Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 374, 17 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.

À l’entrée et à la sortie des ateliers, souvent Cendrine voyait des gestes obscènes, entendait des propos grossiers. L’innocence, au moins celle de l’imagination, est impossible pour l’enfant du peuple.
Parmi les rattacheuses, plus d’une, à dix ans, était dévergondée. Ces enfants échangeaient des confidences honteuses, et des actes s’en suivaient.

D’abord étonnée, curieuse, comme toute ignorante, bientôt, grâce à un instinct de pudeur native, la petite fille recula, frémit. Elle seule pouvait se sauver elle-même; point de mère qui la surveillât ou la défendît; rien que l’entraînement de l’exemple. Elle et son amie Félicie allaient ensemble, se tenant par le bras, et si d’autres filles, ou de petits garçons s’approchaient d’elles, elles se mettaient à courir jusqu’à la maison. On les appelait les mijaurées. Peut-être étaient-elles un peu fières; mais il y avait plus de bien que de mal à cela.

À onze ans, la petite ouvrière passa dans l’atelier des dévideuses, où elle gagnait 50 centimes. Il y avait dans cet atelier des femmes de tout âge; elles parlaient beaucoup, et le sujet éternel de leurs propos était les aventures… d’amour? Non, les aventures galantes du pays, racontées avec les détails les plus grossiers. Jusque là, le bruit des métiers avait préservé les oreilles de la pauvre enfant, au moins pendant le travail. Désormais, elle dut tout entendre.
Elle apprit quelles étaient celles de ses compagnes que le directeur avait pour maîtresses; elle sut la vraie raison pour laquelle telle ou telle était appelée, parfois, sous un prétexte. Tout scandale arrivait à l’atelier et s’y étalait sans détour. Etait-ce bien mal? Non, puisqu’on en riait, puisque telle apprentie se vantait d’être distinguée par le patron, un homme d’ordre, ami du roi!

Tous ces récits, toutes ces images, hantaient l’imagination troublée de l’enfant. Elle en frémissait un peu; mais, que savait-elle? Il semblait que ce fût la coutume. Elle s’habituait à ces idées-là.

Cendrine avait douze ans passé quand un jour elle vint à l’atelier un peu en retard; elle avait tant couru qu’elle était toute rouge et son cœur battait. C’était maintenant une grande fille, maigre toujours, mais dont la taille pourtant commençait à se cambrer. Elle avait une forêt de cheveux blonds qui frisaient, et en la voyant passer on disait: Elle devient jolie! En entrant, elle se faufila à sa place; mais quel guignon! le contre-maître était là! Et il la vit bien! Leurs regards se rencontrèrent. Mais, chose étrange, il ne gronda pas, et quand, de sa place, elle leva les yeux timidement vers lui, elle retrouva son regard fixé sur elle, mais très doux, si doux que Cendrine en eut un frémissement.
Elle n’y pensa plus; mais, quelque temps après, ce contre-maître étant revenu dans l’atelier, que dirigeait ordinairement une contre-maîtresse, il chercha Cendrine des yeux et, l’ayant trouvée, appuya de nouveau sur elle un regard très doux; puis, comme il la vit troublée, il lui sourit. Elle baissa les yeux, et quand elle osa les relever, il était parti.
Cependant Cendrine était heureuse; cet homme, ce maître, qui grondait les autres, parfois durement, il lui souriait à elle! Qu’il était bon! Elle se sentit fière de cela.

Des mois passèrent, pendant lesquels il ne sembla plus faire attention à Cendrine; mais elle, quand il passait dans la salle, elle se plaisait à le regarder. C’était un homme jeune, de figure assez agréable, et qui soignait sa personne tout autrement que ne font les ouvriers. Il avait les cheveux relevés sur le front, du linge blanc, un paletot, le teint fleuri et la barbe blonde. Il parlait avec autorité. On l’appelait M. Auguste. Cendrine le trouvait beau: même il lui semblait un homme supérieur aux autres, bien différent à coup sûr des ouvriers hâves et malpropres qui l’entouraient.
Cependant, il avait été ouvrier lui-même, disait-on; mais il l’avait oublié sans doute, ou ne voulait pas qu’on s’en souvînt; car, à son air majestueux, à son ton de maître, on eût dit qu’il avait commandé toute sa vie. Pas méchant d’ailleurs, quoiqu’un peu taquin. Les ouvrières l’aimaient et beaucoup lui faisaient la cour. On parlait souvent de lui dans l’atelier.

Maintenant, Pierre et Marguerite avaient trois enfants à la fabrique. Le petit Léon aussi était rattacheur. A cause de son infirmité (il était resté faible de sa cuisse cassée et boitait un peu), le père avait toujours de plus longs chômages que les autres, et gagnait de moins bonnes journées. La mère cousait toujours et devenait de plus en plus pâle; elle avait une petite toux sèche, qu’on entendait jour et nuit.

Un matin que Cendrine partait pour l’atelier, elle vit sa mère, au sortir du lit, toute blanche, s’évanouir. Elle courut en criant et, bien qu’elle n’eût que treize ans, elle releva sa mère dans ses bras et la posa sur son lit. La pauvre femme était si peu lourde! Quand elle revint à elle, grâce aux soins de son père et de deux voisines accourues, elle dit à Cendrine:
— Va ! Il ne faut pas perdre ta journée, ce ne sera rien.
Et Cendrine partit.
Mais elle avait le cœur gros de tristesse et d’une sorte de peur vague qui l’étouffait. La pensée de son petit frère, qu’elle n’avait cessé de regretter, lui revenait au cœur, en même temps. Au seuil de la fabrique, elle trouva M. Auguste.
— Eh bien! Il paraît que ce n’est pas le jour de se gêner aujourd’hui. Tu aurais dû venir plus doucement! Il y a une demi-heure que les autres sont à l’ouvrage.

À suivre

*

J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

Lire l’introduction

Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?
(6) ceux qui sont morts sont les plus heureux