Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

116. Vendredi 15 avril 1870

Nouvelles poursuites contre la Marseillaise,

Il y avait longtemps que nous n’avions eu des nouvelles de la police et de la magistrature.

Ce soir, nous avons eu la visite de l’huissier audiencier EUGÈNE-JULES FRANÇOIS GAY.

Notre ami Barberet est assigné à comparaître, le 19 avril prochain, à la 6me chambre, pour répondre et procéder, sur et aux fins d’un procédure de laquelle il résulte qu’il est prévenu d’avoir, en 1870, à Paris, en publiant dans le numéro du journal la Marseillaise portant la date du mercredi 13 avril 1870, un article intitulé : Adresse d’un groupe de citoyennes de Lyon aux citoyennes du Creuzot, commençant par ces mots : « Citoyennes, votre attitude ferme et énergique » et finissant par ceux-ci : « Courage et espoir ! »

1° Cherché à troubler la paix publique en excitant le mépris ou la haine des citoyens les uns contre les autres.

2° Attaqué le principe de la propriété.

3° Adressé aux militaires de l’armée de terre une provocation dans le but de les détourner de leurs devoirs militaires et de l’obéissance qu’ils doivent à leurs chefs.

Ils ne nous oublient pas, comme on voit.

L’adresse qui nous vaut cette nouvelle poursuite est signée par des femmes d’ouvriers [?] qui, dans on moment d’indignation n’ont pas craint de dire hautement à leurs sœurs : Courage et espoir.

signe Francis Enne en tête du journal ;

suivent les « Fantaisies politiques » de « Dangerville », aujourd’hui sur « L’ère des coups d’État » ;

les « Nouvelles politiques » le sont (politiciennes) ;

le « Courrier politique » d’Arnould répond, sous le titre « La Tactique », à quelques objections faites par les lecteurs sur l’abstention au plébiscite ;

je passe « La Chambre » ;

la « branche française » de l’Association internationale des travailleurs à Londres envoie le mot d’ordre « Pas d’abstentions. Des billets blancs », Arnould répond que « nous » croyons l’abstention plus efficace, mais que « nous » ne repoussons pas le bulletin blanc (comme il vient de l’expliquer dans son article) ;

un petit mot de Flourens transmet au journal une adresse de citoyens irlandais ;

une lettre d’employés du télégraphe proteste contre une phrase mal tournée et mal comprise dans le journal, Morot s’explique ;

Georges Sauton ironise sur la situation de M. Tassius, traité, à Mazas, comme un vulgaire accusé de complot, pour avoir détourné un million chez Rothschild, alors qu’il pourrait être tranquillement à Nice comme son collègue Haussmann ;

les ouvriers passementiers de Vaugirard protestent contre le jugement d’Autun ;

les nouvelles de la grève du Creuzot suivent, voir ci dessous, avec la suite du compte rendu du jugement ;

le « Bulletin du mouvement social » donne des nouvelles des ouvriers passementiers de Lyon, en grève depuis un mois et cinq jours, toujours à Lyon des « patronnes en seconde main et ouvrière lisseuses » en lutte contre les marchands de soie, cessent le travail, à l’Arbresle les veloutiers ont repris le travail après avoir obtenu quelques-unes des concessions qu’ils demandaient (voir le journal daté du 2 avril), les garçons limonadiers du Havre demandent une demi-journée de congé par semaine, la rubrique rappelle aussi la récompense obtenue par Schneider lors de l’exposition universelle de 1867, je vous garde la grève de Fourchambault (ci-dessous) ;

des « Journaux », je retiens que la Rue est poursuivie,

On nous dit, — mais le fait est presque incroyable, — que ce sont les articles de cuisine fantaisiste qu’un baron Brisse populaire publiait chaque jour sous le titre : Menus du pauvre, — qui ont attiré sur notre confrère les sévérités du parquet. Est-ce qu’entre autres innovations libérales M. Ollivier nous aurait apporté le nouveau délit des fricots séditieux?

se demande Alphonse Humbert ;

c’est ensuite un compte rendu analytique du « Corps législatif » ;

dans les « Communications ouvrières », nous apprenons qu’une section de l’Internationale a été constituée dans le quartier Maison-Blanche, et qu’on peut cotiser chez le citoyen Passedouet, avenue de Choisy, qu’il y a des réunions de cordonniers, de charpentiers, de professeurs et d’employés des journaux ;

on annonce des réunions publiques ;

Ranc rend compte de « La Fourmilière », qu’il a vue au théâtre ;

une nouvelle souscription pour le Creuzot, « pour les femmes et enfants des condamnés d’Autun » ;

théâtres et Bourse.

LA GRÈVE DU CREUZOT

Creuzot, le 12 avril 1870.

Cher citoyen,

Hier, M. Schneider recevait la lettre suivante:

Monsieur Schneider,

On nous apprend que dans une réunion composée de commerçants du pays, vous avez demandé s’il était vrai que les mineurs gagnaient moins de 4 fr. 75 cent., et les rouleurs moins de 3 fr. 60 c.

Nous serions très heureux que le fait fût exact, il pourrait mettre fin à la grève, si désastreuse pour tous.

M. Schneider, vous n’avez qu’à voir les livres de paye et les tableaux d’au moins quatre mois; vous verrez que les mineurs ne gagnent pas plus de 4 francs en moyenne, car si les trente ou quarante mineurs qui font les galeries dessertes gagnent jusqu’à 5 francs, et si les forts ouvriers, ceux qui extraient la houille, gagnent jusqu’à 4 f. 50 c., la très grande majorité des mineurs ne gagnent pas plus de 3 fr. 50 cent. à 4 francs; les rouleurs gagnent à peu près, en moyenne, 3 fr. 75 cent. et les journaliers, vieillards compris, 2 fr. 75 cent. en moyenne, le tout pour 12 heures de travail.

Si les employés vous ont dit le contraire, ils ont bien mal fait ; ils sont la cause de tous nos malheurs. Si, en effet, vous avez cru que nous étions payés, les mineurs 4 fr. 75 cent. au moins, et les journaliers 3 fr. 60 cent., nos réclamations ne sont guère au-dessus de ce chiffre et la conciliation serait possible.

Nous sommes à votre disposition pour parler sur ce sujet.

Recevez nos salutations empressées.

Pour le comité,

Testard, secrétaire.

Le soir du même jour les délégués étaient appelés au château. Là, M. Schneider fils leur reprocha de n’avoir écrit à M. Schneider qui avait déjà daigné leur parler, que pour avoir quelque chose à dire à leur assemblée générale : ce reproche fit hausser les épaules aux délégués. Il leur dit ensuite que M. Schneider connaissait parfaitement la somme du salaire de ses ouvriers, et il ajouta :

— Je sais que vous distribuez de l’argent; vous devriez savoir que l’argent ne se gagne que par le travail.

— Nous savons le contraire, reprit l’un des délégués, nous travaillons depuis longtemps chez vous ; nous ne voyons le soleil que depuis la grève et nous sommes pauvres, tandis que d’autres ne travaillent pas et sont millionnaires. Du reste, puisque M. Schneider sait que nous gagnons si peu et qu’il n’a rien à nous dire, il ne nous reste qu’à nous retirer.

Les délégués sortirent après dix minutes d’entretien pour aller à l’assemblée générale où se trouvaient huit cents mineurs environ. Il fut parlé de la condamnation d’Autun, ce qui amena un avertissement du commissaire. Les délégués rapportèrent les paroles de M. Schneider et le maintien de le grève fut voté unanimement.

Ce matin, on disait qu’un petit nombre de mineurs grévistes étaient descendus, et c’est compréhensible. La plupart se demandent, avec terreur, si en prolongeant la lutte ils ne s’attireront pas des années de prison.

Ceux qui sont là-bas n’avaient rien fait, disent-ils, et le vieux est si puissant !

La très grande majorité se maintient énergiquement, et la ferme attitude des femmes ne se dément pas un instant.

C’est commencé, nous ne pouvons pas nous livrer; nous ne demandons que la justice, on nous la doit.

Voilà leur raisonnement.

Aussi l’administration modèle et glorieuse a-t-elle changé de tactique à leur égard. Ses bons de lard et de pain, d’ailleurs payés par la caisse des ouvriers, ne produisant pas d’effet, on les a abandonnés et l’on s’est dit qu’un bon procès, ayant pour dénouement un jugement d’Autun, répandrait de nouveau une terreur salutaire.

En conséquence, des mandats de comparution ont été lancés, aujourd’hui même, contre plusieurs citoyennes, leur enjoignant de se rendre, dès demain, sous peine d’arrestation, à Autun (20 kilomètres, 3 francs de chemin de fer), devant le juge d’instruction.

Que lui faut-il donc à ce bienfaiteur? Les pères emprisonnés, les familles éplorées, la ville en état de siège, la misère partout, une contrée terrorisée ne peuvent satisfaire sa vengeance! Quand les larmes, le sang, les sueurs de douze mille ouvriers ont rendu un patron soixante fois millionnaire, tout sentiment humain, toute idée généreuse est donc éteinte en lui? Les femmes du Creuzot ont plus d’énergie que les hommes. Emploiera-t-on les quatre mille soldats qui campent dans la ville à emprisonner les mères? Nous n’en serions pas étonnés.

Les promenades militaires à travers les rues de la ville sont maintenant journalières. Un bataillon du 46e continue à loger dans les écoles, entretenues, comme vous savez, par cette inépuisable caisse des ouvriers, et les enfants s’en vont vagabondant par les rues, très satisfaits de ces vacances extraordinaires. Les pères n’en paient pas moins les mois d’école qui sont retenus d’autorité au bureau.

On parle ici de la grève de la maison Cail et on assure que tout Fourchambault est en grève également. Ces nouvelles produisent une légitime émotion. Ces serfs modernes que quatre mille baïonnettes et les juges d’Autun maintiennent au travail ingrat et lentement mortel se réjouissent du soulèvement de leurs frères, un peu moins malheureux qu’eux-mêmes.

À vous.

B. MALON

Ainsi, on le voit, la guerre implacable, sauvage, impitoyable, la calomnie la plus déloyale, la répression la plus aveugle sont de mise journalière au Creuzot.

On prend l’argent de la caisse de prévoyance, cette caisse dont M. Schneider conserve arbitrairement la gérance, pour distribuer des aumônes de pain et de lard qu’on attribue à ce bon M. Schneider ; les secours de la démocratie, l’obole que tous les ouvriers républicains prélèvent sur leur salaire, déjà si restreint, sont attribués à la générosité de cet excellent M. Schneider !

Cela ne suffit pas à faire rentrer dans l’ordre et l’obéissance les esclaves du Creuzot ! On fait appel à la terreur, et le jugement d’Autun prendra sa place dans l’histoire du second empire à côté du jugement de Tours !

Mais on n’a emprisonné que les hommes, on a seulement privé les familles de leurs chefs et de leurs soutiens, et les femmes restent là, debout, énergiques, criant aux hommes : courage ! aux enfants : patience !

Eh bien ! on prendra les femmes aussi, on les emprisonnera aussi, et alors le logis sera bien vide, les enfants sans guide, sans appui, sans mère, pleureront dans la maison abandonnée ou bien iront vagabonder avec les écoliers que les soldats ont chassés de l’école.

Et en attendant, ces femmes, ces mères qui sou par sou économisent l’obole de la démocratie pour qu’il y ait encore un morceau de pain et quelques pommes de terre à partager entre tous, devront se rendre à Autun.

À Autun, non pas au Creuzot, M. le juge d’instruction ne peut se déplacer, et puis cela déjà est un commencement d’expiation. Elles iront à Autun, sinon elles seront emprisonnées.

Il y a cinq lieues et cela coûte 3 fr. par le chemin de fer : trois francs ! le prix d’une journée de pain pour tout le monde ; on se serrera le ventre ou elles iront à pied ; elles arriveront là-bas fatiguées, à jeun, elles comparaîtront dans une salle ornée de gendarmes, devant un monsieur froid et impassible par devoir, qui les interrogera longuement, sans souci des enfants qui attendent.

Et le soir, elles reviendront de même, si on ne les retient !

Est-ce que cela est possible ? Est-ce que l’on peut mettre en prison des femmes dont les petits enfants pleurent et s’impatientent et crient : Maman !

Eh bien ! femmes du Creuzot, dans l’épouvantable douleur dont ce vieillard haineux accable tout un pays, prenez courage et espoir en voyant avec quel ensembles les travailleurs vos frères viennent à votre secours.

Et puisque l’on vous appelle, allez devant vos juges avec tous vos enfants ; l’un sur votre bras, l’autre tenant vos jupes, et les plus grands devant vous, et lorsque l’on demandera :

Pour quels motifs avez-vous engagé vos maris à se mettre en grève ?

Vous montrerez le groupe pressé et tremblant près de vous, et vous répondrez hautement :

Mes motifs ? les voilà !

ACHILLE DUBUC

TRIBUNAL CORRECTIONNEL D’AUTUN

Suite de la séance du 9 avril 1870

[suite de la défense par Charles Boysset, dans le journal d’hier]

La grève devient universelle, les grévistes sont, de ce côté, dans leur droit légal. Ont-ils commis des violences ? Ils intimident des ingénieurs, des contre-maîtres, des surveillants, c’est leur droit! Ces gens sont représentants du patron et non ouvriers, et, pour qu’il y ait atteinte au libre exercice de l’industrie, il faudrait que des actes de violence eussent atteint les ouvriers, et sur ce point tout se borne à un chapeau renversé par Gondré [Gaudrey], à un coup de poing donné par un mineur à un autre mineur, qui l’avait menacé de son pic, et à quelques paroles plus ou moins vives échangées de part et d’autre, des mots de lâche et de fainéant adressés à ceux qui n’avaient pas suspendu le travail…

S’il y a eu insultes, elles ont été réciproques. Vous pouvez être froissés dans votre délicatesse, vous pouvez blâmer dans votre conscience, mais vous ne pouvez condamner.

Il n’y a pas eu intimidation vis-à-vis des ouvriers; croyez-vous même que Castelier dont le chapeau est tombé, a éprouvé la moindre crainte ? non, vous avez entendu sa déposition. Je me répète, on parcourt les puits, on appelle à la grève, tous les ouvriers suivent; il n’y a choc qu’entre ouvriers d’une part, et représentants du patron de l’autre. Entre ouvriers, ni menaces, ni voies de faits; par conséquent, rien de délictueux, il y a quelque effervescence, mais chaque fait entraîne avec lui des abus possibles. Dans les faits qui demandent de l’énergie il est impossible qu’il ne se mêle pas de la passion. Vous avez exalté les ouvriers anglais, croyez-vous qu’aucune violence ne se mêle à leurs grèves ? Si. Et le contraire est impossible.

Je me résume, il y a eu exercice d’un droit légal, un état particulier de passion, une certaine vibration cérébrale, mais il n’y a pas eu délit ; la loi de 1864 n’a pas été enfreinte. Vous ne pouvez condamner. S’il y a eu des grilles escaladées, des carreaux cassés, cela regarde la simple police et non la loi sur les grèves. Si un prévenu a crié : « Coupons le câble ! » ce cri était dirigé contre la compagnie, non contre les ouvriers, il n’y a pas eu attentat contre la liberté du travail.

Glorifiez M. Schneider tant que vous voudrez, appréciez comme vous l’entendrez la détermination des ouvriers, mais vous ne pouvez dans leur fait trouver un délit, c’est constant et j’insiste. Je reprends les faits.

Damour, menacé d’un bâton, est employé, non ouvrier ; un ingénieur de Montchanin reçoit la visite de cinq cents mineurs, il prend son agenda pour écrire des noms, on le lui ôte pour le lui rendre deux ou trois jours après ; on va à l’ajustage, on parle de démonter les courroies, on va au puits Chaptal, on force les ingénieurs à faire remonter les mineurs, mais rien contre les ouvriers que ce chapeau renversé et deux enfants réprimandés. Non, il n’y a pas délit, le tribunal le voit, le sent; non il n’y a pas atteinte à la liberté des mineurs qui, en ce moment, encore sont tous en grève. J. Poizot [Poisot] franchit une grille, Comberlin [Camberlin] et Lamolle [Lamalle] ont une contestation avec un contre-maître; il n’y a là rien contre les ouvriers, par conséquent la liberté du travail n’est pas violée.

Vous avez devant vous des innocents et des pères de familles; car ils sont tous pères de familles ; tout jeunes et tout chétifs qu’ils soient. Ah! messieurs, rappelez vous, parmi les témoins que vous avez entendus hier, ces deux jeunes gens de seize ans, qui en paraissent douze, cet homme de trente ans, qui n’en paraît pas dix-huit, tant ce métier de mineur est pénible et ingrat ! Duburnot, ancien soldat, honnête homme, rencontre un nommé Chifflot:

— Quoi, lui dit-il, tu as contribué à nous faire mettre en grève et tu travailles, tu mériterais une correction.

L’autre le menace de son pic; Duburnot [Debarnot] envoie un coup de poing. Y a-t-il là atteinte réelle à la liberté du travail? Non, et je le redis, vous ne pouvez condamner.

M. le procureur impérial a parlé d’une population jusque là dévouée et confiante et subitement hostile contre son intérêt. Il a glorifié M. Schneider; à celui-là il a décerné toutes les gloires, l’admiration universelle, puis il a parlé de tristes lueurs d’ingratitude de la part de ceux que l’administration comblait de toutes sortes de biens. Enfin, il a invoqué les sévérités de la loi contre ceux qui ont déchaîné l’orage, et il s’est étendu sur les excitations étrangères. Il n’est pas vrai que des ouvriers heureux consentissent jamais à quitter le travail, à planter la misère dans leur foyer, à un signal donné ! Les hommes à grandes passions, les hommes qui entraînent les foules ne sont pas si communs. Laissez, laissez ces agitateurs chimériques qui viendraient de Chine, du Mexique, de Londres ou de Paris, leur admission ferait supposer notre population de 12,000 ouvriers en démence.

Les motifs véritables de la grève, vous ne voulez pas les voir; ils sont pourtant bien visibles. L’insuffisance du salaire, d’abord. M. Schneider a pu vous dire que les salaires de ses ouvriers sont les plus élevés, mais nous avons, nous, le droit de dire qu’ils sont insuffisants et vous n’avez pas le droit, vous, de les déclarer suffisants. Sur cette grave question les ouvriers seuls sont compétents et juges, et vous n’avez rien à y voir. Ce motif de grève — insuffisance de salaire — existe donc. Je reviens aux grèves anglaises.

Je vous ai dit qu’elles ne pouvaient pas généralement être exemptes de violences, car l’humanité est faillible, et que nous devons nous incliner devant les faiblesses inhérentes à la nature humaine. J’ajoute qu’en Angleterre, les ouvriers ont le droit absolu de réunion et d’association, il n’en est pas de même en France et cette impossibilité de libre discussion a pour conséquence inéluctable une certaine violence dans les revendications et nous n’en constatons pas moins que dans une grève récente le sang a coulé en Angleterre. Mais voilà la cause capitale de la grève que vous auriez dû examiner, au lieu de nous parler d’agitateurs fantastiques: la caisse de prévoyance. Les ouvriers du Creuzot possèdent une caisse alimentée exclusivement par eux, à l’aide d’un versement constant de 2 1/2 p.100 sur leur salaire. Ils en réclament la gérance, on leur répond : Je suis votre supérieur, votre sauveur, je comprends mieux votre intérêt que vous-mêmes, à moi l’administration de votre caisse.

Cependant les récriminations se font jour. M. Schneider se rappelle certaines façons d’agir fréquentes en haut lieu. Il dit, avec une condescendance simulée : On votera. Le résultat alla contre ses prévisions; pour les collections d’hommes comme pour les nations, il arrive toujours un moment où l’on se lasse de la souffrance et de l’oppression, où la colère éclate, où l’on secoue le joug. À la presque unanimité, les ouvriers réclamèrent, après avoir discuté en réunions publiques, qu’ils acceptaient l’offre de M. Schneider, qu’ils voulaient gérer leur caisse.

Que fit M. Schneider ? Il garda la caisse qu’il avait offerte et qu’on réclamait presque unanimement. La grève du 19 janvier a suivi les renvois d’Assi et autres délégués, mais la question n’est pas résolue. Le problème irritant subsiste et il subsistera tant qu’il n’aura pas été donné satisfaction aux justes réclamations des ouvriers. Le problème subsiste, et dans quels termes ?

D’un côté, que voyons-nous ? Concentration effrayante des pouvoirs. Pouvoir municipal, puissance industrielle, prépondérance politique, M. Schneider a tout. Il est propriétaire de la terre, de la mine, des moissons, des instruments de travail, d’un nombre infini de magasins où ses préposés vendent des vêtements, des chaussures, des comestibles, des épices ; M. Schneider possède tout.

Par ses magasins, puisqu’il s’est encore fait marchand, il tient dans ses mains le crédit ; c’est-à-dire que non seulement il possède le travail accumulé, mais encore le travail à accomplir.

Maire du Creuzot, chef du parlement français, appelé dans les grands conseils de l’État, M. Schneider est tout puissant, il est une des personnalités les plus hautes de la France. De l’autre côté, une population désarmée, subordonnée, qui ne possède rien, elle, et qui souffre. Je laisse la haute personnalité de M. Schneider de côté, mais est-il possible, je vous le demande, que ses subalternes n’abusent pas, et qu’il n’y ait pas des froissements innombrables, des abus de toutes sortes, qui ne s’aperçoivent pas du dehors. Pourriez-vous affirmer que les élections dernières ont été indépendantes au Creuzot. Croyez-vous que si un ouvrier eût fait une propagande contraire à M. Schneider, il n’eût pas été renvoyé comme une peste. Oui, dans ces populations forcément asservies par cette féodalité moderne, il y a, il devait y avoir de vives souffrances, une amertume profonde et une grande tristesse. Souffrants par l’insuffisance de salaire pour un travail si dur, blessés dans leur dignité par toutes sortes de froissements, et notamment par le déni du droit de gérer leur caisse de secours, ces malheureux ouvriers mineurs que vous avez devant vous ne pouvaient pas ne pas arriver à la révolte de par la dignité et de par la misère.

Ils étaient depuis longtemps paisibles, direz-vous, la durée de la résignation, fut-elle de cent ans, ne peut détruire la légitimité de la revendication. Et dans le cas qui nous occupe (ne prenez pas mes paroles en mauvaise part) ce qui m’étonne c’est la longue patience dont ils ont fait preuve. Vous avez glorifié cet établissement industriel; je dis plus que vous, moi, que c’est le plus beau centre industriel du monde; mais du milieu de cette magnificence, j’entends la voix gémissante d’immenses douleurs concentrées.

J’arrive à Alemanus. Dans son réquisitoire, M. le procureur impérial le donne comme un agent mystérieux de la grève. Pardon, il ne nous faut pas de mystère, nous ne pouvons pas faire ici de la métaphysique. Démontrez la culpabilité d’Alemanus ou abandonnez la prévention. Nous avons démontré, nous, par nos témoins à décharge, que non seulement Alemanus n’a pas excité la grève, mais qu’il a souvent engagé les ouvriers à reprendre le travail. Pour ce qui est du délit de colportage de journaux, nous vous avons démontré, par un témoin, que cette autorisation a été demandée à l’adjoint qui a répondu: Je n’y vois pas d’inconvénient. Voyons, ce qu’il y a de vrai, c’est que ces journaux vous déplaisent. Vous dites que dans le fait d’Alemanus, il y a de la haine. Ce que vous appelez haine est de la passion politique. Alemanus a ses opinions, il en a le droit, vous avez bien les vôtres, et moi, je me glorifie de la mienne.

Vous avez tourné Alemanus en ridicule ; vous l’avez appelé le vampire des ouvriers, et, d’autre part, vous parlez de son influence; il y a contradiction. Si Alemanus était ce que vous dites, il serait décrié ; d’où vient que vous le dites influent ?

Délit de fausses nouvelles ! Sur quoi s’appuie-t-il ? Simplement sur ce fait : Alemanus aurait, en vendant la Marseillaise du 21 mars contenant un chant de la République universelle, crié : « Voilà la République universelle qui vient d’arriver de Paris. » Le fait serait-il vrai qu’il ne constituerait pas un délit, car les commentaires des marchands n’ont jamais été interdits ; mais nos témoins l’ont démenti ; il n’est pas vrai. De quelque côté que vous envisagiez la question, vous ne pouvez condamner Alemanus.

De tout ce débat, il résulte peu de choses, si ce n’est rien : quelques brutalités, voilà tout. Vous ne pouvez condamner, il n’y a pas de délit. Les intérêts de l’usine sont engagés, mais ils ne peuvent pas vous faire fausser votre balance. Il n’y a pas d’agitateurs, il y a une grève légitime, il y a des femmes et des enfants qui sont sans pain et qui pleurent. Si, au lieu de voir le château, vous aviez vu ces chaumières où règne tant de misère, vos cœurs s’en seraient émus.

Il y a en ce moment, au Creuzot, des poitrines oppressées, une armée nombreuse imprudemment amenée, et vous parlez de vagues terreurs qui maintiendraient la suspension du travail. Ce qu’il y a du côté de la grève, ce sont des familles sans pain et forcées de recourir à la fraternité sociale pour vivre, il y a des plaies profondes que vous ne voulez pas voir. Tout est grand dans ce procès, examinez-le dans votre conscience, et votre seule sentence possible sera l’acquittement, la grève n’est que trop justifiée.

B. MALON

Le défaut d’espace nous oblige à retrancher de la lettre de notre collaborateur le résumé de la plaidoirie des deux avocats d’office; nous arrivons au dispositif du jugement d’après les notes que le citoyen Malon a prises à l’audience.

A.D.

JUGEMENT

Après avoir ouï, etc…

Attendu que de l’instruction et des débats est résultée la preuve que le 21 mars, au Creuzot, Dulay, Mathieu et Voillot  [Vailleau] ont donné le signal de la grève en parcourant les galeries des puits Saint-Pierre et Saint-Paul, en excitant, par des menaces, à cesser le travail, en se livrant à des voies de fait et notamment en dételant un cheval qui traînait un wagon.

Attendu que le 22 mars, Duloy [Dulay] et Mathieu aux puits Saint-Pierre et Saint-Paul se sont opposés à la reprise des travaux par des menaces et voies de fait, notamment pour Duloy [Dulay] qui a opposé une vive résistance.

Attendu que le même jour une bande où se trouvaient Desplanches, Jean Poisot, Em. Poisot, Delay, Saulnier [Saunier] et Dutilleul [Detilleux] a éteint les feux, menacé des contre-maîtres qui sont des ouvriers, chassé les ouvriers et fait évacuer les galeries, que le même jour les feux des chaudières du puits 19 ont été éteints par la même bande qui a commis des actes de violence ; que Desplanches et Jean Poisot se sont notamment signalés comme les plus animés.

Attendu qu’il est établi encore qu’une bande de grévistes, parmi lesquels on remarquait Duloy [Dulay], Mathieu, les deux Poisot, Signovert [Seignovert], Révillot, Saulnier [Saunier], Janet, Dutilleul, a escaladé, forcé les portes qui conduisent au puits Saint-Pierre et confiées à la garde de Grivoud [Grivaud?], à qui elle impose, par la violence, les menaces et les voies de fait, la cessation du travail. C’est, en effet, seulement aux menaces que l’ingénieur Toussaint a cédé en donnant l’ordre de faire remonter les ouvriers des puits.

Attendu que le même jour, la même bande a envahi la forge, arrêté une machine à l’ajustage et essayé de défaire les courroies, que ramenée à la porte Martin par les efforts des employés, elle a renversé cette porte pour rentrer, qu’elle a tenté de forcer la porte d’Amiens, qu’ainsi ceux qui la composaient, notamment Duloy [Dulay], Mathieu, Desplanches, les deux Poisot, Signovert [Seignovert], Delay, Revillot, ont par menaces, violences et voies de fait obtenu ou tâché d’obtenir une cessation du travail en y coopérant.

Attendu que le même jour, au puits Chaptal, la même bande, et notamment Duloy [Dulay], Mathieu, les deux Poisot, Signovert [Seignovert], Revillot, Saulnier [Saunier], ont éteint les feux, commis des violences et voies de fait, et coopéré à la cessation du travail ;

Attendu que les débats établissent que le 23 mars, une bande dans laquelle on remarquait notamment Desplanches, Signovert [Seignevert], Mongenot [Mougenot] père et fils, Dubarnot [Debarnot], Bertrand, Dulay, Mathieu, Révillot, s’est portée du Creuzot à Montchanin ; qu’à l’aide de menaces, violences, voies de fait, sur les contre-maîtres et ingénieurs, elle a arrêté les travaux dans les cinq puits ;

Attendu que le 21 mars, au Creuzot, Gondré [Gandrey] a frappé et menacé Cortelier [?], qui se rendait à la mine pour obtenir une cessation de travail, que Cortelier a été frappé au visage et que son chapeau a roulé par terre.

Attendu que dans la nuit du 23 au 24 mars, Camberlin et Lamolle [Lamalle], à la nouvelle forge du Creuzot, ont tenté d’éteindre les feux des fours en retirant les barres, qu’ils en ont éteint une certaine quantité, qu’ils ont excité leurs camarades à faire grève en criant : « Voilà la grève ! » qu’ils ont terrorisé un contre-maître qui s’opposait à leurs dessins, et qu’ainsi, etc.

Attendu que, le 24, Duloy [Dulay] et Bertrand, Deburnot [Debarnot], Degueurre [Degueurce] et Jordery [Jordhery] ont, par des menaces et des voies de fait essayé d’empêcher leurs camarades de se rendre au travail, que le même fait est constant à l’égard de Lasseigne et Batisse, et qu’ainsi, etc.

Attendu, en ce qui concerne Alemanus, qu’il n’est nullement démontré qu’il ait activement, soit comme complice, soit par manœuvres frauduleuses, pris une part quelconque à la grève ;

Mais, attendu qu’il est constant qu’Alemanus a colporté dans les rues, sur la voie publique, des journaux pour lesquels il avait besoin d’une autorisation municipale, suivant la loi du 14 février 1854, qu’il a ainsi contrevenue ;

Attendu en second lieu qu’il est constant que le même Alemanus en vendant ses journaux les annonçait autrement que par leur titre, qu’il les accompagnait de commentaires interdits par la loi du 10 décembre 1850 qu’il a ainsi contrevenue et qu’il y a lieu de retenir, etc.

En ce qui concerne le délit de fausse nouvelle, répandue de mauvaise foi, qu’il n’est pas suffisamment établi qu’Alemanus en criant : « Demandez la République universelle arrivée ce matin de Paris, 4 sous ! » ait eu l’intention de faire croire que la République était proclamée à Paris, le relaxe de ce côté.

Attendu, en ce qui touche la femme Mercier, qu’il n’est pas établi qu’elle ait jeté des pierres à la fille d’Arbey, qui se rendait à son travail dit qu’il y a lieu de la relaxer.

Par ces motifs :

Déclarons Mathieu Voillot [Vailleau], Janet [Jeannet], Signovert [Seignovert], Desplanches, Dutilleul [Detilleux], Saulnier [Saunier], Jean Poisot, Grandré [Gaudrey], Delhomme, Mongenot [Mougenot] père et fils, Bertrand, Degueurre [Degueurce], Jordery [Jordhery], Lassaigne [Lasseigne], Duloy [Delay], Révillot, Em. Poisot, Duburrot [Debarnot], Delay, Camberlin, Lamelle [Lamalle] (par défaut), Batisse, convaincus d’avoir, soit au Creuzot, soit à Montchanin, dans les journées des 21, 22, 23, 24 et 25 mars, à l’aide de violences, amené ou maintenu, tenté d’amener ou de maintenir une cessation de travail dans le but d’arriver à une hausse des salaires, délits prévus, etc.

Déclarons Alemanus convaincu d’avoir colporté et vendu des journaux sur le voie publique sans autorisation municipale.

De les avoir vendus en les annonçant autrement que par leur nom, délit prévu par les art. 414, 602, du 16 février 1834, 2 et 7, loi de 1850, 15 du décret du 17 février 1852.

Relaxons la femme Mercier.

Relaxons également Alemanus du chef de publication de fausse nouvelle et de participation à la grève.

Pour réparation et par application des articles précités condamnons savoir :

Signovert à trois ans d’emprisonnement ; Duloy [Delay], Mathieu, Desplanches, Camberlin, Lamolle [Lamalle] à deux ans d’emprisonnement ; Saulnier [Saunier], Poizot, Dutilleul [Detilleux], Dubarnot [Debarnot], à huit mois ; Janet [Jeannet], Em. Poisot, Gendré [Gaudrey], Delhomme, Mongenot [Mougenot] père et fils, Bertrand, Revillot, à six mois ; Degueurse [Degueurce], Jordery [Jordhery], Lassaigne [Lasseigne], Batisse, à trois mois ; Alemanus, à deux mois.

Les condamnons en outre et solidairement aux dépens.

Ceci délibéré et rédigé en 18 minutes.

B. MALON

BULLETIN DU MOUVEMENT SOCIAL

La grève de Fourchambault

Nous recevons à l’instant des nouvelles précises de l’agitation ouvrière qui vient de surgir à Fourchambault (Nièvre).

La semaine dernière la grève n’était que partielle dans les ateliers de M. Bouchacourt, fabricant de rivets, boulons et vis.

Lundi dernier, dans la matinée, la grève gagna la fonderie Boignes, Rambourg et Ce ; mais cependant un bon nombre d’ouvriers paraissaient encore disposés à résister au mouvement et à continuer le travail. Dans l’après-midi, les gendarmes que l’autorité s’était empressée, comme d’habitude, d’envoyer sur les lieux, ayant eu l’heureuse inspiration d’entourer l’établissement, les ouvriers restés à l’ouvrage s’indignèrent d’un tel procédé, s’indignèrent d’un tel procédé, quittèrent immédiatement les ateliers et se retirèrent en escaladant les murs ou en démontant les grilles. Ils se rendirent aussitôt à l’usine Bouchacourt, qui ne tarda pas à être complètement abandonnée, malgré les cinquante gendarmes chargés d’en garder les portes. Au nombre d’environ cinq cents, ils se dirigèrent alors, par la route de Nevers, sur les usines de la Pique et de Torteron, dépendant des établissements Borgues [Boigues], Rambourg et Ce, où ils décidèrent bientôt par leur exemple tous les ouvriers à abandonner leurs travaux.

Le voyage se fit en très bon ordre ; les ouvriers étaient calmes et chantaient la Marseillaise.

Le lendemain, mardi, huit à neuf cents grévistes, tambour en tête, sont partis de Torteron et des environs, et sont aller fraterniser avec leurs frères de Fourchambault.

Les grévistes demandent :

1° La retraite du médecin de l’établissement ;

2° La gestion de la caisse de secours pour laquelle ils sont tenus de laisser 3 p. 100 de leur salaire ;

3° La restitution des 25 centimes dont on a réduit dernièrement leur salaire journalier ;

4° La réduction de la journée de travail à 10 heures.

Voilà sans doute bien des conditions à la fois, et les journaux officieux ne vont pas manquer de parler d’exigences et de prétentions exorbitantes. Peu importe, leurs clameurs intéressées et stipendiées ne feront pas que les ouvriers de Fourchambault et de Torteron n’aient pour eux la raison, la justice et le droit.

Ces travailleurs recevaient autrefois 2 fr. 50 cent. par jour ; ils reçoivent 2 fr. 25 cent. et ils font alternativement une semaine de jour et une semaine de nuit.

Nous espérons que leurs patrons, mieux inspirés que le seigneur Schneider, feront droit à leurs justes et modestes réclamations, et qu’ils éviteront ainsi une lutte dont on ne pourrait prévoir ni la durée, ni l’issue, mais qui, dans tous les cas, serait désastreuse pour tout le monde.

A. VERDURE

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Je remercie très chaleureusement (pour eux) Jean-Pierre Bonnet d’avoir recherché et rétabli les noms des condamnés du Creusot.

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Pour fêter la création de la section de Maison-Blanche de l’Association internationale des travailleurs… une photographie du quartier par Charles Marville. Elle montre le tracé, à l’époque, de la rue de Tolbiac (l’église au fond est celle d’Alésia, si, si). Je l’ai trouvée sur le site de musée Carnavalet, là.

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).