Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

91. Lundi 21 mars 1870

La rédaction est partie à Tours ;

Germain Casse prône la grève ;

les « Nouvelles politiques » de Francis Enne sont centrées sur le procès qui va s’ouvrir à Tours, mais ne ratent pas la saisie du premier numéro du Sans-Culotte ;

on reparle de l’élection partielle dans le Rhône (voir le numéro daté du 18 mars) où Ulric de Fonvielle a refusé de se présenter ;

dans « Le Complot », Morot rappelle que Rigault est toujours prisonnier ;

dans ses « Lettres de Tours », Puissant parle des Tourangeaux, dont le caractère dominant serait la placidité et donne des nouvelles du procès (et des défauts physiques des juges) ;

du coup j’ai tourné la page et omis de signaler le « feuilleton » de Georges Mathieu (ci-dessus… et ci-dessous), qui permettra peut-être de crier le journal : « Voilà la République universelle ! » (voir le journal daté du 13 avril) ;

dans « Les veuves des grands dignitaires de l’empire », il s’agit d’une pension annuelle extraordinaire de 20,000 francs qui sera allouée à la veuve d’un maréchal ministre de la guerre, et Morot fait un calcul, à partir de l’argent public que ce maréchal a déjà touché, de la fortune de cette veuve millionnaire ;

Collot revient sur le conseil municipal que l’on élira peut-être un jour à Paris ;

une lettre de Londres et de J. Williams (voir ci-dessous) ;

le « Bulletin du mouvement social » se réjouit de l’initiative que prennent les ouvriers roubaisiens pour l’amélioration morale et intellectuelle de leur triste situation économique (il y a trois ans, des malheureux tisseurs en colère avaient brûlé des ateliers et brisé des machines), Verdure rend compte aussi d’un grand meeting (assemblée générale des adhérents lyonnais aux principes de l’Association internationale) qui a réuni cinq mille personnes à Lyon et duquel Varlin a été élu président ;

la « Tribune militaire » d’A. de Fonvielle traite du soldat à l’hôpital ;

la « Tribune des employés » (qui sont tous, décidément, des employés de chemin de fer) traite des amendes ;

je passe les « Échos » ;

dans « Les Journaux » je note la citation par Humbert d’un article paru dans La Rue ;

en salle Molière, une réunion publique dissoute par le commissaire ;

une seule « Communication ouvrière », celle d’un banquet fraternel ouvrant la société de commerce formée sur les bases de la Marmite et rue des Blancs-Manteaux ;

annonces de réunions publiques, parmi les orateurs, je reconnais le nom de Jules Labbé (celui qui a remplacé Arnould pendant sa détention) qui va parler de L’Esprit des lois, de Montesquieu, et m’interroge sur le contenu de la « conférence sur la Femme au point de vue social » que va donner Jules Lermina salle Beethoven ;

Amouroux à nouveau jugé pour avoir demandé ses papiers à un commissaire ;

les « Faits divers » contiennent des statistiques intéressantes sur les décès ;

en « Variétés », le deuxième article de Salvador Daniel sur « les Chants du peuple », et en particulier La Chasse du peuple de Mathieu, il faudra relire ça un jour… ;

rubriques finales.

En attendant, je garde l’article de Jenny Marx alias J. Williams.

 

Londres, 18 mars 1870

Comme je vous l’annonçais dans ma dernière lettre, M. Moore, membre irlandais de la maison [chambre] des communes, a interpellé hier le ministère sur le traitement des prisonniers fenians. Il fit allusion à la demande de Richard Burke et de quatre autres prisonniers détenus à Montjoy-prison [Mountjoy] (à Dublin) et demanda au gouvernement, s’il le croit conforme à son honneur, de détenir les corps de ces hommes après les avoir privés de leur raison ? Enfin, il insiste sur « une enquête » entière, libre et publique.

Le voilà (M. Gladstone) mis dans un cul de sac. En 1868, il refusa catégoriquement et dédaigneusement l’enquête demandée par le même M. Moore. Depuis ce temps il répondit toujours de la même façon aux demandes d’enquête périodiquement réitérées.

Et pourquoi céder aujourd’hui ? Dire qu’on est effrayé du bruit de l’autre côté de la Manche ? pas si bête. Quant aux charges faites contre nos administrateurs des bagnes et des prisons, nous les avons requis de vouloir bien s’expliquer là-dessus.

Ils nous ont unanimement répondu que tout cela sont des contes bleus. Alors, notre conscience ministérielle était naturellement satisfaite. Mais d’après les explications de M. Moore — c’est littéral — il semble « que la matière en question n’est pas exactement la satisfaction. Que l’âme du gouvernement (the satisfaction of the minds of the government) dérive de sa confiance dans ses subalternes » et « conséquemment (therefore) il sera et politique et juste de faire une enquête sur la vérité des allégations des geôliers. »

« Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir. Il condamne au matin ses sentiments du soir. Importun à tout autre, à soi-même incommode, il change à tout moment d’esprit comme de mode. » Mais s’il s’exécute enfin, c’est avec une nouvelle réservation [réserve] mentale.

M. Moore demande une enquête entière, libre et publique. M. Gladstone lui répond qu’il est responsable pour la « forme » d’enquête et nous savons déjà que ce ne sera pas une « enquête parlementaire » mais au contraire une enquête par voie de commission royale. En autres mots, les juges d’instruction dans ce grand procès, où M. Gladstone joue le rôle d’accusé en chef, seront choisis et nommés par M. Gladstone lui-même.

Quant à Richard Burke, M. Gladstone déclare que le gouvernement s’était déjà au 9 janvier informé de sa démence. Par conséquent, son digne confrère M. Bruce, le ministre de l’intérieur, a menti effrontément, dans sa lettre publique du 11 janvier, [où] il déclara ce fait controuvé. Mais, poursuit M. Gladstone, l’aliénation mentale de M. Burke n’est pas arrivée à un tel degré qu’il faudrait lui faire grâce du bagne. Il ne faut pas oublier que cet homme a été accessoire à [complice dans] l’explosion de Clerkenwell prison. Comment ? Richard Burke se trouvait détenu comme accusé à Clerkenwell prison, quand d’autres hommes prirent la fantaisie de faire sauter cette prison pour le délivrer. Donc il était accessoire à [complice de] cette tentative folle, dont on soupçonne la police anglaise d’avoir été l’auteur — et qui, en cas de réussite, l’aurait enseveli sous les ruines de la prison ! Du reste, conclut M. Gladstone, nous avons déjà mis en liberté deux fenians, tombés fous dans nos bagnes anglais. Mais, interromp[i]t M. Moore, je parlai[s] des quatre aliénés, détenus à Montjoy, prison de Dublin. Qu’à cela ne tienne, répond M. Gladstone. Ce sont toujours deux fous de moins dans nos prisons !

Pourquoi M. Gladstone est-il si anxieux d’échapper à toute mention de Montjoy-prison ? nous verrons. Les faits se trouvent cette fois constatés non pas dans les lettres venant des prisonniers, mais dans un livre bleu, publié en 1868 par ordre du parlement.

Après l’escarmouche fenianne, le gouvernement anglais mit l’Irlande sous une loi de sûreté générale. Tout garantie de liberté individuelle était donc suspendue. Tout homme « suspect d’être suspect de fenianisme » pouvait donc être jeté en prison et, sans l’ombre d’une procédure judiciaire, y être retenu d’après le bon plaisir des autorités. Une des prisons encombrées de suspects était la Mountjoy-Convict-Prison, à Dublin, dont John Murray était l’inspecteur et M. M’Donnel [McDonnel] le médecin. Maintenant que lisons-nous dans le Livre-Bleu publié en 1868, par ordre du Parlement ?

Pendant des mois, M. M’Donnell adressa d’abord des lettres de protestation contre le traitement cruel des suspects à l’inspecteur Murray. Comme l’inspecteur n’y répondit pas, M. M’Donnel adressa trois ou quatre rapports au gouverneur de la prison. Dans une de ces lettres, il spécifie « divers[es] person[ne]s » — je cite textuellement — « qui montrent des symptômes indubitables de démence ». Il ajoute : « Je n’ai pas le moindre doute que cette démence soit la conséquence du régime de prison. Abstraction faite de toute considération d’humanité, ce serait une matière grave si quelqu’un parmi ces prisonniers qui ne sont pas condamnés, mais seulement suspects, commettait un suicide. »

Toutes ces lettres adressées par M. M’Donnell au gouverneur, furent interceptées par John Murray. Enfin M. M’Donnell écrivit directement à Lord Mayo, le ministre du vice-roi de l’Irlande. Il lui dit, par exemple : « Il n’y a personne, milord, qui soit mieux informé que vous-même de la dure discipline à laquelle les prisonniers « suspects » ont été assujettis depuis longtemps, discipline cellulaire plus sévère que celle infligée aux galériens. »

Quel fut le résultat de ces révélations publiées par ordre du Parlement ? Le docteur M’Donnell fut destitué !!! Murray garda toujours sa place.

Tout cela se passait au temps du ministère Tory. Quand M. Gladstone avait enfin réussi à déplacer Lord Derby et M. Disraeli par des déclamations brûlantes, où il dénonça le gouvernement anglais comme la véritable cause du fenianisme, il confirma non seulement le féroce Murray dans ses fonctions, mais, comme preuve de sa satisfaction particulière, il joignit à son poste d’inspecteur une grosse sinécure, celle de « Registrar of habitual criminals ! »

Dans ma dernière lettre, j’affirmai que la réponse anonyme à la lettre de Rossa, circulée [diffusée] par les journaux de Londres, émane directement du ministère.

On avoue aujourd’hui que c’est l’œuvre de M. Bruce, ministre de l’Intérieur. Voici un échantillon de sa « conscience ministérielle ! » Quant à la plainte de Rossa qu’il est obligé « à se baigner dans l’eau qui a déjà servi aux ablutions des galériens », les commissaires Knox et Pollock ont déclaré, dit M. Bruce, « qu’après leur enquête scrupuleuse il serait superflu de s’arrêter à de pareilles absurdités. » Heureusement le rapport des policiers Knox et Pollock a été publié par ordre du Parlement. Qu’est-ce qu’ils disent page 23 de leur rapport ? Que d’après le régime de prison un certain nombre de galériens usent du même bain, l’un après l’autre et que « le garde ne pouvait pas donner la priorité à O’Donovan Rossa sans offusquer les autres. » Il serait donc superflu de s’arrêter à de pareilles absurdités.

Ainsi, d’après le rapport des policiers Knox et Pollock l’absurdité ne consiste pas, comme M. Bruce les [leur] fait dire, dans l’allégation de O’Donovan Rossa qu’il était obligé de se baigner dans l’eau salie par les galériens. Au contraire, ces messieurs trouvent simplement absurde que O’Donovan Rossa se soit plaint de cette infamie !

Dans la même séance de la maison des communes, où M. Gladstone se déclara prêt à faire une enquête sur le traitement des prisonniers fenians, il introduisit un nouveau « Coercion Bill » pour l’Irlande, c’est-à-dire la suppression des libertés constitutionnelles et la proclamation d’une loi de sûreté générale.

D’après une fiction théorique, la liberté constitutionnelle est la règle et la suspension l’exception; mais d’après les us et coutumes du régime anglais en Irlande, la loi de sûreté générale constitue la règle et la constitution, l’exception. Gladstone fait des crimes agraires le prétexte pour mettre l’Irlande de nouveau en état de siège. Son véritable motif c’est le désir de supprimer les journaux indépendants de Dublin. Désormais la vie ou la mort de tout journal irlandais dépendra du bon plaisir de M. Gladstone. Du reste ce Coercion Bill était le complément obligatoire du Land Bill récemment introduit par M. Gladstone, de cette loi qui, sous l’apparence de venir en aide aux fermiers, consolide le landlordisme irlandais. Pour caractériser cette loi, il suffit de dire qu’elle porte l’empreinte de Lord Dufferin, membre du cabinet et grand propriétaire irlandais. Il n’y a pas un an que ce docteur Sangrado a publié un gros volume pour prouver que la population irlandaise n’a pas été suffisamment saignée, qu’il faudrait encore la réduire d’un tiers afin que l’Irlande accomplisse sa destination glorieuse de produire les plus grosses rentes possibles pour ces seigneurs terriens, et le plus de viande et de laine possible pour le marché anglais.

J. WILLIAMS

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer). Vous y trouverez notamment le poème de Mathieu qui fait la couverture de cet article, que vous pouvez aussi lire ici (cliquer pour agrandir):

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).