Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
19. Jeudi 6 janvier 1870
Passons sur la suite des commentaires sur Ollivier ;
et passons à Francis Enne qui, sous le titre « La police », nous parle de quelques citoyens filés par la police, précisément parce qu’ils s’appelaient « citoyen » et pas « monsieur », et même arrêtés par des policiers ivres ;
même Arthur Arnould reste dans la politique politicienne ;
à Ville d’Avray, un curé refuse de laisser enterrer dans le cimetière communal une… protestante ;
le départ de canonnières des États-Unis contre Cuba émeut les New-Yorkais et Ulric de Fonvielle ;
Lavigne revient sur l’immense complot fomenté par Bakounine pour fonder une société communiste en Russie, sur lequel malheureusement les détails manquent ;
un ingénieur des mines de Saint-Étienne âgé de vingt-six ans meurt d’une maladie contractée dans la mine et Victor Noir se demande ce qu’il en est de cette maladie pour les mineurs qui y passent davantage de temps ;
les « Éphémérides révolutionnaires » nous apprennent qu’il y avait, le 5 janvier 1789, un brouillard considérable ;
Flourens parle de l’espionnage, du régime inquisitorial, même, dans l’armée ;
Rigault nous dévoile aujourd’hui tout sur le substitut Lepelletier, qui pourrait être notre futur accusateur et qu’il est donc bon que nous connaissions ;
on continue à souscrire pour la vache, tiens, le docteur Tony-Moilin a souscrit, un propriétaire de la Manche qui préfère engraisser une vache qu’un ministère aussi, et des tas d’autres ;
Millière continue à répondre aux détracteurs, cette fois à ceux qui nous attribuent le projet d’imposer nos idées par la contrainte ;
dans le « Bulletin du travail », les typographes de Bruxelles à l’aide des mégissiers de Paris, des grèves de tisseurs dans la Sarthe, de relieurs à Zurich, une Convention nationale des travailleurs de couleur qui s’est tenue à Washington ;
Lissagaray se plaint des âneries que les magistrats lui font dire (voir l’article sur les réunions publiques) ;
c’est le citoyen Héligon qui se plaint de l’absence de policiers rue Saint-Martin… sauf les jours où il y a réunion à la salle Molière, c’est dans les nouvelles diverses, où il y a aussi un affreux accident du travail ;
Puissant raconte l’interrogatoire d’un petit voleur, qui voulait ses étrennes, lui aussi.
J’ai hésité à reproduire l’article de Paschal Grousset, dont les propos sur les normaliens m’avaient beaucoup fait rire, mais vous pouvez aller le lire dans le journal (il y aura des détails dans quelques jours dans un article d’Arnould), alors je garde la lettre d’Aubin.
LETTRES D’AUBIN
Lorsque lundi dernier, je demandai à M. Rendu, successeur de M. Tissot, l’autorisation nécessaire pour visiter les mines, M. l’ingénieur en chef exigea sur ma parole d’honneur que je ne parlerais pas dans notre journal des mines du Fraisse que j’allais visiter sous la conduite de M. Demage, son ingénieur, et que je ne prêcherai pas le socialisme aux mineurs que je pourrais rencontrer.
Il n’est pas facile de parler de socialisme à des gens qui, en fait de politique, ne connaissent que M. Deseilligny, c’est-à-dire 3 fr.50 au lieu de 3 fr. et à qui l’association elle-même est interdite, faute d’instruction, de capital et de MOYENS de travail ; la seconde condition était facile à remplir.
La première l’était moins, mais comme j’ai visité les mines voisines sans le concours de M. Rendu, comme j’ai interrogé tous les vieux entrepreneurs et les mineurs, comme j’ai lu le récit de la visite de mon prédécesseur et ami Wilfrid de Fonvielle [paru dans la Liberté en octobre], il m’est facile de parler du Crol, du Montet, de Decazeville et autres, sans parler de Fraysse, si ce n’est pour remercier M. Demage de la complaisance infatigable avec laquelle il m’a fait les honneurs de chez lui.
Le caractère particulier des mines du bassin d’Aubin, c’est qu’elles sont au niveau, ou au-dessus de la vallée ; on attaque donc généralement la montagne en flanc. Si cette opération rend plus facile l’aération des galeries, on se heurte ici à un autre inconvénient plus grave et inévitable, le feu, car toutes ces montagnes brûlent.
Le Montet brûle, le Fraysse brûle, Combes, la Pélonie, les Étuves, Sauchères [Sauguière?] sont en feu ; plusieurs galeries de Decazeville viennent de s’enflammer.
Assurément, lorsque ces incendies percent la montagne, se creusant des cheminées gigantesques dans les roches et les argiles calcinées, et lancent des torrents de flamme et de fumée, c’est là un spectacle immense et terrible.
La nuit, la haute montagne de Combes s’embrase, un puits creusé sous vos pieds vomit une flamme sulfureuse qui se tord en crépitant. Le flanc à pic de la base au sommet s’illumine de feux rouges et bleus, la fumée et un brouillard éternel enveloppent les pics environnants d’un rideau que le moindre vent secoue et déchire ; de quelque côté que vous vous retourniez, vous ne voyez à l’horizon que flamme et fumée, et c’est là un spectacle que celui qui l’a contemplé par une nuit obscure n’oubliera jamais.
Il en est de même aux Étuves et à Jauchères [Sauguière?], quoique dans des proportions moindres.
Le spectacle est en haut, mais le danger est en bas.
Que dire de ceux-là qui travaillent tout le jour dans les galeries voisines de ces incendies, près des foyers dont ces crevasses sont les cheminées, loin du jour, loin du grand air, en présence de cet ennemi qui gronde et siffle, et peut faire irruption tout à coup, sous les pieds et sur la tête des mineurs.
Lorsque le feu est signalé, on l’isole par une cloison en planches et en argile, d’abord ; ensuite par une maçonnerie, petit à petit, le feu s’éteint, dit-on, ou plutôt il prend une autre direction.
Il m’a été donné de traverser des galeries où la chaleur devient insupportable ; l’air est embrasé, la gorge se sèche ; un sifflement strident sourdit à travers le mur qui fléchit et s’écaille ; qu’un train de wagons passe, il faut vous accroupir près de la paroi brûlante, il semble que la maçonnerie dans laquelle vous vous trouvez comme un morceau à l’étuvée dans une marmite, va crever tout à coup, et que le volcan va s’écrouler sur votre tête.
Des hommes nus jusqu’à la ceinture sont là-dedans, tout le jour, étayant ou maçonnant ; plus loin vous entrez tout ruisselant de sueur ; dans une autre galerie, boisée celle-là, un violent courant d’air glacial vous fait frissonner, l’eau coule partout, les galeries fléchissent ; les chapeaux (pièces de bois formant plafond) et les pieds droits, de rudes madriers, sont cassés comme des allumettes, des végétations visqueuses scintillent aux parois.
Soudain, de droite et de gauche, au plus profond d’excavations inattendues, on voit briller une faible étoile, et l’on entend des coups de pic retentir sourdement dans ces voûtes sans écho, ce sont les chantiers.
Courbés, couchés, à genoux, à plat ventre, nus, le corps inondé d’une boue noire qui est de la sueur et du charbon, les mineurs, ceux-là qu’on fusille, sont là travaillant et peinant.
Le roc est dur, le schiste est dur, le charbon n’est pas friable ; il faut attaquer la galerie par le pic, par la pince et le marteau, et par la poudre.
Le mineur peut varier ses occupations, il peut, dans le roc, à l’aide du pic, creuser des entailles et arracher des éclats, il peut, à coups de maillet et de pinces, creuser un trou de mine, et lorsqu’il l’a allumée, s’éloigner plus tôt pour ne pas en être écrasé.
Et quand le coup a retenti comme un tonnerre souterrain, la tranchée sans issue s’emplit de soufre et de poussière que le mineur, faute d’air, aspire à pleins poumons.
Parfois une fissure se déclare ; le mauvais air emplit la galerie, et l’ouvrier asphyxié, s’il n’a de prompts secours, va expirer à l’entrée de la tranchée.
Roustagno [Rostagno?]me racontait qu’en se rendant une fois à son chantier de jour, il avait trouvé deux mineurs asphyxiés ; ils travaillaient à 50 mètres de là, ils n’avaient pu se traîner plus loin et ils étaient morts abandonnés.
Une autre fois, en 1856, le feu fit une soudaine irruption dans un chantier de la Métinie, et trois mineurs furent ensevelis sous les décombres.
Voici deux anecdotes qui concernent le Tissot.
Depuis longtemps dans un chantier, le feu souterrain emplissait la galerie de mauvais air. Les mineurs travaillaient quand même, se reposant, se traînant jusqu’à l’air libre, se plaignant souvent, mais enfin ils travaillaient.
L’ingénieur en chef les gourmandait, les traitait de lâches et de fainéants : Je le supporte bien, moi, le mauvais air, disait-il.
Les mineurs y travaillaient de dix à douze heures ; lui, il y passait un quart d’heure à peine.
Un jour, tout en les gourmandant, il ressentit soudain l’effet des vapeurs méphitiques et tomba asphyxié.
L’un des mineurs voulait le laisser là : « Il nous e…, il dit qu’il n’y a pas de mauvais air, eh bien qu’il y reste.
« — Non, dit un autre, il faut rendre le bien pour le mal. »
On porta Tissot graduellement dans des zones plus respirables ; un changement trop brusque étant fatal.
L’ingénieur en chef était en état de léthargie ; il entendait parfaitement, et certes il dut passer un mauvais moment en entendant discuter son sort. Revenu à lui après une demi-heure d’évanouissement, tout en remerciant son sauveur, il voulut connaître son ennemi ; mais le brave homme qui avait donné un conseil charitable ne voulut pas se faire dénonciateur.
Cela ne profita pas néanmoins à M. Tissot ; voici ce qui s’est passé il y a quelque temps :
Un mineur du Croll [Crol] est écrasé par un éboulement d’un bloc de schiste. l’entrée du Croll [Crol] donne sur la rue du Gua ; les femmes et les ouvriers se rassemblent, poussant des cris lamentables.
Le vicaire du Gua, homme généralement aimé ici, vient à passer ; il s’informe et demande à visiter le malheureux pour lui porter les secours de son ministère ou des soins matériels.
Un mineur s’empresse d’allumer sa lampe et d’accompagner l’abbé.
À quelque point de vue qu’on se place, ce vicaire et ce mineur faisaient leur devoir.
M. Tissot renvoya le mineur. En vain le curé et le vicaire s’entremirent et proposèrent de payer une amende ; ils prièrent l’ingénieur de ne pas renvoyer un père de famille et de ne pas livrer sa femme et ses enfants à la misère.
M. Tissot fut inflexible.
En continuant cette étude, nous trouverons d’autres griefs, plus généraux ; j’ai donné un aspect des mines, il nous reste à apprécier la question du salaire, à supputer le budget d’une famille de mineurs, et enfin à reproduire quelques considérations sur la question d’Aubin.
À demain.
ACHILLE DUBUC
Rectifions, rectifions ! Dans la Marseillaise de samedi 1er janvier, je trouve cette phrase :
À qui fera-t-on croire que Tissot, promené par 2000 personnes, a dû la vie à un substitut qui lui-même se BATTAIT à chaque pas dans LES RUES.
J’ai dit :
À qui fera-t-on croire que Tissot, promené par 2,000 personnes, a dû la vie à un substitut qui lui-même se BUTAIT à chaque pas dans LES RAILS.
Le substitut de Blois ne pouvait se battre avec des antagonistes imaginaires ; mais ses pieds, mal assurés, se heurtaient à chaque pas dans LES RAILS.
Quod erat demonstrandum.
A.D.
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La gravure représentant le travail dans une mine au seizième siècle vient de la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg, via Gallica, là.
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Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec la Tribune militaire et la Question sociale ressaisies, sont ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).