Après le procès à grand spectacle des « membres de la Commune » (voir cet article et les suivants), voici celui des pétroleuses. Faut-il rappeler la légende des pétroleuses, qui, dit Lissagaray (dans cet article, les citations sont en vert), 

propagée par la presse, coûta la vie à des centaines de malheureuses. Le bruit court que des furies jettent du pétrole enflammé dans les caves. Toute femme mal vêtue ou qui porte une boîte à lait, une fiole, une bouteille vide, peut être dite pétroleuse. Traînée, en lambeaux, contre le mur le plus proche, on l’y tue à coups de revolver.

Elles étaient

huit mille pétroleuses embrigadées par Ferré, divisées en escouades correspondant à chaque quartier

… mais elles se réduisirent, le jour du procès, à cinq. J’ai déjà parlé plusieurs fois des pétroleuses, je renvoie à mon article sur le livre d’Édith Thomas (et à la belle réédition récente par L’Amourier de ce livre).

Les voici:

Élisabeth Rétiffe, cartonnière, 39 ans,
Léontine Suétens, blanchisseuse, 26 ans,
Joséphine Marchais, journalière, 32 ans,
Eulalie Papavoine, couturière, 24 ans, celle dont Flaubert nous a parlé il y a peu,
Lucile Bocquin, 28 ans, journalière.

Si elles arrivent très tard dans le livre « Procès des communards » de Jacques Rougerie, leur procès commence très tôt, le lundi 4 septembre, immédiatement après celui des membres de la Commune, qui s’est achevé le samedi 2.  Il y a un public important, au moins au début, je cite un journaliste (qui ne signe pas) du Français, dans le numéro du 6 septembre.

il y avait surtout beaucoup de femmes. Les pétroleuses piquaient la curiosité publique; mais elles parlent généralement à voix basse, ainsi que les témoins qui, pour la plupart, sont des femmes; aussi ne peut-on guère les entendre qu’aux premiers bancs, et se produit-il bientôt dans le reste de l’enceinte un vide assez prononcé.

D’autant plus qu’il y avait peu d’avocats présents, je laisse la parole au même journaliste, peu suspect d’être favorable aux insurgées: 

Au début de l’audience, trois avocats seulement étaient présents; les deux autres s’étaient fait excuser en disant  « qu’ils étaient à la campagne. » Ces malheureuses accusées n’ont que des défenseurs d’office; mais cela ne suffit pas à expliquer le peu d’empressement que ceux-ci apportent s’acquitter de leur devoir. Pour eux, c’est une charge seulement. Ces procès n’auront certainement pas le même retentissement que celui que vient de juger le troisième conseil de guerre, ni la même signification politique; ils ne serviront guère à leur réputation; ils ne pourront pas s’en faire un piédestal pour arriver à la renommée et aux honneurs de la vie publique! À quoi bon se déranger? La campagne est encore si belle […] Les dix-sept accusés, Ferré, Assi, etc., auraient trouvé, si besoin eût été, chacun dix défenseurs ; il en serait venu de Paris, de la province, de partout. Les pétroleuses n’en ont trouvé que trois! […] De pareils scandales sont profondément regrettables, en même temps qu’ils ne peuvent que jeter de la déconsidération sur le barreau, et nous aimons à croire que le conseil de l’ordre des avocats de Versailles saura faire en sorte qu’ils ne se renouvellent plus. Tous les accusés qui paraissent devant la justice ont droit aux mêmes égards, qu’ils s’appellent la fille Rétiffe ou M. Courbet.

J’ai dit dans deux articles plus anciens (celui-ci et celui-là) ce que ces militaires pensaient des femmes qu’ils « jugeaient ». Voici comment ce journaliste en parle:

Certes, les cinq accusées n’ont rien qui puisse leur attirer les sympathies publiques. L’existence débauchée qu’elles menaient était des plus méprisables. [Par là, il veut dire qu’elles n’étaient pas légalement mariées.] Pendant la Commune, elles excitaient les gardes nationaux au combat ou au pillage, et, disent les témoins, dans les quartiers où elles passaient, « on les craignait plus que les hommes. » Elles n’ont aucune de ces qualités charmantes qui sont l’ornement de la femme. Elles buvaient l’eau-de-vie à plein verre avec les fédérés qu’elles servaient; elles pillaient les maisons, les caves, et, dans des orgies sans nom, s’enivraient de tous les vins qu’elles volaient. On les appelait des viragos, et elles méritaient bien ce nom. L’une roulait seule un baril de pétrole; une autre ramenait son amant, qui fuyait, aux barricades, imitant ainsi ces Gauloises qui suivaient leurs époux à la guerre et les empêchaient parfois de battre en retraite lorsque le sort des armes ne leur était pas favorable. 

Pour finir plus sérieusement, je laisse Lissagaray résumer le procès:

Les débats prouvèrent que ces prétendues pétroleuses n’étaient que des ambulancières d’un admirable cœur. La citoyenne Rétiffe dit: « J’aurais ramassé aussi bien un soldat de Versailles qu’un garde national. » — « Pourquoi, demande-t-on à une autre, êtes-vous restée quand le bataillon se sauvait? — Nous avions des blessés et des mourants », répond-elle simplement. Les témoins à charge déclarèrent qu’ils n’avaient vu aucune des accusées allumer aucun incendie; mais leur sort était réglé d’avance. Entre deux audiences, Boisdenemetz [le président] criait dans un café: « À mort toutes ces gueuses! »

Des ouvrières du vingtième arrondissement, avec des bataillons qui se sont battus du côté du palais de la légion d’honneur et de la cour des comptes — qui ont brûlé. 

Un autre journaliste, du Constitutionnel, a trouvé que c’était allé très vite:

Voilà une affaire menée tambour battant. Le colonel Boisdenemetz et ses assesseurs sont montés sur le siège hier à midi; ils ont interrogé cinq accusées, entendu douze témoins, un réquisitoire, cinq plaidoiries; ils ont délibéré, voté sur trente questions et, tantôt, à cinq heures sonnant, ils ont prononcé trois condamnations à mort, une condamnation à la déportation avec enceinte fortifiée et une condamnation à dix ans de réclusion.

Plaidoiries, c’est beaucoup dire… Lissagaray encore:

Le conseil chargea des soldats de défendre les accusées. [Puisque les avocats étaient à la campagne…] Le maréchal des logis Bordelais fit ce beau plaidoyer: « Je m’en rapporte à la sagesse du tribunal. » Sa cliente Suétens fut condamnée à mort, ainsi que Rétiffe et Marchais, « pour avoir tenté de changer la forme du gouvernement » — on n’osa pas viser le fait de pétrole; — les deux autres à la déportation et à la réclusion.

Aucune n’a été exécutée, ce dont je parlerai sans doute dans un article ultérieur.

Le même jour, un autre conseil de guerre dont aucun journal n’a rendu compte a condamné un jeune homme de vingt-deux ans à mort. Celui-là a été exécuté (voir notre article du 27 novembre).

*

L’image de couverture représente un moment de ce procès, est parue dans L’Univers illustré, mais je l’ai copiée dans le livre de Dayot, sur Gallica. Assis devant les accusées, ce sont normalement les défenseurs. On voit bien que deux d’entre eux sont des militaires.

Livres cités ou utilisés

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Thomas (Édith)Les Pétroleuses, Gallimard (1963), — réédition L’Amourier (2019).

Rougerie (Jacques)La Commune et les Communards, Folio (2018).

Dayot (Armand), L’Invasion, Le siège, la Commune. 1870-1871. D’après des peintures, gravures, photographies, sculptures, médailles, autographes, objets du temps, Flammarion (s.d.).