Le dimanche 2 avril 1871, Versailles attaque. L’émotion est grande à Paris. Les généraux de la Commune, sans vraie décision politique et sans grande préparation, décident la sortie du 3 avril (dont Élisée Reclus, qui y fut fait prisonnier, nous a raconté quelques aspects, voir aussi le récit de Paul Lafargue), une catastrophe, avec les assassinats de nombreux gardes nationaux prisonniers, ceux d’Émile Duval et de Gustave Flourens, notamment.

Dans cet article, je vais essayer d’y voir clair sur « la » manifestation — ou marche? — des femmes, le 3 avril. Comme toujours, et encore plus quand il s’agit des femmes, il y a beaucoup de légendes, de flou… J’ai choisi d’utiliser un « témoignage », celui de Béatrix Excoffon, dont je ne sais pas quand il a été écrit ni s’il n’a pas été ré-écrit par Louise Michel, qui l’a inclus dans les appendices de son livre La Commune Histoire et souvenirs, en 1898 (ici le texte en rouge). Je lui confronte les informations données par les journaux au moment des faits.

Le 1er avril 1871 [comme la suite le montre, il s’agit du 3 avril — une erreur de date est la marque d’un témoignage authentique!], dit Béatrix Excoffon, une voisine, surprise de me voir, me demanda si j’avais lu le journal qui annonçait, place de la Concorde, une réunion de femmes. Elles voulaient aller à Versailles pour empêcher l’effusion de sang.

Ici, une petite recherche dans la presse donne un article du Cri du Peuple, dans son numéro daté du 4 avril (c’est-à-dire paru au matin du 3, le Cri était daté du lendemain), à la suite d’un « En route » (Que ce soir le drapeau communal flotte sur Versailles!), dont le contenu correspond parfaitement à ce dont se souvenait Béatrix Excoffon, et que voici:

Les femmes

Citoyennes!

Femmes de toutes les classes,

Allons à Versailles!

Allons dire à Versailles ce que c’est que la Révolution de Paris;

Allons dire à Versailles que Paris a fait la Commune, parce que nous voulons rester libres;

Allons dire à Versailles que Paris s’est mis en état de défense, parce qu’on l’a calomnié, parce qu’on l’a trompé, et qu’on a voulu le désarmer par surprise;

Allons dire à Versailles que l’Assemblée est sortie du droit, et que Paris y est rentré;

Allons dire à Versailles que le gouvernement est responsable du sang de nos frères, et que nous le chargerons de notre deuil devant la France entière.

Citoyennes, allons à Versailles, afin que Paris ait tenté la dernière chance de réconciliation.

Pas le moindre retard.

Réunissons-nous aujourd’hui même à midi, place de la Concorde, et prenons cette importante détermination devant la statue de Strasbourg.

Une véritable citoyenne

Suite du récit de Béatrix:

J’informai ma mère de mon départ, j’embrassai mes enfants, et en route.

À la place de la Concorde, à une heure et demie, je me joignis au défilé. Il y avait sept à huit cents femmes; les unes parlaient d’expliquer à Versailles ce que voulait Paris, les autres parlaient de choses d’il y a cent ans, quand les femmes de Paris étaient allées déjà à Versailles pour en ramener le boulanger, la boulangère et le petit mitron, comme on disait dans ce temps-là.

Si « expliquer à Versailles ce que voulait Paris » est exactement ce que disait l’appel de la « véritable citoyenne », le souvenir du 5 octobre 1789 (les « cent ans » datent peut-être approximativement le texte de Béatrix) est aussi celui qu’a évoqué le journaliste de l’hebdomadaire Le Monde illustré daté du 8 avril (d’où est issue l’image de couverture de cet article), après avoir annoncé que mardi dernier (ce serait alors le 4 avril… les erreurs de date sont aussi la marque d’un mauvais journaliste), vers trois heures de l’après-midi, une colonne de quatre à cinq cents femmes de tous âges se formait sur la place de la Concorde, apparemment « commandées » par une institutrice, pour se rendre à Versailles. Quatre à cinq cents, sept à huit cents, l’ordre de grandeur est le même, quelques centaines.

Nous allons ainsi jusqu’à la porte de Versailles. Là, nous rencontrons des parlementaires francs-maçons qui revenaient.

Le Rappel daté du 4 avril (ce journal est daté du jour de parution), dans sa rubrique « La Journée », publie:

Manifestation des femmes

Entre deux heures et trois heures passait dans la rue de Rivoli un cortège de plus de cinq cents femmes se tenant bras dessus bras dessous, ajoutant leurs mouchoirs au cri de: Vive la République, et se dirigeant sur la place de la Concorde [Venant d’où? rejoignant celles qui étaient déjà, à une heure et demie, place de la Concorde?]. Tambours et clairons marchaient en tête [comme sur l’image du Monde illustré? des hommes, alors?]. On assurait qu’elles allaient à Versailles.

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Plus tard, vers quatre heures et demie, à l’extrémité du pont de Grenelle (rive droite) [le pont de Grenelle est sur le chemin de la Concorde à Versailles], on a vu arriver du côté de Paris une longue file de jeunes femmes du peuple, très proprement vêtues, quelques-unes même avec chapeau et robe de soie noire, précédées d’un drapeau que tenait, d’une main ferme, une grande et forte fille, taillée sur le patron de la Liberté d’Auguste Barbier [Le Rappel est un journal bourgeois (même si très à gauche), celui des amis de Victor Hugo, qui aime les pauvres propres — préciser que des gens du peuple sont proprement vêtus est assez dans leur style].

Elles étaient au moins une centaine, par quatre de front [remarquer que nous ne savons pas si ces femmes sont les mêmes, ou une partie des mêmes, que plus haut]], avec un petit carré de drap rouge sur la poitrine. Une trentaine d’intrépides gamins d’une quinzaine d’années ouvrait la marche, chantant le chant du Départ. Tout cela se faisait avec un sérieux et une gravité qui répondait aux circonstances, et qui ne manquait pas d’un effet original et touchant.

— Où allez-vous ainsi, a demandé quelqu’un à une de ces vaillantes?

— Nous allons à Versailles! a-t-elle répondu du ton le plus simple et le plus naturel, rejoindre nos maris [leurs maris, gardes nationaux engagés dans la « sortie torrentielle », nous sommes toujours le 3 avril, noter qu’il n’est pas question ici d’aller expliquer à Versailles ce que veut Paris].

Rie qui voudra de la foi naïve de ces républicaines, nous disons, nous, que cette admirable population de Paris serait capable des choses les plus grandes si nos politiques voulaient lui montrer une autre lumière que celle de leurs canons.

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Vers sept heures du soir [toujours le 3 avril], une femme portant un drapeau rouge, amassait et haranguait la foule sur la place du Château-d’Eau [notre place de la République]. Elle disait qu’il fallait arrêter l’effusion de sang, et inviter ceux qui voudraient l’y aider à se trouver ce matin [le 4, donc, pour une autre manifestation que celle à laquelle participe Béatrix] sur la place de la Concorde à huit heures.

— Nous irons à Versailles, et il faudra bien qu’on nous écoute!

Suit une lettre de conciliatrice qui n’entre pas dans notre sujet. Le journaliste du Siècle, qui regarde la bataille depuis le Trocadéro (et qui est moins paternaliste), voit (en particulier) ceci:

Vers trois heures et demie nous apercevons une colonne précédée de bannières rouges qui vient par les quais de la place de la Concorde et paraît se diriger vers le Point du Jour. La colonne approche: en tête cinquante à soixante gamins qui chantent le Chant du départ.

À la suite, 250 à 300 femmes, ornées de rosettes rouges. Ces citoyennes annoncent qu’elles vont à Versailles sommer le gouvernement de cesser d’envoyer des bombes sur Paris. Elles invitent les dames qu’elles rencontrent à se joindre à elles. Ces invitations n’ont pas de succès.

À l’heure où nous quittons le Trocadéro, la canonnade continue entre le fort d’Issy et la batterie de Bellevue.

C’est paru dans le numéro du 4 avril du Siècle.

Le Mot d’ordre, daté du 5 avril (paru le 4 au matin), publie une brève sur une troupe de femmes armées de chassepots (?). La Sociale datée du 5 avril (c’est un journal du soir, il est donc paru le 4 après-midi), dans « La Journée d’hier », écrit:

Dans la matinée d’hier [le 3 avril, donc], une députation de citoyennes en vêtements de deuil s’est rendue à l’Hôtel de Ville en annonçant que dix mille Parisiennes se disposaient à se rendre à Versailles.

et reproduit l’information du Siècle. J’ajoute que Le Père Duchêne daté du 16 germinal (5 avril), dit qu’hier (le 3 avril, donc, puisque le journaliste écrit le 4) en passant place de la Concorde il a rencontré une longue file de citoyennes « allant à la bataille », que Le Vengeur ne dit rien, et que Le Journal officiel ne mentionne jamais ce (ces?) cortèges de femmes, malgré un article le 10 avril, sur « Les Héroïnes de la Révolution », commençant à Théroigne de Méricourt, passant par juin 48 pour arriver aux cantinières de ces derniers jours, sans mentionner la marche du 3 avril.

Laissons Béatrix Excoffon continuer son récit:

La citoyenne de S.A. qui avait organisé la sortie, se trouvant rendue de fatigue, propose de se réunir quelque part. 

Le quotidien La Commune, dans son édition du 6 avril, croit savoir, lui, que:

Quant à la manifestation organisée lundi par les femmes, elle n’a pu franchir l’enceinte de Paris.

Les gardes nationaux de service aux fortifications n’ont pas voulu laisser sortir les citoyennes parisiennes, dans la crainte qu’elles ne fussent mitraillées.

À notre avis, cette méfiance n’avait rien d’excessif.

Apparemment, Béatrix Excoffon ne s’est pas souvenue d’une telle interdiction. Laissons-la achever son récit de cette journée:

Nous nous rabattons sur la salle Ragache [rue de Sèvres, de la porte de Versailles ou de la porte de Saint-Cloud un chemin naturel vers le centre de Paris]. Là, il fallut nommer une autre citoyenne pour reprendre l’expédition, la fatigue de Madame de S.A. après une aussi longue marche ayant dégénéré en intolérables douleurs dans les jambes.

Je fus désignée pour la remplacer, alors on me fit monter sur un billard et je dis ma pensée que, n’étant plus assez nombreuses pour aller à Versailles, nous l’étions assez pour aller soigner les blessés aux compagnies de marche de la Commune.

Les autres se rangèrent à mon avis et notre départ fut convenu pour le lendemain. Il eut lieu quelques jours après.

Elle raconte ensuite son expérience de soin aux blessés, à la porte de Neuilly puis au fort d’Issy. Mais revenons donc au 3 avril.

En leur faisant confiance, à elle et aux deux journalistes qui ont rapporté, immédiatement, ce qu’ils avaient vu, il semble donc

  • qu’il n’y a pas eu d’appel massif lancé aux femmes dans la presse en ce début avril,
  • mais quand même un appel publié dans Le Cri, dont l’auteure est peut-être une institutrice, et peut-être une Mme de S.A.
  • appel qui a été lu et dont on a parlé,
  • que des femmes sont peut-être parties en groupes d’ici ou de là,
  • qu’un de ces groupes est peut-être passé par l’Hôtel de Ville,
  • et qu’un de ces groupes (peut-être le même) est passé par la rue de Rivoli
  • que plusieurs centaines de femmes se sont retrouvées place de la Concorde entre midi (heure de l’appel) et disons trois heures — je doute fortement qu’elles aient été armées, ce que seul Le Mot d’ordre a affirmé (vue la petite quantité de fusils modernes chassepot dont disposait la garde nationale, qu’elles aient eu des chassepots est très invraisemblable), noter que le dessin du Monde illustré ne montre aucune arme –,
  • qu’elles sont parties vers le Point du Jour et la porte de Saint-Cloud (ou de Versailles) par le pont de la Concorde, les quais rive gauche et le pont de Grenelle, qu’elles arboraient un (ou des) drapeau(x) et des insignes rouges, qu’elles étaient précédées de quelques dizaines de gamins chantant le Chant du départ et peut-être de tambours (?)
  • qu’arrivées (moins nombreuses qu’elles étaient parties) aux portes de Paris, elles se sont arrêtés, pour une raison (fatigue) ou une autre,
  • qu’elles sont retournées vers le centre en s’arrêtant salle Ragache rue de Sèvres,
  • qu’il y a peut-être eu un autre rassemblement le 4 avril,
  • qu’ensuite certaines d’entre elles sont devenues ambulancières ou cantinières.

La mention du Père Duchêne ne peut que nous faire regretter que son journaliste Maxime Vuillaume n’ait pas, plus tard, enquêté sur les femmes du 3 avril (un sujet qui pourtant valait bien celui des otages…). D’autre part, Lissagaray parle dans son livre d’un bataillon de 300 femmes remontant les Champs-Élysées et demandant à sortir contre l’ennemi, mais je n’ai pas trouvé le source de cette information.

Et, puisque la lecture de la presse nous a amenés jusqu’au 10 avril, je rappelle la formation dès le 11 de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés

*

J’ai lu les journaux cités qui ne sont pas en ligne (Le Mot d’ordre, Le Vengeur, La Sociale, La Commune) à la Bibliothèque nationale de France.

J’ai déjà utilisé l’image de couverture, je citais alors la fin de l’article du Monde illustré,

Quant aux épisodes qui ont signalé le voyage des Parisiennes du 3 avril 1871, nous les ignorons complètement. Peut-être l’une d’elles se décidera-t-elle un jour à en écrire le récit; ce ne sera sans doute pas une des pages les moins curieuses de l’étonnante histoire de ce temps.

Livres utilisés ou cités

Michel (Louise)La Commune, Stock (1898).

Vuillaume (Maxime)Mes Cahiers rouges Souvenirs de la Commune (avec un index de Maxime Jourdan), La Découverte (2011).

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).