tard, élu à la Commune par trois arrondissements, Eugène Varlin. Il choisit celui des trois arrondissements qui l’a le plus mal élu, celui qui l’a fait révoquer du poste de commandant de bataillon après le 8 octobre précédent, le sien, un arrondissement déjà bien bourgeois, mais qui est encore celui des relieurs.
Les plus âgées d’entre vous se souviennent peut-être d’un temps où il y avait des librairies dans le sixième — c’était un reste de cette activité relieurs-éditeurs-libraires. 

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Si le dictionnaire « Commune de Paris » du Maitron en ligne fournit davantage de réponses à la demande « typographe » (145) qu’à la demande « relieur ou relieuse ou brocheuse » (56), la liste des élus à la Commune (26 mars et 16 avril), sur une trentaine d’ouvriers, ne compte que deux ouvriers du livre, les deux relieurs Adolphe Clémence et Eugène Varlin, auxquels on peut peut-être ajouter un correcteur d’imprimerie, Jules Bergeret.
J’ajoute une information partielle (parce qu’elle ne concerne que les typographes) parue dans une enquête menée par l’extrême-gauche du conseil municipal de Paris après la Commune:

La typographie parisienne emploie en moyenne 3,500 ouvriers. Par un bonheur qui prouve combien est difficile une exacte justice distributive, quoiqu’il n’y ait aucune raison de penser que les ouvriers typographes n’aient point partagé les passions du reste de la population parisienne, une quarantaine seulement ont été arrêtés [parmi lesquels Jean Allemane], quatre fusillés, les quatre cinquièmes ont déjà [ce texte date du 5 octobre 1871] été reconnus innocents et rendus à la liberté.

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Liste des rues du sixième arrondissement qui comportent des ateliers de reliure (Bottin de 1871)

Rues de l’Ancienne-Comédie, des Beaux-Arts (2), Bonaparte (2), du Cherche-Midi (5), Christine (2), cour du Commerce-Saint-André, rue de Condé, quai Conti (2), passage Dauphine, rues Dauphine (6), du Dragon (3), Dupuytren, de l’École-de-Médecine (3), d’Erfurth, du Four-Saint-Germain (4), des Grands-Augustins (3), Guénégaud (2), Jacob (2), du Jardinet (4), Galande (2), Gît-le-Cœur (2), Gozlin, Hautefeuille (8), Madame, Mazarine (3), Mignon (2), de la Monnaie, Monsieur-le-Prince, de Nesle (2), carrefour de l’Odéon, rues des Poitevins (2), Princesse (2), Racine, Saint-Benoît, Sainte-Marie-Saint-Germain, Saint-Placide (2), des Saints-Pères, Saint-Sulpice, de Savoie, Séguier, de Seine (2), Serpente, Servandoni, Taranne, Tournon, de Vaugirard (2), Vavin.

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La photographie (anonyme) de couverture vient du Musée Carnavalet, elle daterait de 1870 et montre, depuis le Pont-Neuf, sur le quai Conti, à gauche le départ de la rue Dauphine, en face celui de la rue de Nevers… et la grande enseigne d’un atelier de reliure.

Livres cités

Varlin (Eugène)Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).

Situation industrielle et commerciale de Paris en octobre 1871, Rapport de l’enquête faite par une fraction du Conseil municipal, Librairie des bibliophiles (1871).