Le numéro de L’Ami du Peuple du 23 mai 1885 consacrait une grande une à « L’assassinat de Millière par Jules Favre & Garcin », avec une image… d’imagination, montrant Jules Favre en personne contemplant le cadavre de Millière entre les colonnes du Panthéon — personne ne parlait encore du Panthéon. Cette image, il y en a une copie au musée Carnavalet, que je reproduis en couverture de cet article. Je renvoie celles et ceux qui ne connaissent pas l’histoire de la mort de Jean-Baptiste Millière à des articles précédents de ce site (celui-ci et, sur les suites et Louise Millière, cet article de juillet dernier et les suivants).
Le même numéro de L’Ami du Peuple comportait aussi l’image de Victor Hugo mort que j’ai déjà utilisée. Et voilà, les jours passent, Victor Hugo va être enterré, le Panthéon est ouvert, et la bataille pour y entrer aussi. (Elle n’est toujours pas terminée, un truc que je n’ai jamais compris. Par pitié, laissez Gisèle Halimi en dehors de ce cirque! Passons, ce n’est pas le sujet)
Je continue à lire L’Ami du Peuple. Dès le 28 mai, ce journal publie une lettre de lecteur, datée du 27 mai 1885 (pour changer, dans cet article, les citations sont en vert:

Il y a quatorze ans, jour pour jour, un homme, apôtre du droit et de la liberté, tombait sur les marches du Panthéon, lâchement assassiné par les soldats avinés de la réaction.
Cet homme, c’était Millière.
Millière, après avoir épuisé l’énergie de ses jeunes années au service des vaincus et des désespérés; après avoir fait germer dans tous les cœurs le respect de la patrie, et fait naître dans toutes les âmes l’amour de la République, Millière, dis-je, est resté une des plus éclatantes figures de la révolution.
À ce titre, il a droit aux plus grands honneurs.
C’est pourquoi je demande que les restes mortels de Millière soient placés désormais sous la coupole du Panthéon, là où il perdit la vie, il doit trouver l’immortalité.

L’auteur, Jules Servandier, semble ignorer qu’il n’y a pas plus de « restes mortels » de Millière qu’il n’y en a de la plupart des massacrés de la Semaine sanglante. Aujourd’hui, plus de cent cinquante ans après, il n’y a même pas une plaque en ce lieu pour rappeler cet assassinat. Mais n’anticipons pas. Si ce lecteur a pensé à Millière, d’autres ont eu une idée que Maxime Lisbonne trouve « trop bonne », si bonne qu’il la met en première page de son journal du lendemain 29 mai.

Elle est trop bonne!
Décidément elle est trop bonne! et laissez-moi d’abord me tenir les côtes.
Arthur… Arthur, le frère d’Ernest, d’Ernest Picard!!! [Arthur Picard, frère du membre du gouvernement de la Défense nationale, a été élu député en 1876] Est venu faire la proposition de monter au Panthéon la vieille carcasse de Jules Favre! [La proposition de Picard concernait « Jules Favre et Lamartine ».]
Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que les murs n’aient pas éclaté de rire.
De rire ou d’indignation.
Jules Favre au Panthéon!
Au Panthéon dont les marches sont encore souillées du sang de Millière qu’il fit assassiner par le Saltabadil Garcin [Saltabadil est le tueur à gages dans Le Roi s’amuse de Victor Hugo, le Sparafucile du Rigoletto de Verdi]; mais alors, pourquoi pas le Garcin lui-même? (Je sais bien qu’il n’est pas crevé, mais on pourrait lui réserver une place.) [Jules Favre est mort à Versailles le 18 janvier 1880 (et il y est enterré). Le capitaine Garcin a vécu jusqu’en 1915, en application de la règle qui veut que les assassins meurent dans leurs lits.]
Pourquoi pas aussi le peloton d’exécution?
Célébrer l’apothéose du bourreau sur la place, chaude encore, après quinze ans, du sang de la victime!
L’assassin, le faussaire, le bigame! bigame non comme on a voulu le faire croire, par générosité, par amour pour sa femme ou pour ses enfants, mais dans l’espoir, le désir, de s’emparer d’une immense succession [Faussaire, Jules Favre l’a été sans aucun doute, mais pour être tout à fait exacte, c’est sa femme qui était bigame. Cette situation sera éclaircie dans les articles suivants]. À quel titre le fera-t-on monter au Panthéon??? Comme assassin, comme faussaire, comme voleur!
Il est vrai que ce pourrait être comme signataire de la capitulation de Paris.
Ah! les gredins qui osent proposer de telles insanités nous croient bien ramollis.
Ont-ils perdu le sens commun?
Oui, insensés, oui, misérables, nous avions le bonheur d’être assez jeunes pour ne pas mourir des tortures que nous avons subies dans vos bagnes et dans l’exil.
Nous somme là? 
Vous ne pouvez plus en douter, car — il y a trois jours, ce n’est pas vieux, le lendemain du guet-apens de dimanche [sur les brutalités policières lors de la manifestation du 24 mai, voir nos articles précédents], nous avons suivi le corps de notre cher et incorruptible Cournet, avec le drapeau rouge.
Et il a passé, triomphant, sans que vous ouvriez la bouche. Vous saviez bien que si vous nous aviez assassinés dimanche, lundi nous étions prêts à combattre.
Et votre hideux Maxime du Camp, — où est son discours?…
Malgré ses hauts le cœur, il n’a pas osé le vomir [Voir l’article précédent].
Est-il assez le représentant de la lâche bourgeoisie, de cette caste qui n’a de cœur, qui n’a de forces, qui n’a d’argent que pour faire assassiner les vaincus.
Et vous oseriez vous arrêter un instant à de pareilles propositions.
Non vous ne le ferez pas!
Non parce que vous avez la moindre pudeur, ô bourgeois cyniques, mais bien parce que vous avez peur, parce que vous sentez bien que le pays, si las, si assoupi qu’il paraisse, bondirait tout entier au spectacle d’une telle infamie [Bien optimiste, camarade Lisbonne!].
Non, non, vous ne le ferez pas! C’est un défi que nous vous jetons!
Vous n’oserez pas!…

Maxime Lisbonne

Lorsque j’ai préparé l’édition de La Semaine de Mai, je me suis étonnée que Camille Pelletan, qui décrivait avec tant de précision et de cœur l’assassinat de Millière, n’ait même pas mentionné Jules Favre. Le franc-parler de Maxime Lisbonne est consolant. Et, comme il nous y invite, nous allons bientôt consacrer trois articles à cette… crapule de Jules Favre.

À suivre, donc!