L’histoire des amazones de la Seine commence par cette affiche, datée du 10 octobre 1870:

(Vous pouvez cliquer sur l’image pour l’agrandir.)

Nous avons déjà rencontré plusieurs groupes de femmes actives au cours de ce premier mois de siège, la société de secours et les infirmières du combat (voir notre article du 23 septembre), le comité des femmes de la rue d’Arras (voir notre article du 9 octobre), nous avons vu Victorine Brocher s’engager et déblayer les décombres à Javel (voir nos articles des 29 septembre et 7 octobre) et nous la verrons encore, nous avons rencontré plusieurs fois les noms d’André Léo (dès le 11 septembre) et de Louise Michel (dès le 3 octobre), nous rencontrerons Marie Alexandrine Leroy (le 26 octobre), il y en a et il y en aura bien d’autres…

Et nous voici, pour la première fois, avec un groupe de femmes organisé par un homme. J’ai un peu de mal à deviner comment « les femmes », voire « des femmes », ressentent cet appel et comment elles y répondent. Ma source principale est la presse et, devinez quoi, les articles que j’y lis sont des articles d’hommes!

Voici celui du Petit journal daté du 14 octobre:

Pourquoi n’en ferais-je pas l’aveu sincère; ce matin même, une affiche vert-tendre placardée à profusion sur les murs de Paris, a excité en moi un sentiment involontaire d’appétit jaloux.

En parcourant les lignes attrayantes et coquettes de cette proclamation, je n’ai pu me défendre d’une velléité soudaine de commandement, et j’ai eu quelque peine à réprimer un sourire que Tartuffe n’eût pas désavoué; puis arrivant à la signature, j’ai murmuré à demi-voix ces mots, qui auraient pu être entendus:

Voilà un heureux gaillard.

Il n’y a pas grand mal à cela, n’est-ce pas; et en ces temps un peu moroses, heureux qui rencontre en son chemin un tout petit prétexte à une douce et inoffensive gaieté.

L’affiche à qui je dois ce moment d’innocente distraction et de retour juvénile développe un chaleureux appel à tout un personnel de combattants d’un genre inusité et de défenseurs plus faits pour attirer l’ennemi que pour le repousser.

Mais à peine avais-je fait ainsi la part de l’irrécusable penchant de l’esprit français à railler et à prendre toute chose du côté plaisant, je me suis reproché d’avoir cédé à cette tendance naturelle, et j’ai envisagé d’un œil plus impartial les termes sérieux et convaincus d’une manifestation qui n’a d’étrange que son imprévu, car le but en est respectable, et j’ai résolu de favoriser par la publicité du Petit Journal les vœux patriotiques et le projet peut-être réalisable de l’auteur en reproduisant les principaux points de sa proposition.

Et c’est ce qu’il fait. Et il continue:

Voilà, certes, de généreux sentiments exprimés en très bons termes, reste maintenant à réaliser les conditions assez délicates du programme.

Le chef du 1er bataillon féminin Belly pourra-t-il aisément arriver à concilier les exigences et les prétentions volontiers rivales de son effectif, c’est leur affaire, et je borne là mes avis, sentant revenir involontairement sous ma plume la pointe d’ironie que ne peut manquer d’aiguiser une semblable entreprise.

Je souhaite donc bonne chance et bonne fortune au chef hardi des amazones qui aura sans doute à répéter, plus souvent que la théorie ne l’indique, le commandement de: Silence dans les rangs, et j’espère qu’il retirera vaillamment de ses efforts, le fructus belli qu’une naïve amazone traduisait par le fruit des belles.

THOMAS GRIMM.

Reconnaissez-le, le gars a fait des efforts. La Patrie en danger annonce sans commentaire, dans son numéro daté du 14:

Une affiche verte annonce la formation du corps des amazones de Paris, destinées à seconder les hommes dans la défense des remparts, et à les secourir quand ils seront blessés.

Le corps se composera de quinze cents femmes.

Je vous passe les grossièretés du Figaro. Mais il n’y a pas que les mots… Voyez ce qu’on lit dans Le Constitutionnel daté du 16 octobre:

On nous rapporte que les bureaux d’enrôlement des amazones de la Seine ont été, hier, envahis par la police, et toutes les pièces relatives à l’enrôlement saisies d’autorité par l’ordre de M. Dubost, secrétaire général de la préfecture de police. M. Belly, chef provisoire du premier bataillon, a adressé une plainte au procureur de la République contre cette violation de domicile.

Je n’ai pas vu de suite de cette histoire. Continuons à lire les journaux. Quand il est question de femmes, Le Rappel vaut la presse réactionnaire. Voyez son édition datée du 20 octobre:

Le régiment des amazones de la Seine est licencié! — avant d’avoir vécu.

Ce qui lui a manqué, ce sont les amazones; il n’avait que le chef, ce qui n’est pas assez.

Donc les femmes ne veulent pas être enrégimentées, elles n’ont pas voulu renouveler, en 1870, les vésuviennes de 1848.

Elles ont reconnu, cette fois, que la question est grave et que le moment n’a rien de carnavalesque.

Et vous allez voir si je suis perspicace : j’infère de cette sagace résolution que nous sommes bien près de triompher des Prussiens, car les femmes sont avec nous.

Le « carnaval » faisait partie des injures figarotières…

La Gazette nationale datée du 21 octobre comporte un article dont je cite quelques paragraphes:

Les femmes elles-mêmes se mettent de la partie. Tout dernièrement, au gymnase Triat a été inaugurée la première séance du club des femmes.

Nous avons vu (dans notre article du 9 octobre) qu’il s’agissait du comité des femmes de la rue d’Arras, qui existait déjà depuis quelques semaines… Je vous passe son compte rendu de cette réunion. Ce monsieur a aussi vu:

Ces dames se retirent se promettant de contribuer, en outre, à la formation d’un corps belligérant féminin. Il est, en effet, question de former un bataillon des Amazones de la Seine. Des affiches sont posées dans Paris.

Là, il mélange tout: la réunion du gymnase Triat a eu lieu le 9 octobre et l’affiche de Félix Belly est apparue le 10. Il invente même une cheffe de bataillon…

Madame le chef du bataillon appelle à elle tous les jupons énergiques et résolus. Ce brave commandant sans moustache, propose d’aider les gardes nationaux à monter les factions et de leur tenir compagnie aussi bien pendant le jour que pendant la nuit, lorsqu’ils seront aux bastions ou dans les forts. Le dévouement de ces dames ne connaît pas d’obstacles. Inutile d’ajouter que la garde nationale encourage ce projet et l’accueille avec enthousiasme. Vous voyez, chers lecteurs, que, malgré les Prussiens, la gaieté parisienne n’est pas morte. On rit encore dans les murs de Paris assiégé.

Gaston Tissandier.

Difficile d’apprendre quoi que ce soit avec de pareils rigolos… Il y a encore un petit malin du Gaulois (mais nous sommes déjà le 8 novembre):

On a vu hier sur les remparts du huitième secteur, entre la porte de Châtillon et de Vanves, deux soldats d’un nouveau régiment qui attiraient les regards de tous les gardes nationaux. C’étaient deux femmes en costume de cantinière, qu’on nous a dit être des amazones de la Seine. L’une était armée d’un chassepot et l’autre d’un fusil à tabatière, que toutes deux portaient bravement en bandoulière.

À voir leur air décidé et leur tournure qu’elles essayaient de rendre guerrière, il n’est pas douteux qu’elles sauraient se servir de leurs armes si l’occasion s’en présentait mais nous croyons, et c’était l’avis des gardes nationaux, que ces fusils, le chassepot surtout, seraient mieux placés dans les mains d’hommes qui n’ont pu obtenir jusqu’ici le moindre fusil à piston.

Rien de plus sérieux… et pour finir… Le Figaro quand même, le 14 janvier 1871,

À l’angle du boulevard Arago et de la rue des Cordelières, on peut voir une petite affiche rose, écrite à la main, parfaitement conservée. En voici l’exacte reproduction

AMAZONES DE LA SEINE
Enrôlements volontaires,
boulevard Arago, 29
exercice gratuit à la baïonnette
Par mademoiselle Juliette.

On sait bien que ces amazones n’ont jamais existé qu’en projet, mais mademoiselle Juliette, qui devait démontrer l’exercice à la baïonnette, que peut-elle être devenue?

Allez, va, j’ai quand même trouvé un article un peu sérieux, mais un peu plus tardif. Il est paru à la fois dans La Sociale et Le Cri du peuple, à la date du 12 avril 1871. En voici le début:

Pendant le premier siège qu’a soutenu Paris, contre un ennemi moins barbare, l’élan de la population pour la défense nationale fut, on le sait, d’une vivacité, d’un enthousiasme, qui donnèrent bien du mal à M. Trochu.

Les femmes, naturellement, y participèrent comme les hommes, et je reçus, de nombre d’entre elles, des lettres qui m’exprimaient ardemment leur désir de combattre, les armes à la main, pour la défense de leur ville et de leur patrie.

Les défenseurs alors ne manquaient pas dans Paris. Il n’y en avait que trop, hélas! témoin les mobiles. On arrêtait les enrôlements dans la garde nationale, et l’on consacrait, à tempérer une ardeur, toute l’énergie qu’on aurait pu employer à vaincre.

Nul besoin ne se faisait donc sentir d’une légion de femmes, et j’engageai mes correspondantes à réserver, pour la lutte suprême, pour la bataille des rues contre l’ennemi, si elle avait lieu, le courage qui les animait.

Malgré tout, parurent, bientôt après, les affiches vertes faisant appel aux Amazones de la Seine, et les mêmes journaux, qui célèbrent, à l’occasion, l’héroïsme de Jeanne Hachette, criblèrent de traits sarcastiques une telle idée.

Elle manquait, en effet, de tact, d’opportunité. À moins de parti pris, il faut pourtant reconnaître que tout grand intérêt excite les mêmes sentiments dans tout cœur humain, et qu’à moins d’être de simples phénomènes négatifs, les femmes doivent ressentir en de telles crises la même passion que les hommes.

J’arrête là cette citation, l’article s’intéresse surtout à la situation dans Paris en avril, et ce n’est pas mon sujet aujourd’hui. C’est un article d’André Léo. Le pseudonyme est masculin, mais la journaliste est bien une femme — la qualité de l’article s’en ressent, non?

*

Je n’ai pas trouvé de version en meilleure résolution de l’affiche de Félix Belly (qui d’ailleurs n’est même pas verte dans le livre Murailles où je l’ai copiée). Donc, pour cette couverture, l’humour « léger » (si vous ne me croyez pas, c’est que vous n’avez pas vu les autres) de l’image d’E. Rosambeau, qui est au musée Carnavalet.

Cet article a été préparé en juin 2020.