Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

40. Jeudi 27 janvier 1870 

Difficile d’accorder, vu d’aujourd’hui, beaucoup d’intérêt au divorce annoncé entre M. Ollivier et sa majorité, dont nous entretient, certes avec sa verve coutumière, Rochefort dans son éditorial ;

la grève continue au Creuzot ;

Arthur Arnould voit bien que le projet déposé par « la gauche » sur le conseil municipal de Paris est encore trop démocratique pour le pouvoir ;

parmi les « Nouvelles politiques », je note la parution demain du Faubourg, rédacteur en chef G. Maroteau, de la besogne pour la police et pour la magistrature, et l’annonce que c’est Gambetta, avec Laurier, qui plaidera pour la famille de Victor Noir ;

Habeneck demande la réorganisation de la garde nationale ;

quant à « La Chambre », tout se passe peut-être très bien au Creuzot, mais Schneider n’est toujours pas rentré à Paris, et Madame a dû décommander son grand dîner de demain soir ;

Millière continue à donner des détails sur « la Commune » et notamment l’aménagement de la maison-commune ;

des nouvelles d’Espagne ;

les sections parisiennes de l’Association internationale des travailleurs soutiennent les ouvriers du Creuzot ;

encore les présidents des sociétés de secours mutuels ;

Rigault épingle aujourd’hui un professeur de médecine, M. Tardieu,

médecin des policiers et policier des médecins,

qui n’est pas au bout de ses peines avec ce journal… ;

à partir de demain, la Marseillaise sera imprimée en caractères neufs de la fonderie Virey frères (mais je peux hélas vous dire que cela ne rendra pas notre reproduction plus lisible) ;

listes de souscription, Creuzot, Victor Noir.

Je garde le Creuzot, selon les journalistes et selon l’Association internationale des travailleurs, et la société de secours mutuels des ouvriers boulangers selon Varlin.

NOUVELLES DU CREUZOT

Le Creuzot, 24 janvier 1870

Malgré ce que peuvent annoncer les journaux dévoués à M. Schneider, la grève n’est pas terminée. Hier, dimanche, fort peu de travailleurs sont rentrés aux ateliers ; aujourd’hui on estime à un peu plus du tiers le nombre des abstentionnistes. Les délégués des ouvriers se sont réunis aujourd’hui afin de poser définitivement les conditions de la grève et de la dénoncer à M. Schneider.

La population bourgeoise tout entière est favorable aux grévistes et cela ne surprendra personne quand on saura que par son absolutisme et son mépris complet de toute réclamation et de toute observation, M. Schneider, le faux patriarche, s’est aliéné toute la population du Creuzot.

Malgré la crainte et la défiance qui dominent, les plaintes et les révélations nous arrivent de toutes parts ; l’hostilité, une hostilité sourde régnait déjà, et l’intervention de la troupe au milieu d’une population calme a donné une attitude nouvelle à ces causes latentes.

Qu’arrivera-t-il ? Nous ne savons, et il ne nous appartient pas de le prévoir.

Il faut dès à présent constater que M. Schneider ne fait droit à aucune des réclamations formulées par ses ouvriers.

Par les rares journaux qui arrivent ici et par les avis de nos amis, nous apprenons que nous sommes personnellement attaqué chaque jour et calomnié ; nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre de ces insultes qui prouvent une fois de plus qu’en prenant en main la cause des faibles et des opprimés, la Marseillaise, fidèle à la [sa] mission, poursuit une campagne juste et honorable.

Demain ou après, la grève sera ou ne sera plus, mais dès à présent, le principe d’absolutisme créé par M. Schneider est attaqué et par conséquent détruit ; les menaces armées auront semé des rancunes implacables et quelque jour, peut-être bientôt, la question se redressera tout entière, plus forte et invincible désormais.

À demain pour de plus amples détails.

ACHILLE DUBUC

Dans une correspondance du Creuzot adressée au Temps, on lit :

Il m’a, en outre, paru visible que M. Schneider songe à la force considérable que les fonds réclamés pourraient, en les détournant de leur destination actuelle, fournir un jour ou l’autre, à une grève. Ce souci est bien naturel, mais il n’est pas précisément fondé sur la justice, ou du moins sur un sentiment bien exact des rapports qui cherchent à s’établir entre le capital et le travail.

Si M. Schneider pense que les fonds, gaspillés ou employés à d’autres usages, laisseront en souffrance les parties de l’établissement qu’ils subventionnent aujourd’hui, à savoir les écoles, la pharmacie, les caisses de secours, etc., sa sollicitude est parfaitement motivée ; car un pareil virement altérerait d’une manière fâcheuse l’organisation à laquelle le Creuzot doit une partie de son importance. Mais, en revanche, si ses inquiétudes se portent sur la lutte que les sommes dont il s’agit permettraient à ses ouvriers de soutenir, à un moment donné, contre lui, il me semble qu’il se trompe, et qu’il méconnaît un principe d’égalité en faveur d’autres principes, avec lesquels il a probablement grandi, qui ne sont pas son fait, ni celui de notre génération, mais contre lesquels le présent proteste déjà, en attendant que l’avenir les abolisse.

Que cherche-t-on de nos jours ? Quel est le problème auquel se réduit, en quelque sorte, la question sociale si vivement agitée ? Faire en sorte que le travail soit en mesure de débattre librement ses intérêts avec le capital.

[Il s’agit du Temps daté du 26 janvier, le correspondant s’appelait Georges Jeannerod, ce journal est sur Gallica, lui, et cet article est ici.]

L’Agence Havas se plaît à dire, ce soir, que les ouvriers ont repris leur travail ; mais, dans les conditions actuelles, le travail, c’est le désordre. Nous ne nous contentons pas des apparences : nous voulons la réalité.

Qu’on le croie bien, le parti républicain socialiste, désormais bien constitué, ne demande pas de luttes inutiles : il veut la solution par la reconnaissance de tous les droits légitimes. Il ne cherche pas à opposer l’armée à la classe ouvrière ; il ne veut pas la guerre civile, et ce qu’il souhaite, c’est que le dernier sang versé l’ait été par un Bonaparte. Mais il ne reculera pas, vous le savez bien.

Non, la grève du Creuzot n’est pas finie : elle ne sera pas finie, non point parce qu’il n’y a pas eu de sang versé, non point parce qu’il n’y a pas eu de désordres, mais parce qu’il y a là une réclamation juste qui n’est pas satisfaite.

CHARLES HABENECK

MANIFESTE DES SECTIONS PARISIENNES

DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS

Douze mille ouvriers du Creuzot sont en grève. Ils demandent la gestion de leur société de secours mutuels, la réintégration dans l’atelier de leurs camarades renvoyés sans motifs et le renvoi d’un conducteur de travaux, cause principale du conflit.

Comme toujours en pareil cas, le directeur a demandé et obtenu le concours de la force militaire. Ainsi comme à Lépine, comme à Dour, comme à Seraing, comme à Frameries, comme à la Ricamarie, comme à Aubin, comme à Carmaux, l’armée est mise en face d’ouvriers que sa présence trouble et exaspère.

Quelles en seront les conséquences ? Sera-ce une nouvelle hécatombe de prolétaires ?

Nous ne saurions trop protester contre la prétention bien singulière de ces gens qui, non contents de détenir toutes les forces économiques, veulent encore disposer, et effectivement disposent, de toutes les forces sociales (armée, police, tribunaux, etc.), pour le maintien de leurs iniques privilèges.

Telles sont les conséquences de l’égoïste et bourgeoise doctrine de l’économie politique.

Les économistes, en effet, méconnaissant la complexité des phénomènes sociaux, et négligeant l’aspect intellectuel et surtout l’aspect moral, ont réduit la science sociale aux seules considérations du marché. De là est résulté l’industrialisme. Sur cette pente, l’altération du sentiment social en est déjà arrivée à un point que les industriels, tout en prônant l’anarchique laissez faire, laissez passer, méconnaissent, en fait, le droit du travailleur, dans l’état actuel, de refuser son concours à un travail par trop oppressif et par trop mal rémunéré.

Tout puissants devant un ouvrier isolé, ils l’oppriment au nom de la prétendue liberté économique, mais aussitôt qu’ils sont en face d’une force ouvrière collective, ils demandent la répression au nom de l’ordre. Leur étroitesse de vue leur fait-elle croire que l’ordre véritable n’est autre chose que l’écrasement des producteurs et l’étouffement de toute aspiration légitime ?

En présence de ce fait ordinaire, du reste, dans notre état d’oppression politique et d’anarchie industrielle, dans cet état qui livre à la misère ceux-là même qui ont produit l’immense accumulation de capitaux suffisants pour créer le bien-être physique et moral, si une juste répartition des produits existait, nous avons cru devoir élever la voix :

Après avoir une fois de plus constaté l’iniquité de notre régime économique et ses déplorables résultats, nous venons féliciter nos frères du Creuzot de leur calme revendication et de la dignité de leur attitude.

B. MALON, correspondant des Travailleurs-Unis (banlieue de Paris), siège rue de Nanterre, 24, à Puteaux.

G. MOLLIN, correspondant pour la France du Cercle parisien des Prolétaires positivistes, impasse Saint-Sébastien, 8.

MURAT, du Cercle mutuelliste, fondé de pouvoirs du conseil général du cercle de l’Association internationale, 200, rue Saint-Maur.

E. VARLIN, secrétaire-correspondant de la section des ouvriers relieurs de Paris.

A. COMBAULT, correspondant de la section de Vaugirard.

A. HARLÉ, secrétaire-correspondant du cercle d’Études sociales.

Les présidents de Sociétés

de secours mutuels approuvées

Il est impossible de se figurer, quand on ne les a pas vus à l’œuvre, jusqu’à quel point les présidents de sociétés de secours mutuels, revêtus du mandat officiel, peuvent pousser l’arbitraire.

Ces diminutifs du pouvoir personnel en usent, ma foi, avec un sans gêne qui serait grotesque s’il n’était humiliant pour cette nombreuse partie de la population qui cherche, par la prévoyance, à se garantir contre la détresse et l’horrible misère que la maladie traîne ordinairement à sa suite chez les travailleurs.

Il faut enfin découvrir et montrer dans toute leur hideuse nudité les institutions du second empire ; et, certes, on nous l’a répété assez souvent, — l’empereur dans sa sollicitude pour les classes laborieuses, a concouru assez largement à la propagation et à la réglementation des sociétés de secours mutuels en France, pour que nous les considérions comme institutions impériales. (Je parle, bien entendu, des sociétés approuvées ; les autres ont pu, avec la liberté, conserver leur dignité.)

Pendant dix-huit ans, les ténèbres dans lesquelles nous avons vécu nous ont empêché[s] de savoir ce qui se passait autour de nous, et si, chacun dans notre petite société, nous nous trouvions offusqués par l’impudence de l’autorité, nous pouvions croire, et c’était notre consolation, que dans les autres les choses se passaient mieux.

Depuis quelque temps, la lumière renaît, les révélations se produisent et nous nous apercevons que partout c’était pareil. Il faut, pour l’édification de tous, que nous signalions au fur et à mesure les exploits des représentants du pouvoir personnel, dans les sociétés de secours mutuels, comme partout ailleurs.

Dimanche dernier, la société des ouvriers boulangers, la Saint-Honoré, se réunissait en assemblée générale trimestrielle. Le président avait demandé et obtenu de la préfecture de police un détachement d’une quinzaine de sergents de ville pour maintenir l’ordre à l’intérieur de la salle et à l’entrée.

Pour pénétrer dans la salle des délibérations, les sociétaires ont dû exhiber leur livret et prouver qu’ils étaient en règle pour leurs cotisations ; tous ceux qui étaient arriérés ont dû rester dehors. Trois cents sociétaires environ, sur plus de cinq mille inscrits, ont assisté à la séance.

Pourquoi ces mesures rigoureuses ? Pour quelles raisons ce déploiement de forces ?

Ah ! c’est que depuis quelques mois, les ouvriers boulangers ont essayé de constituer une chambre syndicale à l’effet d’améliorer leurs conditions d’existence. La Saint-Honoré n’ayant pas satisfait aux espérances que beaucoup en attendaient, ils ont cherché dans la constitution d’une société dépendante [indépendante?], le moyen de réaliser les réformes que depuis longtemps ils réclament : telles que la suppression des placeurs, véritables parasites qui exploitent en même temps l’ouvrier et le patron ; la suppression du travail de nuit et l’organisation du travail de jour, etc…

Dans les réunions qui eurent lieu à cet effet, certains membres de la Saint-Honoré s’étaient permis quelques critiques à son adresse. Il fallait, par un exemple disciplinaire, empêcher que de pareils méfaits puissent se reproduire.

Deux de ces citoyens, les frères Boutin, faisaient justement partie du conseil de la Saint-Honoré, c’est eux, tout naturellement, qui devaient supporter tout le poids de la fureur du président.

Dès que l’ordre du jour appelle cette question, M. le président, le docteur Huguet, fait un réquisitoire fulminant contre eux et contre la chambre syndicale, et demande à l’assemblée leur révocation immédiate.

M. Boutin aîné prend la parole et est chaleureusement applaudi ; plusieurs sociétaires demandent aussi la parole pour le défendre, mais le président, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, leur refuse la parole et en fait jeter brutalement un à la porte par les sergents de ville. Puis, sous le coup de cette intimidation, met brusquement la proposition de révocation aux voix par assis et levé. Un certain nombre de sociétaires se lèvent sans trop comprendre le vote, et la révocation est proclamée à l’unanimité sans qu’il soit procédé à la contre-épreuve. Plusieurs sociétaires protestent contre le vote ; on les menace d’expulsion par la force.

Est-ce assez outrageant ? Comment les ouvriers boulangers qui par leurs cotisations, alimentent la caisse destinée à soutenir ceux d’entre eux que la maladie, les infirmités, la vieillesse peuvent frapper, comment, dis-je, ces sociétaires prévoyants supportent-ils de pareilles indignités ? La dictature appuyée par les bandes policières.

Ouvriers boulangers ! sociétaires de la Saint-Honoré ! que ceux d’entre vous qui se sont sentis frémir à la vue de ces actes arbitraires ; que tous ceux qui se sentent dans le cœur un peu de dignité humaine, que ceux-là entreprennent énergiquement la campagne que j’ai proposée la semaine dernière [numéro daté du 20 janvier] dans la Marseillaise pour la suppression des présidents officiels. Pas d’hésitation, pas de timidité, il y va de votre dignité ; il faut secouer au plus vite cette servitude dégradante.

E. VARLIN

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Des mauvais conseils, certainement, ceux que donne aux ouvriers l’Association internationale des travailleurs! Si l’on en croit le Monde illustré du 19 février 1870, les ouvriers ne les écoutent pas… l’image n’est pas en couverture mais en page 8. 

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Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec la Tribune militaire et la Question sociale ressaisies, sont ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).