Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
146. Dimanche 15 mai 1870
Le journal commence par le récapitulatif des peines encourues par les rédacteurs du journal, que vous lirez ci-dessous ;
ils ne comprennent pas vite, mais ils finissent par comprendre, ainsi que nous l’apprenons dans « La Terreur plébiscitaire »,
Le directeur de la prison de Pélagie a salué hier matin nos collaborateurs Henri Rochefort et Paschal Grousset de l’intéressante communication que voici :
« Messieurs, j’ai le regret de vous informer que si les signatures HENRI DANGERVILLE et Le numéro 444 ne disparaissent pas de la Marseillaise, vous serez mis au secret pas mesure administrative. »
ce qui ne devrait pas gêner nos amis outre mesure, surtout Grousset qui est un professionnel du pseudonyme ;
« La Guerre », ce n’est pas celle à laquelle vous pensez, pas encore, mais celle livrée à la Marseillaise, et Arthur Arnould nous annonce que c’en est fini des Fantaisies politiques et des Lettres de la Bastille, que ni Dangerville, ni le numéro 444 ne signeront plus, mais qu’il y aura une Chronique publiée chaque jour et signée du nom d’un collaborateur spécial… mystère ;
et d’ailleurs, en voici un, nouveau collaborateur, il s’appelle, ou en tout cas il signe « Oscar Jacob », c’est « Une bonne facétie », en effet, je vous garde son article ;
les « Nouvelles politiques » sont moins distrayantes, proclamation des résultats du plébiscite, il y a quand même des lettres de Flourens au Figaro et au Daily Telegraph ;
dans un nouvel article sur « Le Vote de l’Algérie », « un ancien algérien » confirme ce que je sous-entendais hier (pas plus que les femmes, les Algériens ne votent) :
Les colons ont une nouvelle fois affirmé leur amour pour la liberté,
il y aurait bien d’autres commentaires à faire ;
une fausse lettre de Rochefort circule ;
dans les « Informations », apprenons que M. Schneider a fait ajourner indéfiniment les séances publiques, et que les députés de « la gauche » ont protesté, apprenons aussi le nom du courageux ouvrier typographe qui a crié Vive la République ! au passage de l’empereur (et qui a été arrêté, bien sûr), il s’appelle Émile Bar, et notons que Camille Pelletan et Barbieux, du Rappel, sont aussi assignés à comparaître ;
« Mouvement social », de Verdure, propose la fondation d’une caisse de propagande ;
« Encore le vote de l’armée », c’est le titre de l’article d’Alphonse Humbert, qui rappelle l’essentiel de l’article de Louis Noir dans le journal d’hier et constate que le vote des militaires en Algérie a été semblable à celui de leurs camarades de France… ce qui va rendre difficile d’envoyer en Algérie les récalcitrants qui votent mal ;
je passe les « Échos » ;
Puissant explique « à nos lecteurs » qui ont mal compris son appel dans le journal daté du 12 mai, Mme Casse ne demande pas d’argent mais du travail !;
je passe « Les Journaux » ;
l’ « Affaire des grévistes du Creuzot » n’est pas tout à fait terminée (voir ci-dessous) ;
« La moralité du vote », c’est que le développement de l’instruction coïncide avec le souci des affaires publiques ;
je passe aussi, hélas, les « Faits divers » ;
une « communication ouvrière », celle de la chambre fédérale des sociétés ouvrières qui proteste contre la publication d’un soi-disant compte rendu de ses actes (par d’autres journaux) ;
les boulangers, eux, se réuniront le 15 maI pour la suppression du travail de nuit ;
il y aura quelques réunions publiques ;
listes de souscription ;
« Tribunaux », l’affaire de la Revanche est remise à quinzaine ; Bourse et théâtres.
LA MARSEILLAISE
La Marseillaise a été fondée, le 16 décembre 1869, par les citoyens Henri Rochefort et Millière, avec le concours des citoyens Arthur Arnould, Bazire, Germain Casse, Collot, Dereure, Francis Enne, Ulric de Fonvielle, Paschal Grousser, Habeneck, Humbert, Victor Noir, G. Puissant, Raoul Rigault, Trinquet, Verdure.
Le 10 janvier suivant, Victor Noir était tué d’un coup de revolver par le prince Pierre Bonaparte, et Ulric de Fonvielle recevait, du même revolver bonapartiste, deux balles qui traversaient son paletot.
Le 7 février, on arrêtait Henri Rochefort, condamné à six mois de prison.
Le 8 février, on arrêtait, en masse : les citoyens Arthur Arnould, Millière, Bazire, G. Casse, Dereure, Francis Enne, Ulric de Fonvielle, Paschal Grousset, Habeneck, Humbert, G. Puissant, Raoul Rigault, Trinquet, Verdure, et on les transférait à Mazas.
Quinze jours ou trois semaines après, on relâchait quelques-uns de ces citoyens.
En même temps, les procès et les amendes se multipliaient.
Voici le tableau exact et la situation complète de la Marseillaise, à l’heure où nous écrivons :
En prison pour condamnations prononcées :
HENRI ROCHEFORT 6 mois.
PASCHAL GROUSSET 6 mois.
BAZIRE 6 mois.
TRINQUET 6 mois.
DEREURE 12 mois.
ARTHUR DE FONVIELLE 4 mois.
En prison pour prévention de complot ou de société secrète (au régime cellulaire, à Mazas) :
MILLIÈRE depuis 3 mois et 1 semaine.
DEREURE depuis 3 mois et 1 semaine.
RAOUL RIGAULT depuis 3 mois et 1 semaine.
GERMAIN CASSE 2e fois, depuis 15 jours.
COLLOT 1re fois, depuis 15 jours.
MALON 1re fois, depuis 15 jours.
Restent en liberté provisoire :
ARTHUR ARNOULD 15 jours, à Mazas en février.
ULRIC DE FONVIELLE 3 jours, à Mazas en février. Plus 10 jours de prison à Tours.
FRANCIS ENNE 8 jours, à Mazas en février.
HABENECK 15 jours, à Mazas en février.
G. PUISSANT 8 jours, à Mazas en février.
VERDURE 8 jours, à Mazas en février.
HUMBERT 1 mois et 1 semaine, à Mazas, en février.
Sont sous le coup de nouvelles poursuites :
FRANCIS ENNE 1 procès.
DANGERVILLE 1 procès.
LE N°444 1 procès.
HUMBERT 1 an de prison et 8 mois de contrainte par corps.
J. BARBERET (gérant) 6 à 7 procès, et un total acquis à ce jour de 1 an de prison, sans compter les condamnations à intervenir.
La Marseillaise a donc eu, jusqu’à ce jour, un rédacteur tué, — douze rédacteurs en prison, soit à Pélagie soit à Mazas, — et cinq sous le coup de diverses poursuites, et frappés de nombreuses condamnations qu’il leur reste à subir.
Attendent leur tour, les citoyens : Arthur Arnould, Ulric de Fonvielle, G. Puissant, Louis Noir, E. Mourot et Verdure.
Demain nous donnerons le relevé de nos amendes.
Le gérant provisoire, BARBERET
P.S. Au moment où nous mettons sous presse, arrivent les citoyens Millière et Rigault.
Ils sortent de Mazas, sous la réserve de se représenter devant la justice à première réquisition.
J.B.
UNE BONNE FACÉTIE
Les hommes de l’empire sont pourris d’esprit. Le lapin blanc du Creuzot, lisez Schneider, a trouvé un moyen ingénieux comme tout de se venger de la Marseillaise, qui a fait distribuer trente mille francs de secours aux ouvriers mineurs, pendant que M. Schneider leur faisait distribuer des mois de prison.
Il a envoyé, avant-hier, au citoyen Rochefort, détenu à Pélagie, en vertu d’un vote de la Chambre auquel M. Schneider a pris part, la lettre de convocation suivante :
CORPS LÉGISLATIF
Paris, le … 187 … .
Monsieur le député,
Le président du Corps législatif a l’honneur de vous inviter à vous réunir à messieurs vos collègues, pour assister à la séance publique qui aura lieu jeudi, 12 courant, à 2 heures.
Comprenez-vous ce qu’il y a de grâce attique, de bon goût et de courage dans cette ironie présidentielle à l’égard d’un condamné qui ne peut répondre à ces plaisanteries de laquais, puisque la moindre communication écrite lui est interdite avec le dehors.
Il n’y a pas trois semaines, du reste, M. Maurice Richard, ministre des beaux-arts et autres lieux, avait inauguré ce système de farces gouvernementales, en poussant l’impudence jusqu’à envoyer au citoyen Henri Rochefort une invitation à son mariage.
Le citoyen Rochefort a répondu qu’il ne demandait pas mieux que d’assister au bal de noce, et même de faire vis-à-vis à la mariée, mais que la famille ne devait pas être surprise, s’il entrait dans la salle de bal en voiture cellulaire, et s’il prenait part au quadrille, flanqué de deux argousins, de la propreté desquels il ne pouvait se déclarer responsable.
OSCAR JACOB
AFFAIRE DES GRÉVISTES DU CREUZOT
COUR DE DIJON
Audience du 16 avril
Le président demande à chacun des prévenus s’ils ont quelque chose à ajouter pour leur défense.
Delay [?] démontre que depuis quelque temps sa journée avait baissé de 75 c. Cette diminution a été surtout plus sensible la veille de la grève qui était jour de paye.
Le président lui fait observer qu’il n’a pas à entrer dans ces considérations.
Camberlin reconnaît avoir inspiré et signé la lettre le concernant et envoyée à divers journaux.
Il dit que l’accusation portée contre lui d’avoir éteint 14 fours est absurde. Il faudrait au moins 1 h 1/2 à un seul homme pour arriver à ce résultat. Il affirme que 200 forgerons avaient quitté le travail et que l’arrivée immédiate de la troupe les a obligés à rallumer leurs feux.
Detilleux nie énergiquement avoir frappé Bidaut. Au moment même du coup, il s’en est expliqué avec lui. Jeannet nie avoir été ailleurs qu’à la porte Martin, sans la dépasser. À la paie distribuée la veille de la grève, il s’est aperçu qu’on lui avait rabattu 40 c. par jour.
Il répond au président qu’il est impossible de faire des réclamations, l’ingénieur renvoyant l’ouvrier au marqueur et le marqueur à l’ingénieur.
Le président. — Vous n’avez donc pas de prud’hommes.
Réponse de plusieurs accusés. — Oh ! non, monsieur.
Mougenot père, Delhomme et deux autres, font remarquer au président que l’ingénieur Reymond a déposé à Autun qu’ils n’avaient nullement à Montchanin une attitude hostile.
Révillot avoue avoir été mêlé à deux groupes mais il n’a commis aucun acte de violence. Il n’a pas brisé les vitres, qui ont éclaté par suite d’une poussée, sa blessure à la main provient d’une coupure faite par un couteau.
Lasseigne a demandé la comparution d’un ouvrier qui aurait été présent au moment de ses prétendues menaces ; on n’a pas voulu faire droit à sa demande. Il ne connaît pas l’homme qui l’accuse.
J. Poisot n’a nullement violenté Florimond, qui s’opposait à son passage. Ce contre-maître le connaît particulièrement et le tutoie.
Gaudrey n’a voulu faire qu’une plaisanterie à Cartabier [?] qui est un de ses bons camarades. Batisse était retourné au travail et a été obligé de remonter, se trouvant seul. Il n’a nullement renversé un chariot.
Jordhery ne faisait qu’assister aux conversations avec Chifflot et Charolais. Ces deux hommes n’ont pas déposé contre lui.
Alemanus affirme la sincérité du témoin Touchot [Truchot?]. Il explique comment sont venus ses démêlés avec M. Schneider, qui l’a pris en grande aversion. Il a été douze ans ouvrier et ne sait ni lire ni écrire. Il a toujours recommandé de travailler. « Il n’y avait pas de danger, dit-il, que je conseillasse de faire grève, je connais M. Schneider, et je sais qu’il aimerait mieux manger 10 millions que d’en donner 1 à ses ouvriers. »
Le lendemain est intervenu le jugement dont nous avons donné la fin.
Nous n’avons pas besoin de le faire suivre de réflexions que chaque lecteur s’est déjà faites. Après ce jugement est venue la période plébiscitaire avec son cortège de réunions empêchées, d’orateurs incarcérés, de charges de cavalerie exécutées sur une population inoffensive.
Notre ami Martin qui nous donne ces détails nous écrit à ce sujet :
Les journaux officieux prétendent que personne n’a été blessé dans la charge des lanciers. C’est complètement faux. J’ai vu, moi-même, une demi-heure après, un enfant blessé par un coup de pied de cheval, un jeune homme atteint grièvement aux deux jambes, une femme blessée au coude et au visage. Son enfant, qu’on a cru mort, avait roulé à terre. Je ne parle pas des simples contusions. Je fais du reste une enquête dont je vous donnerai connaissance. Je sais qu’il y a plusieurs autres blessés dont je ne parle pas, n’ayant pas encore leurs noms.
Le système est complet, mais le résultat ne s’est pas fait attendre, et le vote du Creuzot démontre péremptoirement ce qu’une population qui s’éveille aux idées de justice pense de d’empire, des hommes de l’empire et des magistrats de l’empire.
Conclusion : que M. Schneider se hâte de faire construire au Creuzot quelques casernes en pierres de taille. Le Creuzot doit maintenant ÊTRE OCCUPÉ MILITAIREMENT.
ACH. DUBUC
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C’est dans La Charge datée du 28 mai 1870 qu’Alfred Le Petit a publié ce portrait de Dangerville assis sur une lanterne à la Rochefort, il était en effet grand temps de révéler les traits du mystérieux collaborateur de la Marseillaise, j’ai trouvé l’image sur Gallica, là.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).