Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
72. Mercredi 2 mars 1870
Après nos litanies ;
l’article promis de Flourens, sous le titre « Porphyrogénète » (voir ci-dessous), ce serait un bon endroit pour se demander où est Flourens, peut-être déjà à Londres, mais ça, le journal n’en parle pas ;
la première des « Nouvelles politiques » dit :
Il n’est question à la Bourse et dans le monde des affaires que d’une éventualité de guerre.
L’empereur croirait pouvoir chercher à l’extérieur une diversion aux difficultés insolubles de la politique intérieure.
Qui veut-on tromper?
la Bourse a quatre mois d’avance, il y a d’autres nouvelles, en particulier du Portugal où Lisbonne est en état de siège, la rubrique est signée par Francis Enne (est-il monté en grade?) ;
dans le « Courrier politique » et sous le titre « Le socialisme et l’empire », il est question d’une commission présidée par Émile Ollivier et qui serait chargée de s’occuper de la solution des questions sociales,
le peuple souverain, conclut Arnould, ne parlemente pas avec ceux qui l’ont dépouillé : — il les subit, ou il les juge;
une histoire de fausse monnaie (pontificale) frappée à Paris ;
Germain Casse parle du « prêtre et l’enseignement », dont je garde une phrase,
La science moderne s’est constituée en se séparant de l’Église, et vous voulez charger l’Église de l’enseigner ? ;
Maillère, euh, Millet, enfin, vous voyez qui je veux dire, continue sur les « Tribunaux de répression » son étude de la « Question sociale », avec un post-scriptum sur les exécutions capitales écrit
du fond de ma… campagne ;
le « Bulletin du mouvement social » annonce une société d’épargne et de crédit mutuel à Orléans, et informe que les membres de la Société de secours mutuels de Douai ont décidé de ne plus verser leurs cotisations jusqu’à ce que la loi (nomination du président par les membres) soit appliquée — on se souvient que cette question fut à l’origine de la grève du Creuzot en janvier (voir l’article de Varlin dans le journal daté du 20 janvier) ;
ne laissons pas opposer Paris à la province, voici une remarquable lettre ouvrière de Maurice Lazare, publiée dans le Patriote Albigeois ;
des citoyens de la rue Monsieur-le-Prince, voisins de ce Langlois qui n’est pas l’auteur de la fausse lettre à la suite de laquelle le journal a été si violemment condamné, écrivent pour expliquer à quel point le tribunal a été induit en erreur ;
un caporal d’un régiment de ligne a écrit lui aussi, cela va dans la « Tribune militaire » d’A. de Fonvielle ;
la rédaction encourage les citoyens à faire valoir leurs droits à organiser des réunions publiques ;
il y a peu de communications ouvrières ;
mais il y a un article de Bakounine intitulé Herzen, dans lequel il parle de tout sauf de Herzen, qui se continuera demain (et je le garde donc pour demain) ;
Puissant continue ses « Notes de prison », il en est toujours à Mazas ;
on souscrit toujours pour les familles des arrêtés ;
Ranc n’est pas à Paris, de sorte que c’est Morot qui fait la critique de L’Autre, de George Sand, qui se joue à l’Odéon (les lecteurs de la Libre pensée liront une critique de Lafargue) ; chômage de nouvelles à « la Bourse », ce qui n’empêche pas la rubrique de se tenir.
Je choisis Flourens et son Porphyrogénète — il va expliquer le terme.
PORPHYROGÉNÈTE
Ainsi donc, ô enfant, tu t’apprêtes à régner sur nous.
Tu es né sur la pourpre impériale, tu es porphyrogénète, comme on disait dans le bas empire byzantin, et ce n’est que justice que tu règnes sur nous.
Le front penché vers la terre, nous attendons, humbles et soumis, qu’il te plaise de nous dicter les augustes volontés de ta divine et omnipotente Majesté !
*
Sais-tu bien quel peuple tu vas être appelé, de par le hasard béni de ta naissance, à commander ?
Tu ne le connais pas du tout ce peuple. Le dernier enfant du plus pauvre faubourg, pourvu qu’il ait quelque lueur d’intelligence, est mille fois plus avancé que toi dans la connaissance des hommes et des choses.
Tu n’as vu de l’humanité que ton confesseur, ton gouverneur, tes petits camarades trop bien dressés pour te jamais déplaire, puis des courtisans à l’infini.
Tu ne peux encore, je le sais, dans ton faible et petit cerveau de quatorze ans, où les fibres inconsistantes et molles n’ont que de vagues perceptions, tu ne peux juger de rien avec sûreté.
Mais tu n’as même point cette expérience instinctive des choses, que donne, dès ton âge, aux autres hommes, à ceux qui ne sont point porphyrogénètes comme toi, cette grande, sainte et sublime éducatrice de l’humanité, LA MISÈRE !
*
Vois-tu l’enfant du peuple, ce petit joyeux camarade que certain membre de ta famille appelle canaille, voyou, crapule et charogne ?
Le vois-tu, comme il s’en va, allègre, au travail. Il a déjà sa responsabilité d’homme, sa dignité d’homme, ce petit voyou, que tes agents de police écrasent à tour de bras, toutes les fois qu’ils peuvent.
Sans le savoir, tout bêtement, tout bonnement, tout niaisement, il est sublime ce petit enfant ! Il s’en va travailler douze heures pour aider sa mère à élever ses petites sœurs.
Et le dimanche, tu le verras, cet enfant de quatorze ans, promenant gravement et doucement les petites : père de famille avant l’âge, père de famille par le cœur avant de l’être par le sang.
*
Mais toi ! Une fée a tout mis dans ton berceau.
Tout, et même ce que les hommes avaient juré de ne plus laisser choir en aucun berceau : le droit de leur commander.
Tout, excepté la force virile que tu n’auras jamais.
Car cette force ne s’acquiert que par d’infinies épreuves, par de durs labeurs, par d’âpres et constants soucis.
Et toi, quel souci auras-tu jamais connu, toi qui es né avec la cuiller d’or à la bouche !
*
Donc, c’est une chose bien convenue, et nul n’y contredit.
Dans une vingtaine de jours tout au plus, tu vas être déclaré majeur, réputé homme, l’entends-tu bien, grâce à une admirable fiction monarchique empruntée aux plus heureux jours de notre histoire.
Tu vas être associé à l’empire que ton auguste père a si merveilleusement restauré, associé à l’empire comme cela se faisait dans les bas-empires de Rome et de Byzance.
Ou peut-être même, notre maître se démettra-t-il, en ta faveur, de ses sublimes fonctions, et passeras-tu du coup empereur.
Alors, toute la France illuminera, l’enthousiasme et la joie déborderont partout, l’hydre de l’anarchie sera à jamais terrassée.
*
Autour d’un prince jeune et vaillant, qui, à l’âge de quatorze ans, a déjà conquis des grades dans l’armée ; autour de cet espoir florissant d’un long et paisible avenir se grouperont toutes les forces vives du pays (style bonapartiste), toutes les intelligences, et tous les caractères.
Tous ceux qui aiment à vivre de bonnes places, d’heureuses sinécures, et craignent énormément de les perdre par une révolution ; tous les avisés, tous les prudents, tous les sages, en un mot, le grand parti de l’ordre et des gredins réunis.
Il ne restera plus que soixante mécontents dans les tapis francs de Belleville ; c’est le Constitutionnel qui l’a dit.
*
Dans une vingtaine de jours, ô enfant, on rendra la justice en ton nom.
Sais-tu bien ce que c’est que rendre la justice ? Non, tu n’en sais rien, n’est-ce pas, et ce n’est point pour faire injure à ton petit cerveau que je le constate. À ton âge, chacun de nous l’ignorait comme tu l’ignores.
Rendre la justice aujourd’hui, c’est condamner aux tortures morales et physiques des maisons centrales et des pénitenciers de Poissy et de Fontevrault, de Cayenne et de Noukahiva, quelques pauvres diables, plus sots que méchants, quelques coquins subalternes, quelques assassins à faible envergure.
Tandis que les grands coquins, tandis que les assassins qui ont le vol haut et ferme, prospèrent…
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Dans une vingtaine de jours, tu seras seul adoré dans les camps.
Sais-tu ce qu’est l’armée ? — Oui, j’ai vu, me répondras-tu, j’ai vu à Châlons mon armée.
Quand je passais devant les troupes, les clairons sonnaient, les tambours battaient, les soldats levaient leurs fusils, et les officiers me saluaient de leurs épées.
Même je leur ai dit, à ces soldats, en haussant la voix : « Camarades, je suis content de vous. »
Eh bien ! non, enfant ; tout cela n’est pas l’armée. Tu as vu des uniformes plus ou moins brillants, des sabres, des fusils, des automates qu’un geste ou un ordre faisait correctement mouvoir ; tu n’as rien vu.
Par-dessous ces uniformes il y a des cœurs d’hommes, par-dessous ces colbacks et ces schakos, il y a des cerveaux d’hommes,
Qui pensent !
Veux-tu comprendre l’armée ? Écoute :
Il y a un genre de mariage, plus infernal encore que le mariage où intervient sans cesse la séparation de corps, légale ou non légale ; où s’affirme hautement l’incompatibilité d’humeur.
C’est le mariage dans lequel tout est calme en apparence, paisible à la surface. L’un des époux domine entièrement l’autre, le sacrifie sans rémission à son égoïsme, à son moi, à ses intérêts ; la victime docile, résignée, obéit.
Cela peut durer quinze ans, cela peut durer vingt ans, et la foule ignorante dit : comme ils s’entendent bien entr’eux !
……….
Tu es content des soldats, jeune prince ; les soldats sont-ils contents de toi ?
*
Sais-tu, en réalité, ce qui t’attend ? Déchirons les voiles, dépouillons les splendeurs, jetons à bas les oripeaux.
Admettons, comme l’affirme le Constitutionnel, que la nation française te veuille toute entière ; cette nation qui pourtant, depuis 1789, n’a pas laissé un fils de roi succéder à son père.
Ce qui t’attend, c’est un esclavage doré, avec un Émile Ollivier ou un Jules Favre pour Mazarin.
Pour peu que tu aies des dispositions à la paresse et à l’ignorance, on augmentera soigneusement ces dispositions, afin de mieux pouvoir régner sous ton nom.
Et cependant, tu seras le prête-nom de tout ce mal, le chef de l’empire libéral et constitutionnel.
Tu règneras sans gouverner, puissant pour le mal, absolument impuissant pour le bien.
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Ô conservateurs, cet enfant vous rassure ! Voilà vos institutions, voilà vos principes ; un enfant ! Vous vous dites prudents, sages, vous nous appelez casse-cous, et pourtant vous commettez cette étrange imprudence que tout votre avenir dépend de cet enfant.
Et pourvu qu’on leur donne plus de liberté, c’est-à-dire le droit de bavarder et d’écrivasser sur un ton un peu plus haut, ces messieurs de la gauche se rattachent à ce programme.
Oh ! alors, vous, Émile Ollivier, ministre d’aujourd’hui, et vous, Jules Favre, ministre de demain, il ne fallait pas vous dire républicains.
J’aime mieux les bravaches qui nous disent chaque jour : si vous bougez, nous vous fusillerons tous demain.
Que les hypocrites, venant nous dire à chacun de nos mouvements : prenez garde, c’est la police qui paye l’insurrection.
Aie dans tes conseils, ô prince, beaucoup de ces républicains ; c’est le meilleur avis que je puisse te donner.
Ils émasculeront le peuple bien mieux que ne le feraient les Rouher et les Pinard.
Et tu finiras par devenir, grâce à eux, comme le Louis-Philippe de Lafayette, la meilleure des républiques.
GUSTAVE FLOURENS
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Le tableau de Pichat sera bientôt au Salon, voir le numéro daté du 8 mai, il est déjà sur un site du ministère de la culture, ici.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).