Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
73. Jeudi 3 mars 1870
Henri Dangerville, avec ses lanternes, se demande, dans ses « Fantaisies politiques », où sont les vainqueurs, les vaincus étant Flourens et lui, euh, et Rochefort ;
on ne parle plus de guerre à la Bourse et les « Nouvelles politiques » le rapportent, ainsi que la persistante maladie de Gambetta, et celle de Delescluze, qui ne peut donc pas se présenter à l’audience pour s’opposer personnellement aux treize mois de prison et 2,000 francs d’amende auxquels il a été condamné ;
j’aimerais passer plus de temps sur l’histoire de la fausse monnaie du pape, mais je n’en ai ni le temps ni la place ;
les « Tribunaux » sont en première page pour quatre fournées de condamnations pour cris séditieux et port d’armes ;
le « Courrier politique » d’Arthur Arnould est consacré à la geôle ;
s’expriment, dans le « Bulletin du mouvement social », la chambre syndicale des ouvriers couvreurs et celle des doreurs sur bois; les ouvriers pilotins de la Ciotat continuent à se plaindre de l’embauche d’ouvriers piémontais (voir le journal daté du 31 janvier); la grève se poursuit à La Motte (Isère), l’infanterie arrive ;
Flourens écrit une longue lettre à A. de Fonvielle à propos de « sa » rubrique, la « Tribune militaire », et c’est là que Fonvielle la publie, il publie aussi une protestation contre les peines disciplinaires que subissent les quatre lanciers qui avaient eu le malheur d’exprimer de bons sentiments pour les ouvriers du Creuzot en grève ;
il y a des « Échos » ;
et une lettre de Cluseret et de New-York, dans laquelle il explique la supériorité du système américain sur le français ainsi, là-bas, tôt ou tard, le peuple triomphe à coup sûr ;
l’entrefilet suivant confirme une nouvelle contenue dans cette lettre : des citoyens américains ont été grièvement agressés à La Havane (par des Espagnols), parce qu’ils portaient des cravates bleues, couleur du drapeau des insurgés ;
« Les Journaux », ce sont d’abord Le Faubourg et Le Misérable, qui paraissent depuis seulement deux jours et sont poursuivis ;
une information de Londres, quatre témoins contre un policier, ce n’est pas le policier qui est cru, les choses se passeraient-elles de même en France, demande Morot, qui, devinez quoi, en doute ;
un troisième groupe de la Marmite se forme à Plaisance-Montrouge ;
des « Communications ouvrières », celle du comité de distribution des secours aux familles des victimes de février, de l’assemblée des Équitables de Paris, de la chambre syndicale des ouvriers serruriers du bâtiment ;
peu de réunions publiques ;
Winckler demande du travail et Haas en propose (et ça me va droit au cœur) ;
dans les « Faits divers » une histoire de moutons de Panurge, et celle d’un ours polaire pêché dans la Méditerranée, ainsi que des suicides ;
Bakounine parle-t-il de Herzen dans son deuxième article de ce titre ? vous le saurez en le lisant ci-dessous ;
les « Notes d’un déporté de 1851 » reprennent (sauf erreur, la dernière livraison était dans le journal du 22 février) pour se terminer ; il y a une liste de souscription ;
et plus beaucoup de place.
Ça énerva beaucoup Marx, ce Bakounine dans la Marseillaise, mais il ne lira pas ce blog, et je ne vois pas comment l’éviter, deux articles, donc pour le prix d’un, celui d’hier et celui d’aujourd’hui. Dans ces articles, le nom de Herzen est parfois écrit avec un t, parfois sans, j’ai supprimé le t dans la suite.
HERZEN
La Marseillaise datée du 2 mars
Citoyens,
Revenu d’un long voyage dans des pays où les journaux paraissent difficilement, ce n’est que depuis deux jours à peine que j’ai appris la douloureuse nouvelle de la mort de mon ami et compatriote, Alexandre Herzen.
C’est une perte immense pour ses amis, pour la cause de l’émancipation russe et, j’ose dire, pour celle de l’humanité. Doué d’une intelligence magnifique et d’un sentiment exquis du juste et du vrai, Herzen était un homme avant tout. Patriote, il aimait sa patrie comme un fils émancipé aime sa mère esclave, d’une tendresse doublée de douleur et de honte, et il n’ambitionnait pour elle que des triomphes humains. Il détestait sa puissance brutale et sa grandeur extérieure, effets et causes de son asservissement intérieur. Penseur réaliste, hardi et profond, Herzen était un démocrate socialiste convaincu.
Sa biographie détaillée, accompagnée d’un exposé complet de ses travaux littéraires et politiques, ne manquera pas de paraître bientôt, j’en suis sûr. Et nul n’a autant le droit et le devoir de le faire, que son ami d’enfance et son compagnon inséparable, Nicolas Ogareff.
Quant à moi, je me propose en ce moment un autre but, celui de châtier ses calomniateurs impudents, qui n’ont pas même voulu attendre qu’on enterrât le corps encore chaud de notre ami, pour jeter sur sa mémoire leur boue d’écrivassiers stipendiés.
Je ne suis plus jeune, citoyens, et j’ai vu tant de vilaines choses pendant ma longue carrière, qu’une vilenie nouvelle, même très dégoûtante, ne m’étonne presque plus, surtout lorsque j’en reconnais la source officielle russe. La police ou la diplomatie russe n’ont-elles pas toujours dépassé toutes les autres diplomaties et polices dans la science des mensonges éhontés et dans le courage des infamies lucratives. Et pourtant, quelque préparé que je sois à tout ce qui peut jaillir de cette source immonde, j’avoue que je suis tombé de mon haut en lisant, non dans des journaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou, mais dans deux grands journaux de Paris, fondés l’un et l’autre par M. Émile de Girardin, et comme tels, également dévoués aux intérêts de la diplomatie moscovite, dans la Presse et dans la Liberté, deux notices, dans lesquelles on a l’infamie de prétendre que Herzen est mort parfaitement réconcilié avec la politique suivie, en Russie aussi bien qu’en Pologne, par le tzar Alexandre II,
l’homme le plus libéral à coup sûr de toute la Russie,
selon la Presse. Que dis-je, c’est à peine si on ne l’y représente comme le plus féroce admirateur de ce Tzar si humain et qui, seulement dans ces huit dernières années, a fait massacrer, fusiller, pendre, torturer, knouter, empoisonner, étouffer, affamer dans les prisons ou dans les mines de la Sibérie dix fois plus d’êtres humains, Polonais et Russes, femmes et enfants y compris, que ne l’avait fait, pendant les trente années de son règne, son père, le terrible empereur Nicolas de lugubre mémoire ! Herzen réconcilié avec lui ! Herzen, l’admirateur de ce bourreau hypocrite et couronné ?
Il y a tant d’audace cynique dans ce mensonge, qu’on le dirait un trait de génie. Cette fois les correspondants russe de la Presse et de la Liberté se sont évidemment surpassés, car, en général, ils sont encore plus naïfs que méchants, et la niaiserie désolante de leurs idées ne peut être comparée qu’à la vulgarité des sentiments qu’ils expriment. C’est plat et vil, voilà tout, et quand on lit leurs correspondances ordinaires quotidiennes, on ne sait vraiment ce qu’il faut admirer davantage. Est-ce la stupidité du gouvernement russe qui les paye, le dévouement héroïque des rédacteurs en chef des journaux qui les publient ou la simplicité du public français qui les lit ?
Avez-vous lu les articles d’un M. de Bellina dans la Liberté ? Je crains que non. C’est dommage. Si vous les eussiez lus, vous seriez émerveillés de la félicité sans pareille dont jouissent les soixante-dix millions d’âmes gouvernées par le bâton paternel du gracieux berger, l’empereur Alexandre II.
Dans cet immense empire qu’on a tant méconnu et calomnié, tout est rose. On n’y respire que paix, bienveillance mutuelle, bien-être de l’âme et du corps, une liberté inconnue dans un autre pays, et mariée agréablement à l’ordre public, douceur, civilisation, innocence et prospérité. Rien ne saurait donner une idée de la richesse tant collective qu’industrielle de ses sujets. Nos ministres des finances, en comparaison desquels les Sully, les Colbert et les Gladstone ne sont que des écoliers, ne savent que faire de l’or que le peuple, ennuyé de tant de bonheur, les supplie d’accepter. Le crédit est illimité, la confiance mutuelle sans limites.
Le gouvernement en Russie n’est qu’un embrassement perpétuel, qui étouffe assez souvent, il est vrai, mais toujours par excès de tendresse. C’est ainsi que l’excellent Mourawieff, d’amoureuse mémoire, a aimé ces ingrats Polonais ! C’est ainsi que notre libérateur, le bon Tzar Alexandre II, aime, sans distinction de nationalité, tous ses sujets !
Que vous dirai-je encore ? L’empereur
qui n’est pas seulement notre souverain, mais encore notre père,
comme l’a si bien expliqué dans une brochure publiée contre M. de Castine et publié, il y a vingt-cinq ans à peu près, à Paris, M. Nicolas Gretch, espion émérite et père spirituel de tous les Bellina présents — l’empereur est adoré par nous à l’égal de dieu. Tous ses ministres sont des archanges, ses généraux des anges et ses colonels des chérubins. Le ministre Cte Panin, que Herzen avait comparé à un poteau, tant il brille par la science et l’esprit, est le jurisconsulte le plus éminent de l’Europe ; et l’illustre Katnoff, le rédacteur de la Gazette de Moscou, le journaliste dénonciateur, le pourvoyeur du bourreau, l’ami de Mourawieff en un mot, ne le cède en intelligence, en loyauté et en humanité, qu’à l’illustre rédacteur en chef de La Liberté de Moscou.
Voilà, citoyens, les choses qui se publient chaque jour dans un grand journal de Paris. Que des gens stipendiés par le gouvernement russe les écrivent, rien de plus naturel. On pourrait s’étonner de la connivence avec M. Émile de Girardin. Mais on sait que les grâces de la diplomatie russe sont irrésistibles et que le grand publiciste en est amoureux depuis plus de trente ans.
Amant fidèle, il n’a laissé échapper aucune occasion pour défendre les intérêts de sa puissante bien-aimée et pour maudire ces affreux Polonais qui n’ont jamais voulu se laisser embrasser par elle, sans crier. Il paraît même avoir fait partager ses étranges sympathies et antipathies à son ami, le grand poëte Lamartine. Au reste on ne sait pas précisément lequel des deux a dépravé l’autre, ce qui est certain, c’est que tant que M. Alphonse de Lamartine a vécu, dans les phases les plus différentes de son existence glorieuse, poète, tribun, homme d’état, sauveur de la République, comme on sait, il a été étroitement uni à M. Émile de Girardin dans cette double passion : Amour sans bornes pour l’empire de Russie, haine implacable contre la liberté polonaise ; passion tellement monstrueuse que pour sauver l’honneur de leur intelligence et de leur goût, on avait cru quelquefois qu’un intérêt d’une nature différente n’y était point tout à fait étranger.
M. de Lamartine est mort, après avoir jeté un dernier cri éloquent en faveur des planteurs esclaves et contre les républicains du nord, ces émancipateurs de la race noire, dans les États-Unis d’Amérique, mais M. Émile de Girardin, resté seul et plus épris que jamais de la Russie impériale, continue de la servir de son mieux. Cette fidélité est touchante, et l’amour, qui abaisse souvent les intelligences les plus fières et fait taire les consciences les plus délicates, explique tout.
Ce qui est beaucoup moins explicable, c’est la longanimité du public français, qui sans avoir les excuses de l’intérêt ou l’amour, souffre qu’on lui serve chaque jour des mensonges qui sont aussi révoltants que stupides.
M. BAKOUNINE
(La suite à demain.)
La Marseillaise datée du 3 mars
Suite et fin
Ah messieurs ! Plus je considère votre civilisation bourgeoise, et plus je la prends en dégoût ! À défaut d’humanité, de dignité, de justice, elle n’a pas même la puissance d’imposer un semblant de pudeur à ces vendeurs de convictions et d’idées qui se prétendent chez vous les représentants de l’opinion publique. Opinion misérable vraiment ! Puisque après quatre-vingts ans de révélations et d’éducation politique, elle se fait si peu respecter qu’on ose, devant elle, se proclamer hautement les champions des empereurs, de l’Empire et de la politique moscovites ; et que pour servir toutes des choses, les plus brutales, les plus hypocrites et les plus cyniquement inhumaines qui aient jamais existé au monde, on ne craigne pas de calomnier, au grand jour, des hommes qui, pendant toute leur vie, en ont été des adversaires irréconciliables !
Au reste, la dépravation de votre public vous regarde, et c’est à vous seuls, démocrates socialistes de France, d’en faire justice. Aussi, tant que nos menteurs stipendiés s’étaient contentés de représenter la Russie impériale comme le plus beau des empires possibles, nous nous étions contentés de rire de l’ignorance et de a niaiserie des lecteurs de leurs articles. Je ne dis pas que nous ayons bien fait de nous taire, je pense au contraire que nous avons eu grandement tort, et que si la Russie populaire est encore si peu connue en France, une grande partie de la faute en retombe sur nous. Mais enfin, moitié par dégoût et moitié par paresse, nous l’avons commise, cette faute. Nous nous sommes tus et nous avons laissé parler, sans daigner répondre, les laquais de la Russie impériale, comptant sur la partie intelligente et honnête de votre public pour faire justice de leur servilité impudente doublée de tant de sottise.
Aujourd’hui, par exception, ces laquais ont montré de l’esprit. Inspirés par leur haine contre Herzen et par le bonheur de le savoir mort, lui dont la plume terrible enfin écrasait maîtres et valets à la fois ; ils ont compris qu’ils ne pouvaient mieux injurier et salir sa mémoire qu’en lui prodiguant leurs louanges, leurs sympathies et leurs admirations. Ils ont pensé que ce serait un coup de maître de le représenter, lui, le grand penseur socialiste et l’ennemi irréconciliable du Tzar, comme un admirateur d’Alexandre II, et ils ont osé écrire ces mots :
L’avènement du Tzar Alexandre II, l’homme le plus libéral à coup sûr de toute la Russie, est enfin pour Herzen le signal de la victoire et du repos. Le jeune Tzar affranchit les serfs, et le vieux polémiste dépose sa plume de combat.
La Presse du 25 janvier.
La Liberté du 23 janvier, dans un article signé M. de Bellina et qui affiche la plus franche admiration pour « l’illustre révolutionnaire », prétend aussi que la Cloche (journal de Herzen)
a cessé de tinter le jour où Herzen reconnut que les progrès accomplis en Russie répondaient en partie à ses désirs,
puis elle ajoute :
Les derniers numéros de la Cloche furent très remarquables. Ils traitaient de la question polonaise. D’après Herzen, la vieille Pologne est morte, mais le peuple polonais, que les ukases de 1864 ont rendu à la vie, est né. Les idées de Herzen relativement à cette question ont toujours été la Pologne libre dans la Russie libre.
Ai-je besoin de réfuter ces mensonges ridicules ? Dois-je assurer que, jusqu’à la fin de ses jours, Herzen n’a pas cessé un moment de maudire le gouvernement russe, l’administration russe et toute la politique, tant intérieure qu’extérieure, du Tzar Alexandre II, et qu’il a toujours réclamé la reconstitution d’une Pologne libre, en dehors de la Russie libre ?
L’intention des correspondants russes de la Presse et de la Liberté est trop claire : ils voudraient d’un seul coup réhabiliter la politique russe en la mettant sous la protection de Herzen, et désavouer Herzen en le représentant comme un partisan de cette politique.
C’est infâme, c’est odieux, mais ce n’est pas bête du tout. On dirait que dans cette occasion, M. Émile de Girardin aurait prêté une parcelle de son propre esprit à ces gens !
En présence d’un pareil attentat contre la mémoire de notre amis, le silence de notre part serait un crime. Nous répondrons donc cette fois, et c’est en disant toute la vérité que nous ferons justice.
Excepté son ami et le mien, Nicolas Ogareff, que la douleur empêche encore de parler, nul n’est mieux placé que moi, peut-être, pour rendre cette complète justice à Herzen.
J’ai été intimement lié avec lui pendant plus de trente ans. Il m’a rendu des services précieus, surtout lorsqu’après avoir échappé de Sibérie, et traversé la Chine, le Japon, l’Océan Pacifique, San-Francisco, l’isthme de Panama et New-York, j’arrivai à Londres, dans les derniers jours de 1861, dénué de ressources… Herzen et Ogareff m’ont accueilli comme un frère.
La reconnaissance si vive que j’avais éprouvée alors, et que je garde encore aujourd’hui comme un précieux trésor dans mon cœur, n’a pu empêcher pourtant qu’un antagonisme sérieux ne s’élevât bientôt entre nous sur des points assez importants de la pratique révolutionnaire. Nous avons beaucoup discuté, disputé, nous avons même fini par séparer jusqu’à un certain point nos directions politiques, sans que nos sentiments de bienveillance et d’estime mutuels en eussent jamais souffert la moindre atteinte. Je m’empresse d’ailleurs d’ajouter que toutes ces différences ne portaient que sur les moyens, jamais sur le but. Lorsqu’il s’agissait de la fin, nous étions tous d’accord.
Herzen, Ogareff et moi, nous n’avons jamais eu qu’un seul but : la destruction du mensonge, céleste et terrestre, l’abolition de toute autorité, divine et humaine, la dissolution de l’église, de l’école doctrinaire, du droit patriarcal, juridique et politique de l’État, la disparition des États, et sur leurs ruines, le triomphe final de l’humanité par la science de tous, par le travail de tous et par la liberté de chacun dans l’égalité économique et sociale de tous.
Cette lettre est déjà bien longue, citoyens, mais si vous voulez bien lui accorder l’hospitalité de votre journal, je me propose de vous en envoyer deux ou trois autres encore. J’y parlerai d’abord de l’action politique de Herzen, et ensuite je tâcherai d’exposer la véritable situation du peuple russe et de vous donner une idée juste du mouvement révolutionnaire formidable qui se prépare actuellement en Russie.
Recevez, etc.
M. BAKOUNINE
Genève, 6 février.
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La photo de Herzen par Carjat, vient de Gallica, là.
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Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).