Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

5. Jeudi 23 décembre 1869

Dans sa « Chronique de Paris », Rochefort s’inquiète,

en présence des effluves républicaines dont l’air commence à s’embaumer,

d’une possible fusion entre les familles Bonaparte et d’Orléans ;

dans ses « Nouvelles politiques », Habeneck continue à s’interroger sur le prochain ministère, Rouher ou Ollivier ;

Napoléon Gaillard donne de ses nouvelles après son arrestation de l’autre jour ;

Germain Casse, dans « La Chambre », décrit le président Schneider,

tout couvert de croix et de crachats

et ironise sur « la gauche », MM. Simon et Favre, qui font partie de ceux qui « confisquent la richesse publique au détriment de ceux qui la produisent » ;

Arthur Arnould, en son « Courrier politique », évalue à plus de onze milliards les économies que ferait faire l’abandon de la liste civile et du budget de l’armée, et suggère de les utiliser pour les vieux travailleurs et leurs familles ;

dans « Boulevards et Faubourgs », je note les 283 morts du choléra dans les premiers jours à Koléa près d’Alger en 1868 ;

Verdure inclut son « Bulletin des Travailleurs » dans la « Question sociale » et le consacre aux ouvriers de Vienne,

il n’y a pas qu’en France que le peuple s’indigne,

mais il fait aussi le calcul de ce que les amendes infligées à ses ouvriers rapportent à un patron (la Commune interdira ces amendes, mais il ne le sait pas encore) ;

dans les « Nouvelles diverses », la manufacture de Saint-Étienne présente son nouveau modèle de chassepot et Dereure « voudrait en tâter », il nous apprend aussi que c’est ce soir (il écrit le 21 décembre pour un journal qui paraît le 22 et est daté du 23) à six heures trente-deux minutes que commence l’hiver, « trimestre douloureux pour les pauvres ».

C’est la « Tribune militaire », tenue par Flourens — enfin, pour le moment — que je choisis aujourd’hui. La première action de Rochefort élu député fut de déposer, avec Raspail, un projet de loi qui, entre autre chose, instaurait un service militaire obligatoire pour tous (voir le Journal officiel du 9 décembre 1869). Il n’est sans doute pas indispensable de présenter Gustave Flourens aux lecteurs de ce site.

TRIBUNE MILITAIRE

Les Soldats

« Une minorité armée contraignant à l’obéissance la majorité désarmée, » tel est le vrai mot de la situation pour toutes les armées permanentes.

La défense du territoire, vain prétexte ; il n’a jamais été attaqué qu’à cause des armées permanentes, et sérieusement défendu que par les citoyens, les paysans de la Champagne, de la Lorraine, de l’Alsace.

Encore faut-il savoir comment elle vit, cette minorité armée. Il ne suffit pas de répéter sans cesse, comme l’a fait pendant dix-huit ans la presse soi disant démocratique : « Nous ne voulons plus d’armées permanentes, elles ne servent qu’à nous asservir, nous les supprimons. »

Encore moins faut-il rejeter sur les soldats et les officiers les fautes, les crimes même que peut leur faire commettre l’obéissance passive. Avant de les condamner, sachons bien sous quel joug écrasant ils ploient, et combien la conscience, l’honneur véritable qui n’a rien de commun avec l’honneur militaire, le respect du droit des citoyens, leur deviennent impossible sous les drapeaux.

Écoutons-les eux-mêmes nous raconter par quel moyen on fait d’eux des automates, des machines à tout massacrer, père et mère, frères et amis. Secourons-les de toute la puissance de notre cœur, car ils sont bien malheureux, et plus à plaindre qu’à condamner.

Les voici qui arrivent au régiment, de tous les points de la France, ce sont des enfants, ils vivaient hier encore sous l’aile maternelle, à côté de leurs frères et de leurs sœurs ; l’un était paysan et labourait gaiement les champs, l’autre était ouvrier, travaillait dans l’atelier avec ses jeunes et joyeux camarades.

Carrière brisée, apprentissage perdu, plus jamais d’espoir de liberté ; après neuf ans d’oisiveté dans les casernes, ils seront bons tout au plus à faire des agents de police ou des domestiques, au lieu des ouvriers indépendants et fiers.

La sombre caserne, vieux couvent ou hideuse citadelle moderne, les engloutit tous. Au matin résonne la diane, se lever pour ne rien faire ou faire des riens, pour astiquer des lanières de cuir, polir un morceau de fer, passer deux heures devant une porte avec un bâton homicide à la main, sommeiller sur un lit de camp, se sentir inutile et le soir se coucher comme les poules, à la tombée de la nuit, puis recommencer le lendemain cette même existence énervante ; voilà la vie du soldat.

Heureux encore quand survient quelque guerre, et qu’il a l’occasion de voir du pays et de se faire tuer. Sinon, le désespoir le saisit souvent, et, n’ayant pas d’autre moyen de s’affranchir, il se fait sauter la cervelle.

Pour échapper à cet esclavage, il en coûte deux mille à trois mille francs. En vérité c’est un bien bon marché, et il est à regretter pour l’honneur et l’avenir de la France que tous les Français n’aient pas trois mille francs à verser au fisc.

Alors on ne verrait plus autour des Tuileries que des malheureux Turcos, achetés cinq cents francs en Afrique.

Viennent-ils à rentrer cinq minutes en retard à la caserne, on les punit de quinze jours de cachot.

Puis, quand la punition passe sous les yeux du colonel, il trouve que ce n’est pas assez, et, pour montrer sa sollicitude à ses braves soldats, du fond de son appartement de la rue de la Paix ou des Champs-Élysées, il ajoute encore quinze autres jours.

Trente journées à passer dans une cave, où l’air et le jour n’arrivent que par un étroit soupirail, sans feu pendant l’hiver, n’ayant pour tout meuble qu’un lit de camp, une simple planche inclinée, et dans un coin un baquet immonde, infect, voilà le cachot militaire, un cachot où l’on n’oserait mettre ni Troppmann, ni Dumollard ! [De Troppmann, le « massacreur de Pantin », on reparlera.]

Ces punitions ont cela de bon, qu’elles peuvent rendre fou ou malade.

Cédons ici la parole à un de nos correspondants, un écervelé qui, ne sachant quel bagne est l’armée française, y était entré à l’âge de dix-neuf ans comme engagé volontaire, pour courir au secours des patriotes italiens.

Il a fini son temps, et il nous raconte aujourd’hui ce que ses camarades d’infortune ne reconnaîtront que trop être vrai et exact.

Une réclamation auprès de son chef lui valut le cachot ; il avait raisonné, c’était une mauvaise tête.

Je fus donc envoyé au cachot. Imaginez vous une cellule noire et humide, ayant 2 mètres de long sur 1 mètre de large, et ne renfermant pour tout lit qu’une planche de la largeur et de la longueur d’un homme de taille ordinaire, une cruche puante, tel est le réduit où je fus condamné à passer quinze jours par les froids les plus rigoureux, obligé toute la nuit, pour ne pas geler de froid, de me tenir debout malgré le sommeil qui me torturait, en faisant l’exercice de l’ours Martin, et, comme je n’avais pas beaucoup de place pour faire mes évolutions, très souvent ma tête frappait les murs au milieu d’une obscurité complète.

Un beau matin, j’apprends le départ du régiment qui allait quitter la garnison pour se rendre au camp de Châlons. On me fait sortir de ma prison, plus mort que vif, avec l’ordre de marcher au milieu des hommes de garde, surveillé comme un être dangereux.

Voyez-vous d’ici ce pauvre soldat marchant au milieu de ses camarades, qui ont la baïonnette au canon pour le garder pendant la route. Le voyez-vous prisonnier de ses frères d’armes, dont le plus souvent il est aimé ; le voyez-vous, ce pauvre jeune homme de vingt ans, traversant villes et villages où chacun le regarde comme une bête curieuse, les uns avec mépris, les autres avec pitié.

Les passants s’imaginent que c’est un malfaiteur, et le plus souvent c’est le meilleur cœur du régiment !

Me voilà donc arrivé à la première étape, accablé de fatigue. Une fièvre ardente me dévore, il m’est impossible de prendre aucune nourriture. Je demande à être visité par le médecin du régiment. La journée se passe à me débattre sur le lit de camp ; rien qu’une cruche d’eau pour apaiser ma soif ardente, pas de médecin, point de secours malgré mes demandes réitérées.

J’ai une nuit affreuse, je me demande si à l’époque de l’inquisition les victimes souffraient ce que j’endure.

Le lendemain, le régiment se met en marche, — il m’est impossible de me lever de mon lit de souffrance. Je demande le médecin, — toujours pas de médecin. — Alors le lieutenant-colonel donne cet ordre barbare : « Puisqu’il refuse de marcher, qu’on le livre entre les mains de la gendarmerie. »

Les gendarmes furent moins impitoyables que cet homme, ils me conduisirent en voiture à la maison d’arrêt de Blois. Là je fus enfermé pendant trente-cinq jours avec des voleurs et des assassins, oublié de mon régiment, de tous mes camarades et amis !

Je réclamais chaque jour inutilement à mon geôlier. Enfin, le trente-cinquième jour, vint un inspecteur des prisons qui me dit d’adresser ma réclamation à M. le général de brigade commandant la subdivision de Loir-et-Cher.

Le jour même deux gendarmes vinrent me chercher, et me conduisirent enchaîné comme un malfaiteur à la gare. Ils me firent monter en leur compagnie dans un wagon de seconde classe.

Arrivé à Paris, une voiture cellulaire me conduisit à la prison du Cherche-Midi où je passai huit jours au cachot.

Puis, d’autres gendarmes vinrent me prendre toujours avec les mêmes précautions et me menèrent au camp de Châlons où était mon régiment.

Là je comparus encore devant mon lieutenant-colonel, qui trouva bon de m’infliger encore trente jours de prison, sans que j’aie jamais su pourquoi.

Ce récit sincère et naïf n’a pas besoin de commentaires. Les commentaires, tous nos lecteurs les feront d’eux-mêmes. Ils se demanderont pourquoi ces férocités, à quoi elles peuvent servir ?

Les prud’hommes de l’armée nous répondront : à conserver la discipline militaire.

Sans cette discipline, pas d’empire possible.

Pour notre part, nous ne tenons ni à l’un ni à l’autre.

GUSTAVE FLOURENS

Les commentaires, mes lecteurs aussi les feront d’eux-mêmes!

La photographie de Gustave Flourens en couverture vient de Gallica, là.

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Le journal en entier et son sommaire détaillé sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).