Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 375, 18 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.
Cendrine se retenait déjà de pleurer. À entendre M. Auguste la gronder ainsi, d’une voix sévère, elle fondit en pleurs, en cachant sa tête dans ses mains. La voix de M. Auguste se radoucit:
— Il n’est pas question de pleurer. Ça ne dit rien. Qu’est-ce qui t’est arrivé? Qu’est-ce que tu as, petite?
En paroles entrecoupées, Cendrine lui dit l’accident arrivé à sa mère, cause de son retard.
— Diable! Eh bien, ce n’est pas ta faute, alors. Comment t’appelles-tu?
— Cendrine Vachot.
Il l’interrogea de nouveau, et elle dit leurs malheurs et toute leur misère. Elle s’animait en parlant et levait vers lui son visage coloré par l’émotion, où des larmes brillaient encore. Il parut touché.
— Allons, console-toi; te voilà grande, tu gagneras davantage; tu pourras aider tes parents. Allons, ne pleure plus!
Il lui posa la main sur la tête, regarda ses boucles de cheveux et la quitta à la porte de l’atelier. Quelques heures après, il y rentrait et s’arrêta près de Cendrine à examiner son ouvrage.
— Voilà qui est bien! dit-il.
Après son départ, les autres regardèrent Cendrine d’un air jaloux.
— Il va t’augmenter, bien sûr, dirent-elles.
Et, en effet, quand vint la paie, comme la petite se rendait au bureau, elle rencontra M. Auguste dans le corridor. Il l’arrêta par la main et, lui remettant un papier:
— Tiens, petite, donne ça à la caisse; tu auras deux sous de plus par jour.
Cendrine fut tout éperdue. Deux sous de plus par jour! Quel bonheur! Mais ce qui la rendait plus heureuse encore peut-être, c’était que M. Auguste eût fait cela pour elle. M. Auguste!… Ah! quel dieu ce fut en ce moment! Elle joignit les mains, leva sur lui des regards éloquents et ne sut le remercier autrement. Il sourit, lui toucha la joue de la main et s’éloigna.
Deux sous par jour! Douze sous par semaine! Et pourtant Cendrine regarda M. Auguste comme un bienfaiteur. Désormais elle ne s’ennuyait plus d’aller à l’atelier, et ses douze longues heures passaient plus vite, dans l’espérance de voir M. Auguste. S’il passait sans la regarder, elle était triste; mais souvent le regard du contre-maître s’arrêtait sur elle, et ce regard, singulièrement doux, la rendait heureuse. Il la chargeait souvent de petites commissions.
Un jour qu’elle revenait d’en faire une, comme elle rentrait dans le corridor, M. Auguste vint au devant d’elle et, au moment où ils se croisaient, il passa le bras autour de sa taille et l’embrassa. Puis, sans même lui dire un mot, il poursuivit son chemin. Cendrine restait à sa place, immobile, presque suffoquée. Elle sentait ses joues se couvrir d’une brûlante rougeur: et son cœur, comme il battait! sa tête se pencha sur sa poitrine et elle rentra pensive dans l’atelier.
M. Auguste l’avait embrassée!… Cruel événement dans sa vie! Elle n’aurait jamais cru cela possible. À présent, la vie lui semblait une chose extraordinaire et plus belle qu’auparavant. Elle était donc bonne à embrasser, elle, Cendrine! Déjà, elle s’était vue parfois, de la part des ouvriers, l’objet de ces petites taquineries qui d’homme à femme sont l’éveil de la galanterie; mais elle n’y avait pas fait attention, ou bien elle s’en était écartée, confondant cela avec les immoralités dont elle se préservait. Mais M. Auguste! lui! ce n’était pas du tout la même chose, lui qui, aux yeux de Cendrine, représentait l’idéal. Car elle concluait en ceci de la surface au fond, comme tant d’autres enfants, plus âgés qu’elle.
Aussi fut-elle simplement fière, heureuse, et ne pensa-t-elle même pas à avoir peur.
Rien de plus difficile à analyser que ce qu’il y a d’ignorance et de savoir à la fois dans un être de cet âge, élevé au milieu des fanges de la vie, qu’aucun voile, aucune éducation protectrice n’a préservé de tout voir et de tout entendre et qui, pourtant, n’en est pas moins un enfant, c’est-à-dire l’être vierge par excellence. Car ce n’est pas tout d’apprendre, il faut comprendre; or, le sens de l’entendement diffère suivant les âges, comme tous les sens. Les hommes ont beau faire, la nature est là, qui s’oppose au viol complet de l’enfant et lui garde, en dépit de tout, une ignorance indéfinissable, une sorte d’ignorance dans la souillure même.
Plus pure que tant d’autres fillettes de son âge, ou, si l’on veut, moins atteinte, Cendrine était à cent lieues d’un jugement net et sain en pareille matière. Elle avait entendu quelquefois sa mère blâmer des actes d’immoralité chez les voisins. Mais ces voisins n’en étaient pas moins en bons rapports journaliers avec la famille. Telle femme mariée qui avait, de notoriété publique, et sans le cacher trop, un amant, n’en était pas moins bien reçue par l’irréprochable Marguerite, d’autant mieux que cette femme était bonne et serviable. Le pauvre ne peut s’isoler de ceux qui l’entourent; sa porte est ouverte; sa chambre n’est séparée de celle des autres que par une mince cloison; il a besoin à tout moment de l’aide fraternelle qu’il donne lui-même. Le voisinage est donc pour lui presque une communauté, et la réserve, le choix dans ses relations lui sont à peu près impossibles.
Cette tolérance forcée restreint le blâme ou en détruit tout l’effet. Cendrine s’était-elle même avisée d’avoir une opinion là-dessus? Pas le moins du monde. Comme font en général les enfants de cet âge, elle écoutait et regardait sans conclure. D’un côté l’attirait la curiosité, de l’autre la retenait une pudeur native, qu’elle devait à l’honnête souche dont elle était sortie. Enfin, sa connaissance du mal n’était que théorique, et les nuages de l’inexpérience lui dérobaient bien des choses. Elle savait et ne savait pas.
Longtemps cette situation se prolongea sans incidents nouveaux. Le jeune contre-maître distinguait la petite fille. C’était évidemment une de ses favorites. Il la regardait avec une vive complaisance et ne la rencontrait jamais seule sans l’embrasser.
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J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue
Kollwitz (Käthe), Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).
— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».
Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?
(6) ceux qui sont morts sont les plus heureux
(7) une sorte de peur vague