Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

81. Vendredi 11 mars 1870

Barberet et Arnould se sont encore vus refuser de voir Rochefort ;

dans ses « Lettres de la Bastille », le numéro 444 se désole pour le grassouillet Ernest Picard, le parti démocrate est divisé ! ;

de jour en jour, les « Nouvelles politiques » voient l’influence de Thiers s’accroître (et ce n’est pas fini) ;

Clément Laurier, l’avocat de Louis Noir, n’a pas encore eu accès au dossier Pierre Bonaparte ;

le jeune Bazire, qui essaie de quitter la Santé pour aller dans une maison… de santé, confirme deux cas de variole à la prison (voir le journal d’hier) ;

le « Courrier politique » d’Arnould est intitulé « Ils ont ri », ils ont ri, les parlementaires, quand l’un des leurs a proposé de rendre les ministres responsables dans l’histoire de la fausse monnaie du pape, quoi, des ministres, responsables ? mais

Rira bien qui rira le dernier ;

dans « La Chambre », Germain Casse rapporte avec humour le dialogue de Favre et du gouvernement ;

la grève des mineurs de la Motte continue, les revendications des ouvriers passementiers de Lyon en grève semblent entendues de certains patrons, ces revendications portent sur le prix du travail (enfilage sur empotage, enfilage sur remise, tordage, piquage, fausse tisse, manipulation et réglage du métier…), ce sont surtout les ouvriers stéphanois qui ont entendu l’appel des Lyonnais (voir le journal d’hier) et ont refusé de prendre les métiers de Lyon, ce dont Verdure les félicite, il parle aussi de solidarité ouvrière à Berlin, de progrès social en Espagne, de crédit mutuel et sociétés alimentaires, des ouvriers doreurs sur bois, de Paris et des départements ;

je passe les « Échos » ; et la « Tribune militaire » (dans laquelle Louis Noir parle des pelotons de punition) ;

un article de Varlin sur « Les sociétés ouvrières » (voir ci-dessous) ;

« Les Journaux » ;

le concierge du 37 rue de Rivoli explique ce qui s’est vraiment passé de son côté dans la « chasse à l’homme » (journal daté du 6 mars) ;

Maria David rend compte de la conférence de Crémieux sur La Boétie au Grand-Orient (rue Cadet) (si vous ne savez pas qui est Maria David, regardez le glossaire, ou cet article) ;

il y a des communications ouvrières, l’Association internationale des travailleurs va se réunir à Lyon , Varlin y est délégué, il y a encore la chambre syndicale des ouvriers de l’orfèvrerie et les ouvriers en instruments d’optique ;

on annonce des réunions publiques ;

il y a un compte rendu analytique (on parle longuement de l’Algérie) ;

des listes de souscription ;

des « Tribunaux », qui jugent encore des ports d’armes prohibées ;

de la Bourse et des Théâtres.

Je garde Varlin et Maria David (il n’y a pas tant de femmes que ça qui écrivent dans ce journal), qui a mis un article presque identique dans le Droit des femmes.

Les sociétés ouvrières

Pendant que nos hommes d’État essayent de substituer un gouvernement parlementaire et libéral (style Orléans) au régime du gouvernement personnel, et espèrent ainsi détourner la Révolution qui s’avance menaçante pour leurs privilèges ; nous, socialistes, qui, par expérience savons que toutes les vieilles formes politiques sont impuissantes à satisfaire les revendications populaires, nous devons, tout en profitant des fautes et des maladresses de nos adversaires, hâter l’heure de la délivrance. Nous devons nous employer activement à préparer les éléments d’organisation de la société future afin de rendre plus facile et plus certaine l’œuvre de transformation sociale qui s’impose à la Révolution.

Jusqu’alors les états politiques n’ont été, pour ainsi dire, que la continuation du régime de conquête, qui a présidé à l’établissement de l’autorité et à l’asservissement des masses : Gouvernements républicains, comme en Suisse ou aux États-Unis ; constitutionnels et oligarchiques, comme en Belgique ou en Angleterre ; autocratiques, comme en Russie ou personnels, comme en France, depuis l’empire ; c’est toujours l’autorité chargée de maintenir les populations laborieuses dans le respect de la loi établie au profit de quelques-uns. Cette autorité peut être plus ou moins rigide, plus ou moins arbitraire, mais cela ne change pas la base des relations économiques, et les travailleurs restent toujours à la merci des détenteurs du capital.

Pour être définitive, la révolution prochaine ne doit pas s’arrêter à un simple changement d’étiquette gouvernementale, et à quelques réformes de détails ; elle doit affranchir radicalement le travailleur de toutes exploitations : capitaliste ou politique, et établir la justice dans les rapports sociaux.

La société ne peut plus laisser à l’arbitraire des privilégiés de la naissance ou de la réussite, la disposition de la richesse publique : produit du travail collectif, elle ne peut être employée qu’au profit de la collectivité ; tous les membres de la société humaine ont un droit égal aux avantages qui en découlent.

Mais cette richesse sociale ne peut assurer le bien-être de l’humanité qu’à la condition d’être mise en œuvre par le travail.

Si donc le capitaliste, industriel ou commerçant, ne doit plus disposer arbitrairement des capitaux collectifs, qui donc les fera fructifier à l’avantage de tous ? qui, en un mot, va organiser la production et la répartition des produits ?

À moins de vouloir tout ramener à un état centralisateur et autoritaire, qui nommerait les directeurs d’usines, de manufactures, de comptoirs de répartition, lesquels directeurs nommeraient à leur tour les sous-directeurs, contre-maîtres, chefs d’atelier, etc., et d’arriver ainsi à une organisation hiérarchique de haut en bas du travail, dans laquelle le travailleur ne serait plus qu’un engrenage inconscient, sans liberté ni initiative ; à moins de cela, nous sommes forcés d’admettre que les travailleurs, eux-mêmes, doivent avoir la libre disposition de leurs instruments de travail, sous la condition d’apporter à l’échange leurs produits au prix de revient, afin qu’il y ait réciprocité de service entre les travailleurs des différentes spécialités.

C’est à cette dernière idée que tendent à se rallier la plupart des travailleurs, qui depuis quelques années, poursuivent énergiquement l’affranchissement de leur classe. C’est celle qui a prévalu dans les différents congrès de l’Association internationale des travailleurs.

Mais il ne faut pas croire qu’une telle organisation puisse facilement s’improviser de tous points ! Il ne suffit pas pour cela de quelques hommes intelligents, dévoués, énergiques ! Il faut surtout que les travailleurs, appelés ainsi à travailler ensemble librement et sur le pied d’égalité respective, soient déjà préparés à la vie sociale.

Une des plus grandes difficultés que les fondateurs de sociétés de tous genres, tentées depuis quelques années, ont rencontrée, c’est l’esprit d’individualisme, développé à l’excès chez la plupart des hommes et même chez ceux qui comprennent que par l’association seulement les travailleurs peuvent améliorer les conditions de leur existence, et espérer leur affranchissement.

Eh bien ! les sociétés ouvrières, sous quelques formes qu’elles existent actuellement, ont déjà cet immense avantage d’habituer les hommes à la vie de société, et de les préparer ainsi pour une organisation sociale plus étendue. Elles les habituent, non seulement à s’accorder et à s’entendre, mais encore à s’occuper de leurs affaires, à s’organiser, à discuter, à raisonner de leurs intérêts matériels et moraux, et toujours au point de vue collectif puisque leur intérêt personnel, individuel, direct, disparaît dès qu’ils font partie d’une collectivité.

Joint aux avantages que chacune de ces sociétés peut procurer à ses membres, il y a par ce fait du développement de la sociabilité, de quoi les faire recommander toutes par les citoyens qui aspirent à l’avènement du socialisme.

Mais les sociétés corporatives (résistance, solidarité, syndicat) méritent surtout nos encouragements et nos sympathies, car ce sont elles qui forment les éléments naturels de l’édification sociale de l’avenir ; ce sont elles qui pourront facilement se transformer en associations de producteurs ; ce sont elles qui pourront mettre en œuvre l’outillage social et organiser la production.

Beaucoup de leurs membres, souvent, sont inconscients au début, du rôle que ces sociétés sont appelées à remplir dans l’avenir ; ils ne songent d’abord qu’à résister à l’exploitation du capital, ou à obtenir quelques améliorations de détail ; mais bientôt, les rudes efforts qu’ils ont à faire pour aboutir à des palliatifs insuffisants ou quelques fois même, à des résultats négatifs, les amènent facilement à rechercher les réformes radicales qui peuvent les affranchir de l’oppression capitaliste. Alors ils étudient les questions sociales et se font représenter aux congrès ouvriers.

Le congrès de l’association internationale, tenu à Bâle en septembre dernier, a recommandé à tous les travailleurs de se grouper corporativement en sociétés de résistance, afin d’assurer le présent et de préparer l’avenir. Je me propose de faire une étude sur les différentes formes de sociétés ouvrières corporatives, et sur leur[s] développement[s] progressifs, afin de faire connaître aux travailleurs, qui ne sont pas encore constitués, les avantages présents qu’ils peuvent recueillir de leur organisation, et de les faire profiter de l’expérience rudement acquise dans ces dernières années par les autres corporations.

Il faut que les nouveaux groupes se mettent au pas avec les anciens, car ce n’est que par la solidarité, largement comprise, par l’union universelle des travailleurs de toutes professions et de tous pays, que nous arriverons sûrement à la suppression des privilèges et à l’égalité pour tous.

E. VARLIN

Conférence de M. Crémieux

AU GRAND-ORIENT

M. Crémieux dans sa conférence du dimanche 6 mars, au Grand Orient, après avoir parlé longuement de Montaigne et de La Boétie, l’ami de Montaigne, faisait espérer une tout autre conclusion que celle qu’il a donnée.

Nous ne faisons pas le compte rendu de la conférence, mais nous regrettons qu’après nous avoir si bien peint La Boétie, l’auteur de la Servitude volontaire, M. Crémieux arrive à parler, comme il l’a fait, du sentiment de la fraternité.

Selon lui (car il s’est identifié sur ce point avec l’auteur qu’il traitait), selon lui la nature est admirable en ce qu’elle n’a créé des gens favorisés qu’afin de les obliger à pratiquer la fraternité en déversant une part de leurs biens sur ceux qui sont moins fortunés.

C’est tout simplement prêcher l’aumône, et les prêtres catholiques ne font pas autre chose !

Or il nous semble que « naissant tous égaux et étant tous faits au même moule », nous devons avoir les mêmes droits, les mêmes devoirs, et que la solidarité qui nous lie à nos semblables et qui lie ceux-ci à nous, a créé la fraternité.

Nous avons toujours cru que les inégalités choquantes qui existent de nos jours, sont le produit de vieilles iniquités sociales et non l’expression de l’ordre de la nature.

En supposant que les favorisés du sort déversent librement sur les malheureux une part de leurs biens, ou tout leur superflu, comment accepter que l’aumône qui dégrade celui qui la reçoit puisse créer la vraie fraternité.

Et si l’on crée toujours des hiérarchies dans la société, il y en aura dans les droits des individus ; cela peut-il s’accorder avec la liberté, l’égalité que nous réclamons pour vous ?

Le vrai a toujours été le vrai, mais, au quinzième siècle, une erreur pouvait exister. Aujourd’hui que ces mots de droit, de socialisme, ont fait un chemin immense et se sont répercutés jusque chez les déshérités, comment peut-on dire, avec conviction, que l’ordre de nature a voulu qu’il y ait des hommes bien partagés et d’autres qui n’ont rien reçu, afin de les mettre les uns et les autres dans l’obligation de pratiquer la fraternité.

MARIA DAVID

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La caricature de Gill qui nous sert de couverture aujourd’hui est la couverture de l’Éclipse du 20 mars. Elle vient de Gallica, là.

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).