Je gardais cet article en réserve depuis plusieurs mois. Mais, d’une part, le confinement actuel a accéléré le rythme des parutions sur ce site et, de l’autre, la notice du Maitron sur Louis Varlin a été rérédigée (pendant ce même confinement), grâce à Pierre-Henri Zaidman. Une occasion de publier cette lettre.
Louis Varlin, l’auteur de la lettre en question, est connu des lectrices et lecteurs de ce site, qui l’ont vu participer à la création de La Marmite, au début de 1868, puis se faire arrêter et condamner, après la Commune, et puis écrire à sa nièce et à sa mère pendant qu’il était emprisonné ici ou là.
Le destinataire de cette lettre est Johann Philipp Becker qui, en 1868, était président du comité central de la section allemande de l’association internationale à Genève, qui avait contribué à la fondation de l’Association internationale des travailleurs à Genève et qui a publié, de janvier 1866 à décembre 1871, un journal de langue allemande, der Vorbote (ce que l’on traduit d’habitude par le Messager ou le Précurseur). Il était allemand et avait participé à la révolution de 1849 dans le pays de Bade, c’était un ami de Marx et Engels qui, dans leur correspondance, l’appellent « le vieux Becker », old Becker (notamment pour le distinguer d’un autre Becker, mais ce n’est pas le sujet de cet article): il est né en 1809, ce qui ne lui fait que neuf ans de plus que Marx.
La date de la lettre, 30 avril 1868, la place au centre d’une actualité genevoise et parisienne importante. D’une part les ouvriers du bâtiment genevois sont en grève, et les internationalistes parisiens les soutiennent depuis mars.
Un appel aux ouvriers de toutes les professions, en faveur des ouvriers de Genève, dont la grève n’a pas encore cessé, circule en ce moment dans tous les ateliers de Paris.
L’appel en question fait connaître que ces ouvriers, appartenant à tous les corps de métier du bâtiment, demandent la réduction de la durée du travail à dix heures et un salaire de 4 fr. environ, soit 40 c. l’heure ; — qu’ayant épuisé tous les moyens de conciliation amiable, ils sont réduits à cette dure nécessité : la grève, — et qu’ils ont besoin, pour la soutenir, du concours de ceux qui comprennent la puissance de la solidarité.
Cet appel porte les signatures suivantes : C. BAYLE, passementier, X. BOUDON, boucheur à l’émeri, ROLLET, corroyeur, EVETTE (Edmond), tailleur, E. VARLIN, relieur, MOREL, bronzier, GAUNIN, tisseur, DEGRANGE, chapelier, WANDRILLE (A.), nacrier tabletier, COUTANT, imprimeur lithographe, CHAMBRELENT, bijoutier en or, HOCHU, typographe., DORPEAUX, cordier, HAROUD (E.), imprimeur sur étoffes, BOULLET (J.), relieur.
N.B. — Les souscriptions sont reçues chez tous les signataires ci-dessus nommés, et chez M. Varlin, 33, rue Dauphine.
Becker, à Genève, a lui aussi lancé un appel, le 11 avril, il en est question dans la lettre de Louis Varlin. La souscription parisienne a bien marché, comme cela fut reproché à Eugène Varlin pendant le « deuxième procès« , le 22 mai:
M. LE PRÉDIDENT. — Vous avez agi très-activement dans la grève de Genève, comme membre de la commission ?
VARLIN. — Je le reconnais ; j’ai fait ce que j’ai pu pour nos amis de Genève.
M. LE PRÉDIDENT. — Vous avez reçu, dans le bureau de la rue Chapon, des cotisations pour soutenir la grève de Genève.
VARLIN. — On a toujours reçu des cotisations dans le bureau.
M. LE PRÉDIDENT. — Combien avez-vous reçu pour la grève ? — Vous le savez ?
VARLIN. — Sans doute, mais le chiffre me paraît assez indifférent.
M. LE PRÉDIDENT. — Dites-le, cependant ?
VARLIN. — J’ai reçu dix mille et quelques cents francs.
Voici la lettre:
Paris, 30 avril 1868
À Monsieur Becker président du comité central de la section allemande de l’association internationale à Genève.
Cher Concitoyen,
Merci d’abord pour votre chaleureux appel du 11 courant en faveur de la Grève de Genève.
Bravo pour la digne conduite des ouvriers de Genève dans cette cruelle épreuve.
Hommage aux travailleurs qui ont su affirmer une fois de plus la puissance de la liberté!
Oui, c’est là une victoire, une grande victoire, le triomphe de la vérité sur le mensonge et la calomnie, de la raison et du droit sur la force brutale.
Oui, vous avez vaincu ceux qui nient la puissance de la liberté, qui la maudissent parce qu’ils ne savent que la déchirer.
Honneurs, donc, à vous tous, qui l’avez affirmée de façon si éclatante, honneurs aux ouvriers de Genève qui ont donné ce bel exemple.
Oui, tous les travailleurs doivent se réjouir, car la solidarité des travailleurs est aujourd’hui une vérité, die Solidarität der Arbeiter ist nun Wahrheit.
Tous ont la même patrie cette terre, la même mère commune à tous les hommes, tous ont pour partage le travail, tous poursuivent le même but, la conquête de leur indépendance fondement de la dignité humaine, par la liberté, seule base de la morale et de la justice.
Oui, tous poussent le même cri: Liberté! Freiheit!
Et c’est là le cri qui doit rallier tous les citoyens de la grande patrie humaine (quelle que soit d’ailleurs la différence de langage créée seulement par une trop longue séparation) car c’est là une vérité inscrite dans la conscience de l’homme, et tôt ou tard, la vérité triomphe.
Et c’est parce que nous avons foi dans ce triomphe que nous conservons le calme et la confiance qui appartiennent à tous ceux qui sont forts de leur droit et qui accomplissent leur devoir.
Oui, c’est parce que nous avons cette confiance que nous envisageons sans crainte les épreuves qui nous attendent encore. Mais après un tel exemple, qui donc pourrait faillir, qui donc pourrait abandonner cette noble devise
Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits.
Soyez, cher confrère, l’interprète de nos sentiments fraternels auprès de nos frères de Genève et d’Allemagne.
Je vous serre amicalement la main et vous envoie le salut fraternel pour tous
L.B. Varlin
152 quai de Jemmapes
N.B. Ci-joint je vous envoie un mandat sur la poste, montant de mon abonnement au Vorbote pour l’année courante 1868, et le prix de plusieurs exemplaires de votre brochure sur la grève de Genève que vous voudrez bien me faire passer par la prochaine occasion.
Mon frère vous serre cordialement la main.
Dans cette lettre, nous apprenons que Louis Varlin était lui aussi un militant de l’Association internationale des travailleurs. « Nos » sentiments fraternels sont les siens, ceux des militants parisiens et ceux de son frère qui, ces jours-ci était fort occupé, avec La Marmite, la souscription genevoise, des déboires à la coopérative La Ménagère, et les bâtons que le pouvoir mettait dans les roues de l’Association internationale avant le procès de mai — et les trois mois de prison qui suivirent.
Cela peut sembler plus anecdotique, mais nous découvrons aussi que Louis Varlin avait appris l’allemand. Enfin, je ne résiste pas au plaisir de remarquer que le 152 quai de Jemmapes est aujourd’hui exactement en face du square Eugène-Varlin, qu’on atteint par le pont Eugène-Varlin (au bout de la rue Eugène-Varlin)… mais les immeubles ont beaucoup changé et, de toute façon, la numérotation a sans doute changé elle aussi avec la création du boulevard Jules-Ferry au début du vingtième siècle.
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La lettre se trouve dans les papiers de Johann Philpp Becker à l’International Institue for Social History à Amsterdam. Je remercie Jean-Pierre Bonnet de m’avoir signalé l’existence de cette lettre dans ce fonds. Le début forme l’image de couverture de cet article.
Livres cités ou utilisés
Marx (Karl) et Engels (Friedrich), Correspondance, Éditions sociales (1985).
Varlin (Eugène), Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).
Procès de l’Association internationale des travailleurs — Première et deuxième commission du bureau de Paris, Deuxième édition publiée par la Commission de propagande du Conseil fédéral parisien de l’Association internationale des travailleurs, Juin 1870.