Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
84. Lundi 14 mars 1870
Rochefort est au secret, mais les « Fantaisies politiques » de Dangerville continuent à arriver au journal, celles-ci, « Les larmes de crocodile », sont consacrées à l’actualité du statut semi-civil de l’Algérie discuté au Corps législatif ;
« Le complot s’instruit », dit Charles Habeneck, qui publie une longue lettre de Rigault, enfin interrogé par le juge d’instruction après 26 jours en prison, et une autre de Fontaine, qui raconte son interrogatoire ;
c’est dimanche et, comme promis, « La Chasse du peuple », de Mathieu (un poème de 1852), s’étale à la place du feuilleton ;
le « Courrier politique » d’Arnould est encore consacré à Jules Favre, à la gauche, et aux électeurs qui ont cru que ces messieurs rempliraient une mission de déblaiement radical (un thème sur lequel on n’a pas fini d’écrire des courriers politiques…) ;
« Nouvelles politiques » ;
ah ! la belle rubrique « Bulletin du mouvement social » !, la société de consommation l’Économie ouvrière, à Ménilmontant, surmonte ses difficultés, des nouvelles du progrès social en Espagne, la détention préventive, en Autriche comme en France, et des nouvelles des grèves, des ouvriers compositeurs (imprimeurs), des ouvriers fumistes (c’est à Paris), des typographes de Montbéliard, des ouvriers en drap dans la Drôme, les ouvriers d’une fabrique de peignes d’Oyonnax, les ouvriers tisserands de Bédarieux, les fondeurs en métaux de Marseille et les passementiers lyonnais ;
« Les Journaux » sont principalement consacrés au Concile, qui se tient toujours à Rome, mais on y lit aussi une lettre de Victor Hugo, expédiée de Guernesey, en réponse à un toast à lui porté aux États-Unis, et publiée par l’Avenir d’Auch (!), et on y apprend la prochaine sortie du premier numéro du Sans-Culotte d’Olivier Pain (encore un journal éphémère, voir le numéro daté du 21 mars) ; une seule communication ouvrière (aux dessinateurs industriels) ;
une page et demie de compte rendu analytique… ;
encore des condamnations pour port d’armes prohibées dans les « Tribunaux » ;
« notre collaborateur, Jules Claretie » ne donne plus son feuilleton mais doit aller bien, puisqu’il fait une conférence avant la représentation de Marie Stuart au Châtelet, lisons-nous dans « La Rampe » ;
la Bourse est plus confiante ;
une belle publicité pour Pierre Bonaparte et le crime d’Auteuil, chez l’auteur (il n’y a pas de nom d’auteur), 9 rue d’Aboukir (tiens, tiens), chez tous les libraires.
Je choisis l’éditorial de Dangerville, puisque j’ai un peu négligé la discussion sur l’Algérie au Corps législatif.
FANTAISIES POLITIQUES
Les larmes de crocodile
On ne fait pas plus de mea culpa au couvent des filles repenties qu’on n’en exécute depuis quelque temps dans les conseils du gouvernement. Comme autrefois les pénitents blancs et les pénitents noirs, nous avons les pénitents tricolores : tous ceux de l’Arcadie, de la rue de Poitiers, du centre droit, du marais et de la plaine, se convertissent à tour de rôle au libéralisme, au parlementarisme, et à tous les nouveau mots en « isme » qui ont le tort de rimer avec despotisme.
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M. Jérôme David, ancien chef de bureau arabe et qu’on soupçonnait vaguement de devoir vendre un jour sa petite ville aux Bourguignons, c’est-à-dire de se trouver, comme par hasard, présider le Corps législatif le jour d’un nouveau coup d’État, M. Jérôme David, dis-je, a déclaré le premier, avec un rare abandon, que s’il avait soutenu, l’an dernier, le régime militaire comme pouvant seul convenir à l’Algérie, cette année il soutiendrait le régime civil, attendu qu’il était complètement désabusé sur le système des coups de sabre comme moyen de civilisation.
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Après cette amende honorable, mais infiniment moins élevée que celles de la Marseillaise, Ollivier, l’interlope, s’est approché du confessionnal et a répondu aux questions de l’abbé Jules Favre qu’en effet il avait commis des fautes et qu’il en commettrait encore, assurance qui, du reste, a paru enchanter l’assemblée.
C’est alors que M. de Forcade la Roquette s’est levé comme un seul homme et a déclaré qu’il se ralliait d’autant plus aux idées de M. Jules Favre qu’elles étaient diamétralement opposées aux siennes.
Il y a quelques années, un père, qui eût probablement remercié le préfet de police de lui interdire la visite de ses enfants, prit le train du Havre avec ses trois héritiers et, sous prétexte de leur montrer de plus près les beautés de l’Atlantique [la Manche comme diverticule de l’Atlantique…], il les fit entrer dans la mer et leur plongea la tête sous l’eau jusqu’à ce que mort s’en suivît.
Arrêté et conduit devant un juge d’instruction, la première réponse qu’il balbutia fut celle-ci :
— Je sais bien que j’ai fait une bêtise.
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M. Jérôme David n’a probablement pas noyé d’enfants, bien que, comme chef de bureau arabe, il ait sans doute contribué à faire mourir d’inanition bon nombre de petits algériens.
M. de Forcade la Roquette s’est évidemment contenté de laisser son glorieux frère le maréchal Saint-Arnaud tuer dans les rues de Paris les enfants de sept ans, pendant la nuit du 2 décembre. Vous vous rappelez :
L’enfant avait reçu deux balles dans la tête.
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Quant à M. Ollivier, le grand prometteur de France, il ne tue pas non plus les petits garçons, mais il les empêche de voir leurs pères, quand ceux-ci sont en prison. Ce qui, du reste, n’a rien d’étonnant de la part d’un homme qui n’a pas craint de déshonorer son auteur en pleine tribune en racontant que celui-ci bénit quotidiennement les trahisons, les mensonges et les apostasies que son renégat de fils n’a cessé de commettre depuis les élections de 1857 jusqu’à nos jours.
Je n’accuse donc pas d’infanticide les députés de la droite, mais leurs aveux récents sont à peu près de la même force que la réponse du père de famille dont je parle plus haut. Ah ! mes bons messieurs, le régime militaire en Algérie a réduit les Arabes à la dernière des misères !
Il a développé dans les tribus l’assassinat et l’anthropophagie !
Il a jonché le sol africain des cadavres de plus de cinq cent mille individus, morts de faim et d’étisie !
Il a desséché la terre, ruiné les colons et semé par tout le territoire occupé par nos armes l’exécration du nom français. Et, quand des gémissements par trop formidables montrent aux plus insensibles et aux plus obtus le danger que court l’empire de voir cette conquête lui échapper, ceux qui ont soutenu, pendant des années, l’exécrable régime du sabre, s’imaginent qu’il leur suffit, pour avoir le droit de dormir tranquilles, de venir exprimer ce regret devant une Chambre qui ne comprend pas le quart de ce qu’on lui dit :
Nous reconnaissons que nous nous sommes trompés.
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Mais Sextus Tarquin a dû reconnaître aussi qu’il s’était trompé, lorsqu’après avoir violé Lucrèce, il vit le peuple lui courir sus et le chasser de Rome à coups de trique.
Ils font bien les choses, ces messieurs. Leurs erreurs ne coûtent que six cent mille hommes à une des quatre parties du monde.
Et quand ils auront reconnu ainsi [aussi?] que l’expédition du Mexique fut un crime, la guerre de Crimée une niaiserie, l’occupation de Rome une violation de territoire, et les emprunts une banqueroute déguisée, ils s’imaginent que leur passé redeviendra blanc et lisse de cette fausse lessive ?
Franchement, le métier d’homme politique serait, à ce prix-là, par trop facile.
Je vous demande un peu quelle espèce de satisfaction éprouveront les Arabes morts dans les tortures de la famine, en apprenant que M. Jérôme David a complètement changé d’opinion à leur égard.
— Est-il possible !… s’écrieront les défunts, à l’annonce de cette bonne nouvelle. — On va nous rendre à la vie ?…
— Du tout, répliquera M. Jérôme David, vous resterez défunts ; mais ce sera une grande consolation pour vous de savoir que je vous suis désormais dévoué corps et âme.
Non, M. Forcade, non, M. David, les choses ne se passent pas ainsi.
Varus, rends-nous nos légions.
Criaient les Romains à tous les échos d’alentour.
Rendez les six cent mille Arabes dont l’administration militaire a engraissé des terres qui n’en profiteront même pas.
Rendez les milliards que vous avez aidé à gaspiller par vos votes.
Rendez les soldats français que vous avez envoyé mourir de la fièvre dans les terres chaudes, pour vous donner l’occasion de créer des obligations que Robert Macaire eût hésité à émettre.
Rendez les garibaldiens lâchement massacrés à Mentana.
Rendez-nous tout cela, ou taisez-vous. Napoléon III, cet ami de l’ordre, a, lui aussi, exprimé publiquement ses remords d’avoir essayé à deux reprises de renverser une dynastie régnante. Mais cette déclaration a fait beaucoup rire, parce que tout le monde savait que ses remords venaient uniquement de ce qu’il tremblait comme la feuille que quelqu’un n’essayât de renverser la sienne.
HENRI DANGERVILLE
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).