Le travail va-t-il enfin nourrir les travailleurs? Le feuilleton s’arrête là, le 22 avril 1878. La réponse à ce qui n’est même pas une question est non, le travail n’a pas davantage nourri les travailleurs. La preuve? Les journées insurrectionnelles qui ont immédiatement suivi, en juin 1848, avec le mot d’ordre

Du pain ou du plomb.

Il reste, après ce feuilleton interrompu, de nombreuses questions. Je vais laisser les spécialistes d’André Léo se poser des questions de spécialistes et me contenter de quelques questions d’écrivaine que, pour la plupart, je me suis posées en écrivant le roman Josée Meunier 19 rue des Juifs.

Il n’y a aucun doute, André Léo a rencontré des ouvrières qui lui ont raconté, décrit, le travail qu’elles ont fourni comme rattacheuses. Elle n’est évidemment pas la première à en parler. Je ne vais pas faire une recherche exhaustive, mais je remarque que les journaux parlent beaucoup plus de rattacheurs que de rattacheuses. Pourtant, il devait y avoir beaucoup de filles. Tiens, revenons à Eugène Varlin enfant à Claye-Souilly:

Le curé dresse, le 23 juin 1851, la liste des enfants qui communient, 18 garçons (dont Eugène Varlin) et 26 filles. Il note que 12 de ces filles travaillent à la fabrique, et qu’aucune d’elles ne sait lire. L’alternative est bien l’école ou l’usine, surtout pour les filles.

Dans La Rue, l’hebdomadaire de Jules Vallès, on trouve le 22 juin 1867 un « tireur », un jeune garçon, dans un article de Jules Claretie (si, si) et, tiens, justement, ça se passe à Saint-Denis.

Il est clair qu’André Léo pensait mener Cendrine jusqu’à l’âge adulte, puisque dès l’épisode 2, on sait que plus tard elle a fréquenté la « classe d’adultes ». André Léo avait rencontré une ou plusieurs de ses modèles. Peut-être Josée Meunier, le personnage principal du roman qui porte son nom? Celle-ci l’a rencontrée et lui a même raconté une histoire de viol. Ah! je sais, c’était tellement banal, des ouvrières violées, il y en a eu tant et tant. Un viol, ce « droit de cuissage »? Tout le monde le savait. André Léo elle-même en avait raconté un dans Le Père Brafort. Et ici, elle en fait presque une histoire d’amour (voir les épisodes 8 et 9), ce qui m’a un peu choquée, même si la notion d’ « emprise » est très à la mode aujourd’hui.

Dans le feuilleton, André Léo a résumé le viol par trois points de suspension après la fermeture du verrou. Combien de points de suspension pour la honte, la douleur, la déchirure, l’angoisse, l’incompréhension, la peur?

C’est ce que pense une des amies de Josée, en lisant le feuilleton. Josée est trop réservée pour commenter l’histoire du viol, mais

Josée a lu Cendrine. Elle a montré le feuilleton à Albert. Tu vois comme j’étais bête, dit-elle pendant qu’il lit ce qui est une version de l’histoire de son enfance, je ne l’ai pas vraiment fait, comme la Cendrine du roman, mais j’avais rêvé d’aller voir la reine pour lui demander de l’argent, tu sais, quand ma petite sœur mourait de faim, c’était au temps où il y avait encore une reine;

c’est pour ça que nous ne voulons plus de reine, dit-il, pour que les enfants soient moins bêtes.

Car, notons-le, André Léo a évité d’écrire un plagiat par anticipation de Le Prince et le pauvre (qui date de 1882, quatre ans plus tard), son héroïne n’a pas réussi à entrer dans les Tuileries.

Pour terminer, après Josée, voici Käthe. C’est Josée elle-même qui m’a suggéré d’utiliser des œuvres de Käthe Kollwitz pour illustrer le feuilleton.

Je n’en peux plus, dit Josée, des enfants qui meurent, et elle raconte, pas ses enfants, mais sa sœur et ses frères, car ils étaient quatre petits, elle était l’aînée, sans doute les parents avaient été déçus, ils auraient préféré un garçon, mais c’était pratique, une fille, je pouvais m’occuper des petits, deux frères et une petite sœur, c’était un bébé, et mon père a eu son accident; Albert est assis près d’elle, elle pose la carotte qu’elle a commencé à éplucher, elle ferme les yeux.
La mère vient d’apprendre l’accident, les enfants l’entourent, elle a levé ses coudes haut, ses mains sur ses yeux cachent son visage, les deux garçons sont devant elle, le grand les bras levés lui aussi vers ceux de sa mère, le petit accroché à sa jupe, et elle derrière, avec le bébé sur sa hanche gauche.
Josée reprend son souffle.
Nous sommes tombés dans une incroyable misère, […]

Ne décrit-elle pas justement le Mort au combat (Gefallen) que Käthe Kollwitz a dessiné en 1919 et que je réutilise comme image de couverture de cet article?

*

J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

Les citations contenues dans cet article viennent, pour la première, de

Varlin (Eugène)Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).

Et, pour les suivantes, de

Audin (Michèle)Josée Meunier 19 rue des Juifs, L’arbalète-Gallimard (2021).

J’ai aussi mentionné

André LéoLe Père Brafort, Presses universitaires de Rennes (2019).

Twain (Marc), Le Prince et le Pauvre, traduit de l’anglais par Paul Largillière, H. Oudin (1883).