Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

103. Samedi 2 avril 1870

Rochefort est toujours séquestré ;

qu’en est-il d’ailleurs de Paschal Grousset ? en tout cas nous recevons des « Lettres de la Bastille », du numéro 444, qui semble ne pas croire autant que Victor Hugo aux tables tournantes ;

à Lyon, Greppo et Murat appuient la candidature de Fonvielle ;

sous le titre « Les Mystères de Tours », Barberet publie quelques documents à joindre au procès, la lettre que Grousset à écrite au président Glandaz après avoir été expulsé, que celui-ci n’a jamais lue au jury, de même qu’il n’a jamais communiqué les copies destinées à Mes Laurier et Floquet, les avocats ;

toujours à Mazas, Rigault intervient à son tour sous le titre « Le Complot » ;

le « Courrier politique » d’Arthur Arnould est consacré à la grève du Creuzot, un bel article politique (voir ci-dessous) qui sera apprécié des grévistes (voir le journal daté du 5 avril) ;

« Nouvelles politiques » de Francis Enne que je passe ;

une lettre de Millière répond à un journal qui a annoncé qu’il avait été élevé par un prêtre,

Hélas, monsieur, je n’ai été élevé par personne.

Mon père, qui travaillait de cinq heures du matin à sept heures du soir, pour gagner quarante sous par jour, comme ouvrier tonnelier à la poudrerie de Vonges, ne comprenait que son métier, et n’a pu ni m’apprendre ni me faire enseigner autre chose.

Vous avez donc été induit en erreur.

Il pourra vous sembler puéril que j’attache de l’importance à cette rectification ; mais vous comprendrez ma susceptibilité, monsieur, lorsque vous saurez qu’à mes yeux, de tous les ennemis du peuple, le prêtre est le plus dangereux, le plus exécrable ; et que je me considérerais comme empoisonné, si j’avais sucé le venin de cette caste que le Christ appelait race de vipères.

on continue la revue de presse sur la haute cour par la presse de province ;

dans le « Bulletin du mouvement social », l’union des travailleurs allemands de New York s’adresse aux ouvriers de Paris (ayant lu la correspondance de Karl Marx, je peux vous dire que les signataires, Carl et Jubitz, n’étaient pas de l’Internationale), les ouvriers foudriers de Béziers sont en grève, celle des mineurs de la Motte se termine, le comité des veloutiers de l’Arbresle n’est pas content :

le curé a rendu visite à des ouvriers pour les engager à reprendre le travail, les ouvriers des chantiers de l’Océan, au Havre, ont obtenu satisfaction (réduction du temps de travail) sans avoir à faire grève ;

Cluseret intervient encore, au nom des travailleurs américains (ce qui a aussi fait râler Marx) ;

« Les Journaux », d’Alphonse Humbert, se terminent par l’éventualité d’une candidature de Pierre Bonaparte à l’Académie française (c’est aussi d’Ollivier qu’on se moque) ;

les « communications ouvrières » concernent les ouvriers doreurs sur bois et l’association générale de l’enseignement libre et laïque ;

il y a des réunions publiques, un banquet de libres penseurs, un mariage civil ;

et, oui, il y a un compte rendu analytique ;

mais si vous avez un moment, lisez plutôt le compte rendu des « Tribunaux », qui est beaucoup plus drôle (réunion publique ou privée, voilà la question) ;

listes de souscription, théâtres ;

Bourse…

COURRIER POLITIQUE

La grève du Creuzot

La grève du Creuzot, si elle ne sert pas à faire rendre justice aux légitimes griefs des ouvriers mineurs, aura eu cela de bon, du moins, qu’elle aura fait connaître M. Schneider et l’organisation du Creuzot.

Mais M. Schneider n’est pas seulement un homme : il est une situation, — il s’appelle Légion.

M. Schneider représente la féodalité du capital, l’exploitation du travailleur par le million, — cette aristocratie hypocrite et basse qui s’est frauduleusement substituée à l’ancienne aristocratie violente et sincère, après l’avoir renversée avec l’aide du peuple.

M. Schneider, c’est la société bourgeoise, égoïste et féroce, faisant suer des billets de banque au peuple affamé, désarmé et désespéré.

Ce qui se passe au Creuzot, — cette population de travailleurs réputés libres par une fiction de la loi, en réalité rivés au servage impitoyable de la mine et de l’usine, attachés à leur misère par cette misère même qui ne leur laisse aucun moyen de rompre le contrat passé entre la faim aux abois et le capital sans entrailles, — ce spectacle odieux et douloureux, c’est l’image en petit de la France entière, depuis le jour fatal où la Révolution se laissa écraser sous la botte d’un Corse audacieux.

Voilà les maux sérieux, voilà les grosses questions, voilà le problème terrible et palpitant que la République démocratique et sociale pourra seule résoudre.

D’ici là, chaque fois que les exploités élèveront la voix pour protester, les exploiteurs les ramèneront au bagne, violemment, avec l’appui de la force armée, ou domptés par le besoin de manger.

Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que d’un bout à l’autre de la France, de l’Europe, les travailleurs organisés pussent s’unir pour agir avec ensemble.

Leur cause est commune, leur action devrait l’être.

Tant qu’ils se mettront en grève isolément, les uns après les autres, ils succomberont, ayant à lutter, non pas contre des forces isolées elles-mêmes, mais contre une savante organisation sociale dont tous les privilégiés s’entendent, eux, comme larrons en foire, appuyés sur ces deux leviers qu’on appelle les chassepots et le capital.

Les ouvriers, les travailleurs de tout ordre et de toute catégorie, tous ceux qui souffrent, tous ceux qui graissent de leur sueur et de leur sang les rouages de la machine sociale, commencent à comprendre cette nécessité.

Ils s’y préparent : et ce sera la consolation des historiens futurs, lorsqu’ils auront à peindre notre époque de corruption et d’avilissement, de montrer ce noble, ce magnifique tableau des classes déshéritées ourdissant en silence leur affranchissement final, à l’heure même où les représentants officiels de la bourgeoisie jadis libérale et révolutionnaire, se soumettaient par lassitude, ambition, ou lâche terreur du peuple, et trahissaient leur mission d’initiative et d’initiation.

Ce jour-là, ce n’est plus seulement une augmentation de salaire et une diminution des heures de corvée qu’auront à réclamer les travailleurs : — ce sera l’abolition du salariat et la possession intégrale des instruments de travail.

Ce jour-là, ils ne discuteront plus l’octroi de quelques centimes supplémentaires destinés à les sauver de la faim et du froid ; — ils ne revendiqueront plus seulement l’administration et la libre disposition des fonds prélevés sur leur salaire, que s’approprie un Schneider : — ils reprendront leur bien tout entier, et inscriront sur leur drapeau vainqueur :

— La mine aux mineurs, la forge aux forgerons !

En attendant ce jour, dont on peut déjà prévoir la venue prochaine, nous aurons encore plus d’une fois à assister au spectacle affligeant que nous présente le Creuzot, à cette lutte immorale entre celui qui possède et ceux qui produisent, entre celui qui donne des galas en son château et ceux qui ne mangent point leur content.

Que M. Schneider use donc de ses « droits », puisque cela s’appelle des droits !

Qu’il refuse une légère augmentation à ses ouvriers !

Qu’il les expulse de leurs logements et les jette nus, gelés, affamés, avec femmes, enfants, parents infirmes, sur les grandes routes.

Qu’il appelle à son secours les gendarmes et les chassepots, les préfets et les juges de l’empire.

D’un côté des milliers de malheureux qui demandent la faculté de vivre en travaillant ; — de l’autre, des actionnaires représentés par un millionnaire qui veut avoir des chevaux dans ses écuries, des voitures pour promener ses rhumatismes, des parcs de haute futaie pour ses chasses, des salons pour recevoir les belles dames de la cour, de la vaisselle d’argent pour traiter les valets du prince.

Pour qu’il ait des vins fins dans sa cave, pour qu’il puisse griser de champagne frappé le préfet, le général et les conseillers généraux, — pour que ses réceptions d’hiver, à Paris, et ses dîners soient appréciés des ministres gourmets et des sénateurs podagres, n’est-il pas essentiel que les traine-boulet du Creuzot boivent de l’eau claire et manquent de pain bis ?

Voilà les droits, les droits sacrés, représentés en la personne de M. Schneider, et dont l’énumération ne révolte pas encore le sentiment universel, tant l’habitude de la justice méconnue, de l’équité méprisée, de la force triomphante et du despotisme impuni ont, dans une société fondée sur l’inégalité, faussé la conscience publique.

ARTHUR ARNOULD

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La photographie de Maître Floquet (un des avocats de Tours) est due à Appert, elle vient de Gallica, là.

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).