Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

75. Samedi 5 mars 1870

Aux litanies sur les électeurs privés de leur député et les journalistes encore emprisonnés s’ajoute aujourd’hui l’information que Dangerville est souffrant (c’est peut-être que Rochefort n’a pas réussi à faire sortir son article de Pélagie), pas de « Fantaisies politiques » aujourd’hui ;

c’est « Bande noire », un article de Flourens, qui occupe l’essentiel de la première page et décrit la prise de la propriété et du pouvoir, après 89, par une nuée de vautours qui sont toujours au pouvoir,

Quant à nous, on sait quel remède nous voulons :

La République.

Oui, mais la République qui se résume en un mot :

ÉGALITÉ.

Des « Nouvelles politiques », je garde le remplacement de Le Verrier (voir le journal daté du 8 février) par Charles Delaunay à la direction de l’Observatoire ;

les lecteurs ont dû être satisfaits de voir apparaître le trentième épisode du feuilleton de Claretie, le précédent datait du… 20 février ;

le « Courrier politique » d’Arnould est consacré à « La Décentralisation » et je le résumerais par une seule de ses phrases :

L’État doit être absorbé par la nation et se confondre avec elle,

et assez de toutes ces réformettes politicardes ;

Habeneck ajoute quelques mots sur les conflits d’antichambre ;

Germain Casse revient sur une information que j’ai un peu passée sous silence, la formation d’une Commission sur l’enseignement supérieur, emplie d’ecclésiastiques et autres hommes de robe —

le prêtre, la police, le propriétaire, voilà le danger

— et placée sous le patronage de Guizot ;

Dubuc donne un deuxième article sur le Creuzot (voir ci-dessous) ;

Habeneck introduit « La Question sociale » en se félicitant que la Marseillaise ait, en deux mois, imposé la question sociale à ceux qui la niaient (et, franchement, il n’a pas tort), et Maillet-Millière continue à étudier l’organisation judiciaire, aujourd’hui spécifiquement les tribunaux civils ;

dans le « Bulletin du mouvement social », Augustin Verdure nous informe sur les ouvriers de la céramique à Paris et à Limoges, ceux de Paris répondant à l’aide demandée par ceux de Limoges (voir le journal daté du 24 février et l’article que j’en ai reproduit), sur les typographes autrichiens en grève à Vienne (via le Réveil), sur une grève de tisseurs près de Saint-Gaudens, et une autre d’ouvriers-bouchonniers à la Garde-Freynet ;

les « Échos » mentionnent (entre autres et au détour d’une phrase) la légion d’honneur décernée à « cet officier de paix blessé sur des barricades », le « simple Lombard », dont L’Ingénu ne sait pas qu’il sera bientôt chef de la police politique (mais nous, nous le savons) ;

A. de Fonvielle signe la « Tribune militaire » ;

il vient d’être condamné à nouveau, ainsi que Dereure, toujours pour la lettre écrite par des soldats (dans le numéro daté du 8 février), dont le jugement a déclaré qu’elle n’existait pas, et dont il n’a pas voulu révéler les auteurs, Habeneck et Arnould, qui ont vu cette lettre, témoignent, se posant ainsi en faux-témoins ;

dans « les Journaux », une place spéciale est réservée au Journal d’Indre-et-Loire, qui donne des informations sur les dispositions prises pour la haute cour de justice, plus de formalités pour juger ce Bonaparte que

pour arrêter, détenir et condamner des citoyens qui n’ont rien fait ;

les « Communications ouvrières » concernent aujourd’hui les ouvriers margeurs de Paris, la chambre syndicale des ouvriers imprimeurs en taille-douce, celle des ouvriers menuisiers en bâtiment, le syndicat des ouvriers menuisiers du meuble sculpté (deux métiers de menuisier bien différents sans aucun doute), et elles rappellent l’enquête menée par le Droit des femmes (voir le journal daté du 23 février) ; il y a des réunions publiques et un mariage civil ;

c’est sous l’épigraphe

La terre au paysan

L’usine à l’ouvrier

que Malardier publie sa brochure République et socialisme, dont la moitié de la vente ira

aux victimes de l’empire libéral et parlementaire

et bien sûr, après Le Rappel, La Marseillaise s’en fait l’écho ;

dans une lettre envoyée de la Santé, Gromier proteste qu’on a forcé les prisonniers à entendre la messe dimanche dernier, malgré la liberté des cultes en France qu’il feint d’interpréter comme le fait qu’il y aurait dû aussi y avoir des services religieux protestant, juif et même libre-penseur, il ajoute une information sur la richesse de l’aumônier de la Santé et son absence de charité ;

une autre lettre arrive de la Santé, celle de Brunereau, arrêté depuis vingt et un jours sans doute parce qu’ami de Félix Pyat mais n’ayant toujours pas été interrogé (les deux lettres ne sont pas indépendantes, les deux hommes sont amis, partagent la même cellule, et l’un épousera bientôt la fille de l’autre) ;

c’est « Une visite à la Santé » que publie la rubrique « Variétés », un article déjà paru dans Le Moniteur, Léon Heckin a vu Cournet et Razoua, Millière, Humbert et Rigault, Tony-Moilin, Gromier et Brunereau, Fontaine et son fils, et finalement Mégy, à qui deux cents avocats auraient proposé leurs services ;

il y a encore les « Tribunaux » (toujours la « fausse nouvelle » de Fonvielle) ;

les souscriptions et rubriques habituelles.

Je garde Dubuc, l’article d’hier et celui d’aujourd’hui, annonçant de futures grèves au Creuzot. Noter qu’il se met parfois à orthographier « Creusot », comme aujourd’hui…

LE CREUZOT

La Marseillaise, 4 mars 1870

Bien des événements se sont succédés depuis la grève du Creuzot, et si le privilège des calamités humaines est de se faire oublier les unes par les autres, on ne saurait nous objecter l’inopportunité de nos réclamations et de nos études, car les griefs s’ajoutent aux griefs, comme une complication nouvelle dans un corps maladif ; mais le corps reste malade, et l’état social a plus de flatteurs que de médecins.

Tant que les plaies seront ouvertes, tant que les réclamations ouvrières n’auront abouti qu’à l’intimidation ou à la répression, on nous verra sur la brèche, revendiquant sans relâche le droit, la justice et l’honnêteté, combattant sans trêve ni merci la politique des satisfaits et des exploiteurs, la lâcheté et l’impudence des gouvernants.

La grève du Creuzot est manquée, mais non terminée ; elle se réveillera plus implacable, aujourd’hui, demain, dans quelques jours ou dans quelques mois, et les hommes qui disposent du sang et de l’argent de la France, n’auront rien fait ni pour la prévenir ni pour la résoudre.

Confiants dans les armées dociles, dans l’approbation d’une majorité inerte, ils rient aux éclats en entendant parler de la question sociale, en voyant se dresser devant eux les problèmes que l’avenir leur apporte à résoudre.

Riront-ils longtemps ?

J’ai quitté le Creuzot lorsque les usines et les forges avaient repris toute leur activité, je n’ai pu cependant les visiter. Mais du haut de la place, on domine la vaste agglomération industrielle, on entend les bruits et les sifflements de la forge, on voit se dresser des rues informes serpentant à travers les chantiers, sillonnées de rails ; les fosses à coke et les fourneaux lancent de toutes parts des torrents de feu et des nuages de fumée ; par ces rues, dans ces fours, toute une population affairée, noire de fumée, à moitié vêtue, se presse, travaille, agit, livrant sans compter sa sueur et sa vie.

À côté, les locomotives sifflent, les trains fuient avec rapidité, chargés de houilles et de minerais que d’autres malheureux ont arrachés aux entrailles de la terre, au prix de mille peines et de mille dangers, et cependant, malgré le spectacle étonnant de l’activité humaine parvenue à son apogée, on éprouve involontairement une grande tristesse ; c’est que ce spectacle est aussi celui de la plus grande servitude et de la plus grande oppression.

Je n’oublierai jamais la pénible émotion que m’a causée une des plus ingénieuse machines que l’industrie humaine se soit assimilée, la machine à prendre l’air.

C’était la nuit ; j’étais au-dessus de la plateforme avec un ami, lorsque nous entendîmes un concert épouvantable que Verdi seul pourrait orchestrer, que le Dante eût analysé.

C’était quelque chose de surhumain et d’effroyable, un chœur infernal contenant toutes les modulations de l’épouvante et de la douleur : cris de désespoir, sanglots stridents, longues plaintes étouffées, avec un accompagnement sourd de voix d’hommes.

Ce mode était tantôt précipité, comme si toute une foule se plaignait et gémissait à la fois ; tantôt, comme si le désespoir lui-même se résignait, le chœur devenait lent et se taisait presque, et puis, tout à coup, un cri déchirant traversait la nuit et nous faisait tressaillir.

On dirait, murmura mon ami, LES PLAINTES D’UN PEUPLE QU’ON ÉCRASE !

Hélas ! voilà l’impression la plus durable que l’on emporte du Creusot.

Une comparaison encore : il y a quelques arbres au Creusot, que le patriarche Schneider fit planter. La Verrerie (le château) possède un jardin, la ville possède un square, les boulevards ont des plantations, la campagne aux environs a des taillis et des buissons, et parfois, le soleil déchire les nuages des fumée et colore le tout d’un semblant de gaieté. Eh bien ! sur ces arbres, dans ces jardins, dans cette campagne, à une lieue à la ronde, il n’y a pas un oiseau. La fumée les a chassés.

De même, dans ces masures aux murs noircis aux tuiles moussues, il y a des femmes et des enfants ; mais il n’y a là, ni gaieté, ni chants de fête ; l’oppression et la misère ont glacé ces populations et ont mis sur tous ces visages un masque de contrainte et de tristesse.

Non, la grève n’est pas terminée, elle commence ; et la question du Creuzot n’est pas finie : nous la posons.

Je ne suis pas seul dans cette tâche ; tout le Creuzot est mon complice, de même que la France entière doit être inculpée dans le complot qu’inventa M. le ministre de la justice.

Le dossier de M. Schneider est là : il a traversé la frontière avec moi, et, de près comme de loin, les renseignements me parviennent.

Il est d’autres griefs plus généraux, plus importants que les griefs privés, c’est le système tout entier qui régit le Creuzot, et qui en fait le diminutif le plus exact de l’empire dans toutes ses institutions.

C’est là ce que nous chercherons à examiner.

(À suivre.)

ACHILLE DUBUC

LE CREUZOT

(Deuxième article)

L’empire a inventé ou plutôt exagéré le rôle de la police. Si quelque chose peut donner une idée exacte de ce que peut être une ville terrifiée, c’est incontestablement Le Creuzot.

Un correspondant anonyme du Figaro dit que si ce n’est pas la ville rationnelle de Fourier ou la commune de Proudhon, c’est au moins la ville heureuse par excellence. Tous les habitants ont poussé un éclat de rire amer en entendant énoncer cette mystification.

Que les habitants du château s’efforcent à tromper la France, et que les complaisants les aident dans cette œuvre de mensonge, cela se conçoit ; il nous reste à nous l’intrépidité sereine de la vérité absolue et la conscience du devoir à accomplir.

Au rebours de la fable : les membres et l’estomac, tous les membres de l’agglomération ouvrière et commerciale du Creuzot agissent, pensent et se multiplient dans la ruine et dans la misère. Un seul profite, ou plutôt cette action commune ne profite qu’à un seul, au maître.

La moindre ville a son autorité municipale, le moindre village a son autonomie ; il n’y a ici ni conseil municipal, ni maire, ni notable, ni contrôle, c’est M. Schneider qui est tout cela. D’abord, il est maire du Creuzot, il est conseiller général, son fils, M. Henri Schneider est conseiller d’arrondissement.

En dehors, il est ce qu’on sait, député de la circonscription, président du Corps législatif, chef d’une fraction importante de la Chambre, de celle qui, depuis 51, a vu dans la députation le moyen d’action le plus propre à faire valoir ses intérêts particuliers.

Les conseillers municipaux sont des employés de l’usine, ingénieurs, chefs de travaux, comptables.

Vous voyez d’ici l’étrange séance que ça peut faire ! Le Tintamarre seul pourrait donner une idée de ce conseil proposant et votant sous l’œil du maître, avec l’agrément du maître, les projets conçus par le maître.

Ne croirait-on pas voir Louis Napoléon Bonaparte au sein de son conseil privé.

C’est M. Schneider qui nomme les adjoints, des hommes dévoués. Le fonctionnaire dépend de lui, la magistrature est pour lui. Songez donc ! Il a l’oreille du maître et peut faire avoir de l’avancement !

Heureux homme ! Et pas plus fier que cela ; vous auriez pu le voir au milieu d’un brillant état-major, avec les Palikao et les Bataille, faire le tour de la forge en casquette fourrée et une canne à la main, comme un simple mortel.

Quant à la police du Creusot, elle est faite par un commissaire et cinq ou six agents, mais ce n’est pas de cela qu’on se défie.

Il est facile de trouver dans une vaste agglomération d’individus sans sécurité, un certain nombre de mauvais drôles, piètres ouvriers, commerçants véreux, employé cupides, employés livrés à toutes les instigations de la jalousie, de l’ivrognerie et de la paresse. Ceux-là sont les bien venus et les bien enrôlés. Cette police occulte est partout, c’est le marchand qui vous offre ses denrées, c’est le mauvais ouvrier qui vient de plaindre à vous et que vous n’avez qu’à suivre pour le voir se diriger vers la Verrerie.

Au bout d’un certain temps, ils sont connus et signalés, mais on ne peut se méfier de tous, et cet état de crainte et de suspicion vous blesse dans votre dignité. Il faut avoir habité longtemps le Creusot pour contracter l’habitude de la crainte et de la réserve.

C’est là l’état général de la population ; le commerçant honnête vous attire dans une chambre basse bien close pour vous dire à voix basse : Il se passe ici des choses épouvantables ; les ouvriers n’ont osé se plaindre à nous que pendant les quelques jours d’effervescence que produisit la grève.

On ne se plaint donc pas au Creusot, on gémit à voix basse, jusqu’au jour prochain de la délivrance.

Par cette police, l’usine et la ville sont terrifiées ; le père dont le fils a parlé est renvoyé aussi bien que le délinquant. Le despotisme du Creusot punit la famille entière.

Aux dernières élections, un ouvrier perdit dans la rue sa carte d’électeur. Plié dans cette carte était un bulletin du candidat de l’opposition. Nons seulement l’ouvrier fut renvoyé, mais son beau-frère subit le même sort.

Dernièrement encore, à la reprise des travaux, un ouvrier fut mis en dizaine, laps de temps qui précède le renvoi, parce que, le jour de la sortie des travaux, son fils avait sonné la cloche de la chaudronnerie de cuivre.

En notre compagnie, Assy, les jours de grève, avait fréquenté un café ; les fils de ce cafetier et son cousin ont été mis à la porte.

De même les établissements du commerçant, de l’hôtelier, du cafetier sont mis à l’index, aucun de ceux qui dépendent de l’usine n’osera s’y arrêter ou y faire un achat.

Voilà ce que l’on appelle l’administration paternelle de M. Schneider.

Rien de plus étrange que la perception des impôts : nous ne faisons ici, comme la plupart du temps, que relever les notes qui nous sont adressées, et nous avons toute confiance en leur auteur.

Le droit des places sur les marchés est perçu par le tambour de ville, sans reçu ni contrôle.

Les fonds, ramassés dans des boîtes en fer blanc, sont versés dans les mains du secrétaire de la mairie, qui, à son tour, les verse, sans reçu, nous assure-t-on, au percepteur de la ville du Creuzot.

On ne suspecte pas, c’est bien entendu, la probité de ces divers agents, mais enfin cette façon toute patriarcale de procéder laisse le champ libre aux suppositions.

Ces recettes sont d’environ 30 francs par jour.

Même sans façon pour les droits de dépôt dans les rues.

Ces droits sont arrêtés et perçus par l’agent de salubrité, sans en donner quittance et, par conséquent, sans contrôle possible. Il verse de la façon qui lui plaît l’argent dans les caisses de la ville.

Ledit agent, fait connu dans l’histoire du Creusot, se considère volontiers comme l’employé de M. Schneider, et non celui de la population qui le paie.

Nous ne saurions lui reprocher une erreur qui est partagée par la tourbe des valets et des fonctionnaires, mais les mauvaises langues prétendent que MM. Schneider sont, par ce fait, exonérés du droit de dépôt.

Je copie les deux paragraphes suivants, communiqués par un habitant du Creuzot, en état, par profession, de juger du peu de légalité ce ce qui existe.

Des prestations

Cet impôt se paie totalement en argent. Il est encaissé par l’usine qui fait construire les rues et les chemins et les entretient. Ces travaux sont faits par les ouvriers des ateliers divers et on en charge une partie des frais généraux de l’usine.

Aucun contrôle n’existe, l’agent-voyer est banni de toute surveillance ; aucun compte n’en peut être fait.

Assiette de l’impôt

L’impôt est réparti par les comptables de chaque atelier assistés du contrôleur et du percepteur. Dans les réunions on ne voit jamais figurer d’autres répartiteurs, et les justiciables (notre correspondant a voulu dire contribuables, à moins que les deux termes ne soient identiques au Creuzot), peuvent constater que ce qui se tient à l’usine est généralement moins maltraité que les propriétaires négociants et en général le reste de la population indépendante du Creuzot.

Le chiffre du loyer fixé pour asseoir la cote mobilière est beaucoup moindre que les employés (dévoués) de l’usine, que pour la population.

ACHILLE DUBUC

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Le portrait de Rochefort par Stock vient de Gallica, là.

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