Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
76. Dimanche 6 mars 1870
Pas mal d’annonces pour commencer, et en particulier celle du numéro exceptionnel qui paraîtra mardi matin ;
les « Fantaisies politiques » de Dangerville sont bien arrivées au journal, il s’amuse de la disparition de la droite ;
des citoyens de Lyon ont envoyé à Rochefort une couronne, j’y reviendrai demain ;
parmi les « Nouvelles politiques » (qu’on devrait plutôt appeler « politiciennes »), le bruit de la démission de Chevandier de Vandrôme (il serait dommage de ne plus avoir à écrire son nom !) qui court à la Bourse ;
Habeneck nous raconte une chasse à l’homme (je ne résiste pas, voir ci-dessous) ;
le « Courrier politique » d’Arnould porte le titre « Les deux régimes » —
nous jouissons tout à la fois de deux gouvernements, — du gouvernement de Décembre [bonapartiste] et du gouvernement de Juillet [orléaniste] ;
l’ami Malon nous parle du « Libéralisme » ;
Habeneck raconte une histoire de préfet ;
Germain Casse parle des détenus de la Santé ;
Jacques Maillet continue sur « Les tribunaux civils » dans la « Question sociale » ;
le « Bulletin des sociétés ouvrières » porte sur une « Fédération des sociétés populaires », Verdure, qui a toujours défendu les associations coopératives, même contre des démocrates qui défendaient l’idée que les associations coopératives sont une forme perfectionnée de l’exploitation de l’homme par l’homme, constate que beaucoup d’associations se sont formées qui maintenant tendent à s’associer entre elles, il donne aussi des nouvelles de la grève de la Motte, sans doute sur sa fin ;
A. de Fonvielle consacre la « Tribune militaire » à sa condamnation ;
je passe les « Échos » ;
et les détails sur l’aménagement de la haute cour de justice à Tours ;
la « Tribune des employés » publie une lettre sur une ladrerie de la compagnie PLM (Paris-Lyon-Méditerranée, chemins de fer) ;
je passe la revue des « Journaux » ;
je signale brièvement un article envoyé de Londres par Alfred Talandier, et qui commente la (très honorable) défaite d’Odger (un candidat ouvrier) aux élections à Southwark (mettant en cause cette fois encore les Irlandais, voir le journal daté du 16 février) ;
dans le « Bulletin du travailleur », sachez que deux ouvrières sont demandées pour coudre des crinolines ;
les « Communications ouvrières » donnent des nouvelles des sections de l’Association internationale des travailleurs, de la Marmite et de la chambre syndicale des praticiens sculpteurs ; il y a des réunions publiques ; et des faits divers ; des listes de souscription et les habituelles rubriques finales.
La chasse à l’homme et le libéralisme, pour aujourd’hui. À ceux qui voudraient suivre Jean Baptiste Clément dans sa fuite, je signale que le Théâtre-Lyrique était à l’emplacement de notre Théâtre de la Ville (il faut donc peut-être remplacer « pont Saint-Michel » par « pont au Change ») et que la Caserne Napoléon fut ensuite nommée caserne Lobau, rue Lobau, donc. Dans quatorze mois, le théâtre brûlera et la caserne sera un lieu d’exécution de communards. En attendant, sachez que le concierge du 37 rue de Rivoli va protester (voir le numéro daté du 11 mars).
La chasse à l’homme
Hier vendredi, à la sixième chambre, vers les cinq heures, après les plaidoiries de MM. Crémieux, Arago et Laurier, défenseurs de MM. Clément, Douvet, Flourens, Lucien Morel, rédacteurs de la Réforme, une suspension d’audience eut lieu avant que la sentence ne fût prononcée.
Pendant cette suspension, M. J.-B. Clément, nu tête et sans pardessus, fut obligé de descendre dans la cour qui sépare la Sainte-Chapelle du bâtiment affecté aux chambres correctionnelles. À peine M. Clément mettait-il le pied sur la porte que trois agents le prenaient au collet : M. Clément s’arrache de leurs mains et prend la fuite ; la meute le suit, — mais Clément a de bonnes jambes… Sur le pont Saint-Michel, un de nos amis l’aperçoit poursuivant avec avantage sa course. Cet ami court immédiatement après lui, pour lui prêter secours. On était alors arrivé à la hauteur du Théâtre-Lyrique, et les mouchards voyant leurs efforts inutiles, voyant que leur proie allait leur échapper, crient de toutes leurs forces :
Au voleur ! au voleur !
Un instant la foule, qui leur livrait passage, hésita devant cette accusation ; mais l’ami criait aussi de toute la force de ses poumons :
Non ! non ! ce n’est pas un voleur ! c’est un journaliste,
et la foule s’écarta.
Clément prend alors une rue transversale, et par un détour rejoint la rue de Rivoli pour entrer dans une maison au numéro 37.
Notre ami, lui aussi, avait pris un détour espérant rejoindre Clément, lorsqu’il se trouve dans la rue de Rivoli face à face avec un des mouchards qui avait perdu la trace.
Ce mouchard, le seul qui ait serré de près Clément, demande à notre ami s’il connaît la direction prise par le fugitif, et au moment où, trompé par une fausse indication, il allait suivre cette piste, le concierge de la maison n°37 vient prévenir que l’homme qu’on cherche partout est dans sa maison.
Pendant ce temps, le reste des agents était arrivé ; une nombreuse foule s’était réunie croyant qu’il s’agissait de l’arrestation d’un voleur.
Le témoin n’a pu que toucher la main de Clément et le suivre jusqu’au poste de police attenant à la caserne du prince Napoléon.
Après cela, notre ami revint à la 6e chambre annoncer l’arrestation de Clément ; tout le monde l’ignorait… le président attendait précisément la rentrée du prévenu, et sa stupéfaction a été grande en apprenant cette nouvelle. Les juges de la 6e chambre eux-mêmes ont été stupéfaits, ils ont compris qu’il fallait remettre à demain pour prononcer la sentence.
Ainsi, voilà comment sont traités en France, sous le ministère de M. Ollivier-Pietri, des hommes qui n’ont commis d’autre crime que celui de ne point pardonner aux coupables, aux traîtres, et de le dire loyalement.
Sous le régime impérial il n’y a que la police qui puisse être libre en France.
CHARLES HABENECK
Le libéralisme
Ce n’est pas nous qui méconnaîtrons la désastreuse influence qu’a exercée l’avènement du second empire sur les destinées de la France et du monde. Nous ne pouvons pas oublier la nation mise en coupe réglée, la république tuée, la démocratie frappée sans relâche, l’ère du despotisme et des réactions violentes ouverte par l’attentat du 2 décembre. Nous n’en croyons pas moins que la phase anti-historique d’épreuves et d’abaissement que nous traversons est aussi, pour une large part, le fait du libéralisme.
Bonapartiste sous la restauration, malthusien sous la monarchie bourgeoise et sous la république, parlementariste sous l’empire, le libéralisme a, autant que n’importe quel despote, contribué à jeter dans les cœurs ce vide, ce byzantinisme qui est le plus grand obstacle à la reprise des grandes traditions révolutionnaires. En effet, la tyrannie ne frappe immédiatement que sur les personnes et sur les faits, et ses plus sanglantes victoires ne servent souvent qu’à rendre plus forte l’idée vaincue. Le libéralisme lui, agit directement sur les mœurs qu’il amollit ; il atteint l’énergie dans sa source, cloître la pensée, et obscurcit des nuages de son juste milieu les grandes aspirations populaires.
Tant que les régions de l’idée ont été annexées par les libéraux, les intérêts de la masse n’ont pas eu de défenseurs. Ne représentant qu’une négation stérile ou un intérêt exclusif de caste, les libéraux ne font jamais trop mauvais ménage avec le gouvernement, pourvu qu’il affecte une forme légèrement monarchique. Avec lui ils parlementent ; mais qu’il s’agisse de résister aux aspirations populaires, on leur trouve alors une énergie qu’on ne leur supposait pas. Les massacres de juin, accomplis par les coryphées du libéralisme, sont là pour en témoigner. Les libéraux ont horreur des réformes : ne faut-il pas maintenir les positions acquises ? Ils se disent probablement, in petto, ce que l’homme de la résistance bourgeoise disait tout haut : — Nous sommes pour le progrès qui ne marche pas.
Vous croyez, nous disent-ils, que suffrage universel et monarchie s’accordent juste comme le feu et l’eau, et que si le vote a le droit de faire, il a corrélativement le droit de défaire, ce qui suppose l’état républicain ? Vous êtes des impatients qui perdrez tout.
Vous voulez remplacer par quelque chose de raisonnable cette bureaucratie administrative si tracassière, si inutile, si coûteuse ; vous voulez l’abolition du monopole, des professions parasites dites libérales ; l’abolition de l’armée, des clergés salariés, etc. ? Vous êtes des anarchistes, vous ne rêvez que désordre. Vous voulez que l’exploitation des mines, des chemins de fer, des canaux, rentrent [rentre] dans la catégorie des services publics ; vous attentez à la liberté du travail. (Ils appellent liberté du travail l’exploitation par les capitalistes et conséquemment le maintien systématique des masses populaires dans une vie de servitude, d’ignorance et de misère.)
Vous voulez qu’une instruction intégrale et professionnelle soit assurée à tous ? vous attentez à la liberté, vous êtes des sectaires.
Vous voudriez que l’impôt devînt une prime d’assurance qui accordât, en attendant mieux, l’instruction à l’enfant, le repos au vieillard et à l’infirme, l’équivalent du salaire au travailleur malade, vous voudriez surtout que l’assiette en soit totalement changée ? vous êtes des utopistes dangereux.
Si vous allez jusqu’à désirer que la matière première (qu’il ne faut pas confondre avec le produit) et l’instrument de travail restent inaliénables entre les mains de la commune, pour être successivement à la portée de tous les travailleurs ; alors, c’est à n’y plus tenir, vous êtes des êtres insociables, les ennemis de tout ordre établi, des malfaiteurs.
Pour les libéraux, il suffit d’une chose : qu’il y ait une minorité jouissante, oisive et dominante. Si, pour l’entretien de cette minorité, il fait qu’il y ait en bas une masse courbée, asservie, exténuée, ignorante et pauvre, c’est qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi.
Heureusement que le peuple qui travaille et qui, décidément, met la main à la besogne, est d’un autre avis. Il veut que, pour tous, il y ait lumière, bien-être, égalité, indépendance, dignité. Plus d’oppressions, plus de privilèges, plus d’ignorance, plus de misère, s’écrie-t-il. Comme coup d’essai, il précipite la débâcle monarchique qui bientôt va délivrer l’Europe, et — l’immense mouvement socialiste qui entraîne les masses en fait foi, — prépare l’avènement de la solidarité sociale, sans laquelle la liberté n’est qu’un leurre et une hypocrisie.
B. MALON
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La vue du Pont-au-Change en 1797 vient de Gallica, là.
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