Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

37. Lundi 24 janvier 1870

L’éditorial d’hier s’appelait « le jugement de tout à l’heure », celui d’aujourd’hui est « le jugement d’hier » ;

lequel jugement est donné immédiatement par Dereure

La 6e chambre a condamné aujourd’hui :

MM. Rochefort, à six mois de prison et 3,000 fr. d’amende,

Grousset, à six mois de prison et 2,000 fr. d’amende,

Dereure, l’imprimeur gérant, 500 francs d’amende et six mois de prison.

Il n’est rien prononcé sur les droits civils et politiques des condamnés.

M. Rochefort reste donc député.

S. DEREURE ;

à part quelques brèves nouvelles politiques, le reste de la première page est consacré aux nouvelles du Creuzot ;

de même le « Courrier politique » d’Arnould ;

je vous laisse lire les « débats » de la Chambre dans le journal, puisqu’après tout il est en ligne ;

Millière continue à parler de la Commune, centralisation ou décentralisation, c’est une des questions qu’il faut aborder ;

il semble que les bienfaits de la colonisation consistent en Algérie à entretenir le vol et le combat entre les tribus, nous dit (pas tout à fait en ces termes, je l’avoue) Ulric de Fonvielle ;

le même croule sous les lettres qu’il reçoit pour sa « Tribune militaire » ;

retour aux entrepôts de Bercy, Francis Enne se demande où M. Haussmann a fait disparaître certains 15 millions ;

Dereure nous donne de délicieux détails supplémentaires sur l’assassin Bonaparte ;

il nous rappelle les obsèques de Herzen aujourd’hui même ;

il fait d’ailleurs une belle nécrologie du socialiste russe ;

Varlin transmet un message d’internationalistes belges,

travailleurs de Paris, votre attitude de ces derniers jours a été admirable ! ;

Puissant raconte le procès de la Marseillaise, mais nous avons déjà lu le verdict,

C’est pour rien, absolument !

juge notre journaliste, qui nous apprend que la délibération a duré une heure et demie et que les condamnations ont été prononcées

par l’organe désagréable du président.

Il me reste à donner les nouvelles du Creuzot. C’est un peu long, mais les lettres d’Assy et Janin méritent qu’on y passe un peu de temps…

NOUVELLES DU CREUZOT

Nous recevons la dépêche suivante :

Le Creuzot, 6 h. du s., 21 janvier

Le plus grand calme règne aujourd’hui. Sur 12,000 ouvriers, 1,500 seulement sont rentrés. Dix mille cinq cents restent chez eux mais sans donner lieu au moindre désordre.

La troupe sourit de la panique que M. Schneider a voulu organiser.

Inutile de vous dire que les nouvelles du Figaro relatives à de prétendues saisies de la Marseillaise sont des mensonges et des calomnies.

ACHILLE DUBUC

Le Creuzot, 21 janvier

Ce matin, le Creuzot tout entier en se réveillant s’est livré à un éclat de rire inextinguible.

Le boulevard, les rues, la place de la mairie ; tout le pays était plein de soldats.

Schneider avait dit hier qu’il aurait la force et qu’il n’écouterait pas les voyous, il a fait un signe aux autorités voisines et aussitôt toute l’armée d’accourir.

Trois bataillons du 68e de ligne, trois bataillons du 17e, trois escadrons des lanciers de Nevers, ce matin encombraient les rues du Creuzot. Les lanciers ont fait vingt lieues à franc étrier, mais pour Schneider, que ne ferait-on pas ? Enfin ce matin, il y avait ici 4,000 hommes, il en arrive encore à l’instant, et l’artillerie va venir ce soir.

Les habitants regardent sur le pas de leur porte ces escadrons qui s’engouffrent dans les rues, que les enfants entourent, que les hommes accueillent, et qui paraissent très étonnés du métier qu’on leur fait faire.

Beaucoup de soldats de ligne sont enfants du pays ; ils embrassent leurs amis et leurs parents et disent :

Nous, tirer ! Ah ! par exemple, jamais !

Les officiers sont médiocrement satisfaits d’être dérangés dans leurs habitudes, et protestent de leurs dispositions pacifiques.

Du reste, il n’y a même pas de groupes ; tous les esprits sont calmes ; Schneider a fait allumer quelques feux aux fourneaux. Aucun danger n’est donc possible aujourd’hui ; les douze mille ouvriers du Creuzot regardent cela comme une plaisanterie, et Schneider, qui est détesté, ne le sera qu’un peu plus, si cela se peut.

Seulement Schneider a dit hier, en parlant des six victimes de l’éboulement :

N’avez-vous pas assez de cadavres ?

Pour nous qui connaissons les gens de Bonaparte, cette phrase est pleine de menaces ; il est évident que Schneider veut avoir aussi quelques cadavres, et il faut que le pays prenne note de cette provocation et de ces menaces.

Si Schneider veut tuer, il tuera demain.

L’avis suivant est placardé sur les murs :

Demain samedi, à six heures du matin, le travail reprendra dans tous les ateliers.

Trompés d’abord par quelques meneurs généralement étrangers au Creuzot, ou surpris par des bandes égarées, les ouvriers en rentrant immédiatement prouveront le bon sens de la population.

Des forces suffisantes protègeront au besoin la liberté du travail. — Creuzot 21 janvier 1870. — Schneider et Cie.

Ce document sera sévèrement jugé par le pays ; il ne manque à cette littérature policière que le traditionnel repris de justice.

En lisant cette affiche, les groupes se disent :

Eh bien ! et ce que nous demandons, on n’en parle pas !

En résumé, il faut le dire bien haut : il n’y a pas de grève, à proprement parler.

Un président de section a été renvoyé, les ouvriers demandent sa rentrée, l’exclusion d’un contre maître hostile et la gestion de leur caisse de secours.

On ne demande pas une augmentation de salaire ou une diminution de travail. Il n’y a là aucune question d’intérêt, il y a une question de dignité.

C’est dans ces circonstances que le président du Corps législatif a fait fermer les portes de l’usine. Maintenant qu’arrivera-t-il ?

Il attendait la force, il l’a requise, elle est venue ; demain il ouvrira les portes sous la protection du chassepot. Si quelque catastrophe se produisait, si le sang devait couler, il est juste qu’il retombe sur la tête de Schneider.

ACHILLE DUBUC

Les ouvriers en ce moment s’occupent à élire 150 délégués qui devront, demain, s’entendre avec M. Schneider.

Émile de Girardin [du journal la Liberté] a accompagné ici le directeur du Creuzot. [une information fausse, que Dubuc corrigera dans le journal daté du 25 janvier.]

L’homme de Judas-Ollivier et M. Schneider, quel groupe !

Un vieux général parcourt en ce moment les rues, une badine à la main, en simple visiteur. — A.D.

Nous lisons dans le Progrès de Saône-et-Loire :

Ainsi que nous l’avons fait pressentir hier, la grève a pour motif unique la question de la caisse de secours mutuels. Voici les renseignements que nous avons pu recueillir sur les origines de ce chômage :

À la suite de réclamations depuis longtemps formulées, M. Schneider écrivit une lettre aux ouvriers de l’usine, leur annonçant que la gestion de la caisse allait être remise entre leurs mains.

Le 13, l’administration fit placer des affiches indiquant qu’un vote était provoqué pour le 15 et le 16 du mois, afin de décider si la caisse passerait entre les mains du comité ouvrier ou resterait à celles de l’administrations.

En effet, le 15, les employés de l’administration se rendirent dans les ateliers, une boîte sous le bras et des bulletins à la main, pour recueillir les votes.

On comprend facilement que cette manière de voter, un peu… nouvelle, ne fut pas du goût des ouvriers ; aussi une grande partie protestèrent et s’abstinrent de voter.

Votes recueillis, il se trouva :

1,843 voix pour (c’est-à-dire pour la remise entre les mains du comité ouvrier, nommé aux réunions précédentes),

536 voix contre (c’est-à-dire le maintien des anciennes coutumes).

Nous lisons dans le même journal :

Depuis plusieurs années, les ouvriers du Creuzot ont une caisse de prévoyance. Elle est même dans une situation prospère ; elle possède aujourd’hui 450,000 francs. Jusqu’ici, l’administration de cette caisse avait été confiée à des employés nommés par M. Schneider, qui en était lui-même président.

Il y a quelque temps, M. Schneider, comprenant sans doute que la caisse devait appartenir à ceux qui en formaient les fonds, invita les ouvriers à constituer eux-mêmes leur conseil d’administration.

Nous avons dit plus haut que l’entente n’avait pu se faire et que les délégués nommés par les ouvriers n’avaient pas été acceptés, et même quelques-uns renvoyés de l’usine. Là doit être le point délicat de l’affaire ; il reste pour nous encore fort obscur.

Cette caisse est fort importante ; elle est alimentée au moyen d’une retenue de 2,50 pour 100 sur tous les salaires et les cotisations s’élèvent à plus de 250,000 fr. par an. Le fonds de réserve s’élève à plus de 400,000 fr.

Cette caisse subventionne de 40 à 50 mille francs les écoles de filles et garçons (qui ne sont pas gratuites pour cela) ; elle paie, dit-on, 70 mille francs de médecins et pharmaciens, 25 mille francs d’éclairage, chauffage et entretien des églises protestantes et catholiques ; 50 à 60 mille francs d’indemnités aux ouvriers victimes d’accidents, etc., etc.

On voit que ces divers services sont fort importants, et il semble assez naturel que les ouvriers qui alimentent cette caisse, jouissent du droit de surveillance, gérance, compte rendu, etc.

À la suite d’une visite faite à M. H. Schneider, les délégués des ouvriers ont adressé à leurs compagnons la lettre suivante :

Mercredi, 19 janvier, M. Assy, président de la commission provisoire, chargé des pleins pouvoirs pour tout ce qui concerne la caisse de secours, a été renvoyé lorsqu’il s’est présenté à l’atelier.

À la suite de ce renvoi, précédé de plusieurs autres, vous avez cru devoir protester en masse contre cet acte arbitraire de l’administration en cessant à l’instant tout travail.

Quelques heures après, le comité nommé par vous est allé trouver M. Henri Schneider pour dire que la cessation du travail était due aux deux causes suivantes ;

1° Parce qu’on n’accordait pas aux ouvriers la gestion de la caisse de secours qui leur avait été promise par une lettre de M. Schneider.

2° Parce qu’on avait renvoyé certains d’entre eux qu’ils avaient investis de leur confiance et chargés de soutenir leurs intérêts.

Les membres du comité ont déclaré à M. Henri Schneider que l’intention des ouvriers n’était pas de se mettre en grève, mais de protester contre les dernières mesures de la compagnie.

Ils promettaient de reprendre à l’instant leurs travaux si on voulait leur accorder :

1° La gestion complète de la caisse ;

2° La réintégration des ouvriers chassés ;

3° Le renvoi de M. Renaud, cause du mécontentement général.

À ces déclarations, il a été répondu par une fin de non-recevoir.

En face de cette réponse si peu satisfaisante, la reprise des travaux n’a pas eu lieu.

Le lendemain, 20 courant, les membres du comité se sont rendus auprès de M. Schneider père, arrivé, en toute hâte de Paris.

Ils lui ont renouvelé les déclarations faites à son fils. M. Schneider a répondu qu’il était le maître chez lui, et qu’il n’entendait pas qu’on lui dictât des lois ; qu’il avait donné l’ordre de fermer les portes de l’usine et qu’il les ferait ouvrir quand il jugerait le moment convenable ; que du reste il n’avait pas à discuter avec nous.

En présence de ces déclarations si dédaigneuses et si peu conciliantes de la part de ces messieurs, nous vos représentants, nous croyons que votre dignité, votre intérêt, et la solidarité fraternelle qui nous unit vous commandent de protester jusqu’à ce que l’on nous ait donné satisfaction.

Ce que nous voulons est juste plus que jamais ; nous serons les fermes défenseurs de nos intérêts et de nos droits, en nous conformant aux lois comme nous l’avons fait jusque là. C’est pourquoi nous vous recommandons le plus grand calme et la plus grande modération si vous voulez le triomphe de notre cause.

Notre union fraternelle fera notre force.

Le président : ASSY.

Le secrétaire : JANIN.

La lettre suivante vient d’être adressée aux députés du département par le président et le secrétaire de la commission ouvrière du Creuzot :

Creuzot, le 20 janvier 1870.

Monsieur, un peu après dix heures, nous nous sommes rendus près de M. Schneider.

M. Assy déclare à M. Schneider que l’intention des ouvriers n’est pas de faire une grève, que la suspension des travaux a été seulement une démonstration pour prouver le parfait accord qui existe entre eux au sujet de la gestion de la caisse, qui leur a été offerte, qu’ils l’acceptent en remerciant M. Schneider, d’être revenu au devant de leurs désirs.

Qu’ils demandent à ce que les ouvriers renvoyés de l’usine continuent moyennant un versement mensuel à faire partie de ladite caisse.

Qu’ils demandent en outre le renvoi de M. Renaud, chef de travaux des ateliers des constructions.

M. Schneider répondit qu’il ne voulait pas qu’on lui dictât des lois ; qu’il n’en avait jamais subies, et qu’il était trop vieux pour commencer, qu’en ce moment, sous l’influence de la pression, il ne pouvait pas délibérer avec nous ; qu’il n’avait rien à discuter, que quand les ouvriers auraient repris leurs travaux ; il ne verra ce qu’il y aurait à faire que quand il le jugerait nécessaire et ferait rouvrir les portes de l’usine, qu’alors il serait en force et que ceux qui empêcheraient les ouvriers de reprendre leurs travaux seraient jugés avec une grande sévérité, que ceux-là seraient responsables de tout ce qui pourrait arriver ; que nous devions avoir sur la conscience les quatre cadavres des gens ensevelis sous le charbon : « Profitant de l’absence des gardes de la mine, ces gens en volant du charbon, furent ensevelis sous la masse de terre sous laquelle ils étaient ; » qu’il ne répond pas de ce qui pourra arriver plus tard ; que l’on doit s’en tenir aux premiers cadavres et nous avons tous compris par là qu’il faisait allusion à la troupe ; que cette cessation de travail devait être préméditée depuis longtemps, qu’il rechercherait par lui-même ou qu’il ferait rechercher quels étaient les moteurs de cette chose et quelle était son origine ; qu’il ne pouvait pas discuter avec nous, et que si cela faisait plaisir aux ouvriers, ils pourraient casser quelques machines qu’il ne leur en voudrait pas davantage pour cela ; qu’il était libre d’employer qui il voudrait dans ses ateliers ou usines, et qu’à la reprise des travaux un premier triage serait fait parmi les ouvriers ; que si ce n’étaient les femmes, les enfants, à qui l’abstention de travail prend 40,000 francs par jour, il lui serait égal de fermer les portes de l’usine pendant un mois ; que si les ouvriers le voulaient, il était tout disposé à le faire, que ce matin on avait rallumé une machine, et que lui, une demi heure après, avait donné l’ordre de l’éteindre ; « Il est bon de dire que ce sont les jeunes gens eux-mêmes qui s’y sont portés et l’ont arrêtée ; » qu’il ne voulait pas pour quelques ouvriers, partis de bonne volonté, rouvrir ses ateliers ; qu’il aimerait mieux voir éteindre tous les hauts-fourneaux que de céder à la pression et que son parti était pris pour les pertes de l’administration.

Le président, Assy.

Le secrétaire, Janin.

La question se trouve donc réduite à des termes très simples :

D’un côté, un homme, M. Schneider, abusant de sa fortune et des chassepots pour en tyranniser dix mille, pour les empêcher de régler eux-mêmes leurs affaires ; — de l’autre, quinze mille ouvriers qui, pour être ouvriers, n’en sont pas moins des hommes et ne veulent pas se laisser conduire comme des enfants.

Il n’y a en tout ceci qu’un homme de désordre et de violence, c’est M. Schneider.

N’est-il pas triste de voir l’armée cette armée qui appartient à la France er et non pas à l’empereur, entre les mains d’hommes qui voudraient la compromettre pour sauver leur caisse.

CHARLES HABENECK

*

Le portrait de Francis Enne vient de son livre D’après nature, et je l’ai trouvée sur ce blog. Je rappelle qu’un Francis Enne plus jeune, dessiné par Gill, se trouve aussi sur l’image de la rédaction de La Rue de 1867, reproduite ici même.

*

Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec la Question sociale ressaisie, sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).