Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
143. Jeudi 12 mai 1870
Ça commence comme ça :
D’après les renseignements qui nous parviennent, il paraît que les troubles commencés hier, du côté du faubourg du Temple, continuent, dans les mêmes conditions qu’au mois de juin dernier.
On nous affirme qu’aucun ouvrier n’y prend part.
On nous affirme encore que ces singuliers émeutiers que personne ne connaît, sont absolument répudiés par la population du quartier où ils opèrent chaque jour à la tombée de la nuit.
Pour notre compte, nous ne comprenons rien à ces émeutes sans émeutiers avouables, à ces soi-disant émotions populaires où le peuple ne joue aucun rôle.
Nous laissons à l’opinion publique le soin de se prononcer, et de deviner à qui ces agitations stériles, ces semblants de barricades peuvent profiter.
À coup sûr, ce n’est pas au parti démocratique, qui n’y voit qu’un piège et le signale.
Pour la rédaction de la Marseillaise,
ARTHUR ARNOULD
et ça continue par des résultats du « Vote de l’armée » ;
viennent ensuite les « Lettres de la Bastille », sous le titre « La bouteille à l’encre » ;
les « Nouvelles politiques », sur cette poignée de blouses blanches qui sert de justificatif à l’état de siège — blanc hier, noir aujourd’hui? — et sur ces personnages qui attendent que leur dévouement soit récompensé ;
le « Courrier politique » d’Arnould est consacré à « l’Abstention », pas grand chose de neuf par rapport à son article d’hier ;
Puissant s’adresse « À nos lecteurs » pour que ceux-ci aident la femme de Germain Casse, qui est modiste, à trouver du travail (Casse est toujours en prison) ;
je vous garde l’article scientifique, « Faisons nos comptes », de mon polytechnicien préféré, Georges Cavalier, qui, après la leçon de physique et chimie du journal daté du 6 mai, explique que les équations doivent être homogènes (c’est-à-dire, en gros, que certains électeurs valent plus que d’autres… ce qu’Arthur Arnould avait déjà tenté dans le journal d’hier) ;
vous vous souvenez du journal corse républicaine la Revanche ? eh bien il donne des nouvelles, les opposants ont abandonné le scrutin sous la menace des plébiscitaires ;
« L’Extradition », c’est celle de Flourens, réclamée à cors et à cris par les journaux bonapartistes, et Morot considère que le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs n’intervient pas, parce qu’il sait que le pouvoir ne fera pas voter une loi qui soulèverait l’indignation de toute l’Angleterre (ce que lui confirmerait la correspondance de Marx, que bien sûr il n’a pas lue) ;
les « Informations » reviennent sur Germain Casse, en prison depuis quinze jours… et qui n’a subi aucun interrogatoire, Lissagaray est cité à comparaître, suit une longue liste de journaux saisis ou poursuivis, et puis, puisqu’on a reparlé de la Revanche, la plainte en diffamation d’il y a plusieurs mois contre ce journal, remise à cause de l’assassinat de Victor Noir, est portée au rôle de vendredi prochain ;
le « Bulletin du mouvement social » se réjouit de l’énergique activité que déploient les travailleurs des grandes villes pour secouer le joug de l’exploitation capitaliste, mais se réjouit moins de dire que la coopération et la participation ont été repoussées par les industriels et les commerçants, il annonce la constitution de nouvelles associations ouvrières (il s’agit d’associations de production), celles des ouvriers ébénistes, des ouvriers typographes, des ouvriers marbriers, des ouvriers charpentiers, des ouvriers tisseurs en canevas, et donne les adresses où ces ateliers vont fonctionner ;
« Souvenirs de la journée du 9 » et « Soirée du 9 », c’est Francis Enne qui continue à nous décrire ce qui s’est passé dans Paris, provocations, etc. ;
je vous garde aussi le petit mot de Gustave Lefrançais, bien dans son style ;
j’ai bien envie de garder aussi l’enterrement de M. Villemain, par l’irrévérencieux Puissant ;
je passe donc rapidement sur les « Échos » ;
« Les Journaux », la revue de presse de Cavalier, est assez savoureuse, tout le monde a gagné ;
il y a des « Faits divers » mais je n’ai plus assez de place pour vous parler de quinquina, ni vous raconter telle ou telle scène sanglante ;
une seule « Communication ouvrière », pour les ouvriers charpentiers ;
encore un image censurée, mais cette fois je ne l’ai pas trouvée et ne peux vous la montrer ;
réunion publique et enterrements civils ;
« Tribunaux » jugeant encore des réunions publiques et procès du Réveil ;
des théâtres ;
la Bourse.
FAISONS NOS COMPTES
Mon intention n’est pas de revenir sur le passé, ni d’établir, par addition ou soustraction, une comparaison quelconque avec les votes précédemment acquis à l’empire.
C’est sur l’opération présente seule que je veux raisonner.
Les résultats sont connus, ou à peu près, par la France du moins ; faisons la preuve.
Et d’abord, mettons les nombres en présence, — en chiffres ronds, — pour faciliter la démonstration.
La France compte 10,419,000 électeurs inscrits sur lesquels on a relevé 7,200,000 oui.
Nous avons pleinement le droit de nous attribuer le reste, de l’aveu du gouvernement lui-même : lisez les journaux officieux d’avant le plébiscite : « Tous ceux qui s’abstiendront ou voteront non, seront contre l’empire. » Et d’ailleurs, on sait avec quelle prévoyance, avec quelle sollicitude, le comité plébiscitaire, doublé de la cassette impériale et du complot, la main pleine de menaces et de promesses, est allé chercher les indifférents jusque chez eux pour les mener à l’urne électorale.
Qui de 10,419,000 retranche 7,200,000 reste 3,217,000 acquis à la démocratie.
Soyons larges et ne tenons pas compte, de notre côté, de l’appoint des 217,000 électeurs malades, indifférents, absents ou hors de France, mais, en revanche, enlevons à l’empire 200,000 voix afférentes aux fonctionnaires de haut grade, à ceux que leur position même oblige à voter suivante le mot d’ordre.
Resteront définitivement les deux tiers du problème à résoudre.
D’une part, 7,000,000 de votes pour.
De l’autre, 3,000,000 de votes contre.
Le résultat paraît, au premier abord, écrasant.
Mais toute opération mathématique se discute analytiquement.
Discutons.
Or, il est de règle, dans tout calcul mathématique, que les unités en présence soient de même ordre et de même espace [espèce?] ; cela s’exprime en disant que les équations doivent être homogènes.
Examinons la valeur de l’unité pour, mise en présence de l’unité contre.
Si nous considérons que l’unité contre se montre en majorité dans les grandes villes : Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Toulouse, Rouen, Nantes ; même dans les villes de second ordre : Tours, Grenoble, le Havre, Saumur, Avignon, Nîmes, Annonay et tant d’autres ; qu’elle atteint une formidable minorité dans les départements éclairés, industriels ou agricoles, tels que le Gard, le Jura, le Doubs, le Loire, la Nièvre, le Bas-Rhin, la Seine-et-Oise, le Tarn-et-Garonne, le Vaucluse, les Vosges, l’Yonne, en exceptant toutefois les départements du Nord qui, grâce à leur situation commerciale toute particulière, ont cru devoir donner à l’empire un vote de confiance, uniquement en vue de la révision du traité de commerce ;
Si, d’autre part, nous constatons que l’unité pour obtient son maximum d’expansion dans les régions les plus ignorantes, dans les départements où la proportion des électeurs sachant lire et écrire est essentiellement infime, et qui sont marqués en noir foncé sur la carte de l’instruction publique, les Hautes-Alpes, les Alpes Maritimes, l’Ariège, le Cantal, la Charente Inférieure, la Corrèze, l’Ille-et-Vilaine, les Landes, la Mayenne, les Deux-Sèvres, les Hautes-Pyrénées, la Corse, patrie de la dynastie ;
Nous ne serons par au-dessous de la vérité en concluant que l’unité contre, intelligente et raisonnée, est à l’unité pour, inintelligente et inconsciente, comme 2 est à 1.
Donc, en divisant par 2 le nombre de voix pour, nous arrivons aux nombres suivants :
3,500,000 pour, 3,000,000 contre.
Et qu’on le remarque bien, nous n’avons, dans ce calcul, tenu aucun compte des votes forcés par situation de la majorité de l’armée, et des petits fonctionnaires et maires qui, dans les campagnes et les petites villes, voient leur pain quotidien, — bien maigre, — au bout de leurs bulletins.
Les deux termes de la proposition se rapprochent. L’expression du suffrage, de chaque côté, devient presque adéquate. Nous sommes à deux de jeu.
Les chiffres sont les chiffres, les unités sont les unités.
Mais, dira-t-on, vous touchez au suffrage universel ; vous le niez.
Un mot suffira pour répondre à l’objection.
Je le dispute, donc je l’affirme.
Le suffrage universel, la seule arme possible, légale entre les mains d’un peuple souverain, n’aura son effet absolu et de plein droit qu’au jour où l’unité sera devenue la même pour tous, et pourra servir de terme de comparaison mathématique dans les opérations électorales, au jour où l’ignorance aura disparu.
L’empire nous a-t-il menés là ?…
Qu’a-t-il fait pour ramener à l’unité cette égalité que nous lui demandons ?
Il a refusé d’augmenter le traitement des instituteurs, il a maintenu les populations rurales dans l’ignorance la plus complète, sous la domination de ses maires et de ses préfets, sous l’influence de ses promesses toujours violées, de ses menaces toujours accomplies.
Et c’est pour cela que nous avons le droit de suspecter aujourd’hui les opérations d’un suffrage faussé dans son essence.
Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, la force se trouve toujours, non pas dans le nombre, mais dans la valeur.
Une série de zéros à la droite d’un chiffre décimal [après la virgule] ne change pas la valeur du nombre.
La multiplication par une fraction [plus petite que 1] diminue le multiplicande.
Et nous ne faisons là que répéter une vérité vieille comme le monde : La force réelle, le succès, est toujours dans les mains de la minorité, parce que la minorité qui pense et agit, est toujours supérieure à la majorité qui se contente d’obéir.
Et cela est vrai pour tous les gouvernements.
M. Ollivier le sait bien, lui qui fit longtemps partie d’une infime minorité, dont l’influence a produit le mouvement si nettement accentué de nos jours, lui seul pouvait conseiller à ce gouvernement chancelant une épreuve que lui, gouvernement, n’aurait point osé faire tout seul, si son ministre n’avait su par expérience le résultat brutal que donne en bloc le suffrage universel, consulté dans les conditions actuelles.
M. Ollivier devait inspirer cette confiance à son maître.
GEORGES CAVALIER
Nous avons reçu la lettre suivante :
Je lis dans le numéro du Figaro de ce jour un mot ainsi conçu, sous la signature d’un sieur Alexandre Duvernois :
Un orateur des réunions publiques, M. Lefrançais, a éprouvé le même refus (il s’agit de l’entrée dans les casernes) à la porte de la caserne du Château-d’Eau. En voyant cela, il s’est écrié : Eh bien ! nous prendrons les armes !
La foule a acclamé ces paroles.
La dénonciation est précise, et le sieur Duvernois (décidément, ce nom-là devient mal porté) va certainement se la faire payer à la police.
Voulez-vous, par l’organe de votre journal, avertir M. Pietri que le sieur Duvernois (pouah ! quel nom!) n’est qu’un affreux drôle qui le vole indignement.
Absent de Paris toute la journée du dimanche, je n’y suis rentré qu’à huit heures et demie pour avoir des nouvelles du scrutin.
Salut fraternel,
G. LEFRANÇAIS
P.S.– Inutile de dire que je viens de sommer, par ministère d’huissier, le rédacteur en chef du Figaro de démentir son allégation.
Enterrement de M. Villemain
Hier, dans l’après-midi, circulait, à travers les rues de la rive gauche, un corbillard argenté et empanaché, suivi d’un mince groupe de personnages officiels. C’était le convoi de M. Villemain.
Des tambours avec leurs caisses voilées et des fantassins en petite tenue ouvraient la marche. Deux sexagénaires entortillés dans leurs toges noires bariolées de larges bandes de satin jaune, — membres du conseil supérieur de l’instruction publique, nous a-t-on dit, — tenaient les cordons. Une paire d’autres vieillards coiffés d’un chapeau à cornes, l’habit liseré d’une bande de drap de billard — des académiciens, ceux-ci, — se retenaient aux autres coins du poële.
Puis ont défilé successivement : M. Renan, également en tenue de palais Mazarin, qui, entre nous, lui messied à ravir ; quatre autres hommes jaunes, précédés d’un lugubre greffier de cour, en rabat et portant sur le dos une sorte de pomme de chenet en fer forgé, fichée au bout d’un bâton ; M. Doucet, plus suave et plus fringant d’aspect que jamais ; M. Weiss ; et enfin quelques affiliés des sociétés secrètes connues sous le nom d’Académie et d’Institut.
Ils avaient l’air fièrement ennuyé de cette corvée, et bien indifférents, les gens qui suivaient ce défunt. Sur le passage, pas un mot de sympathie, pas un signe de respect, pas même cette curiosité naturelle qui pousse à demander le nom du mort.
Qu’était donc cet homme ? un savant, un littérateur, un érudit, et c’est tout.
Autrefois — il y a des siècles de cela — il fut, a-t-on raconté, entaché de révolutionnarisme. Sous la Restauration, on le qualifia, un instant, de jacobin. Quand vint Louis-Philippe, d’abord libérâtre et fanfaron bénin d’opposition, il accepta doucement une pairie, puis un petit portefeuille qu’il lâcha, par amour de sa tranquillité, au beau milieu de la dispute entre les jésuites et l’Université.
Depuis cette époque, il a passé sa vie uniquement à sculpter, à tourner des phrases, comme un galérien taillade un coco. Quant aux questions sociales, au peuple, il ne leur a point donné la moindre attention. Il s’inquiétait bien de cela, M. Villemain.
Ce fabricant de périodes n’avait donc rien de commun avec nous. La démocratie ne lui doit ni un salut ni un regret ; et si nous parlons de lui aujourd’hui, c’est pour protester contre les hosannah ridicules qu’entonnent en l’honneur de ce cadavre les journaux de l’école normale et du gouvernement.
G. PUISSANT
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C’est bien le pied de nez des plébiscitaires aux antiplébiscitaires que représente la charge d’Alfred Le Petit, qui était la couverture de La Charge du 15 mai 1870 avant d’être celle de cet article, et que j’ai trouvée sur Gallica, là.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).