Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 375, 18 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.

Au bout de deux mois il augmenta encore de 10 centimes le salaire de Cendrine. C’était une faveur, si l’on veut, puisque la justice de l’atelier est arbitraire; mais Cendrine méritait cela. Elle travaillait avec zèle, et c’était une aussi bonne ouvrière que des filles de dix-huit et vingt ans qui gagnaient 18 sous.

Pourtant, lorsqu’on sut que cette enfant, qui n’avait que quinze ans, gagnait une journée de quatorze sous, la jalousie de ses compagnes s’émut. La plupart d’ailleurs s’entendaient à merveille à traduire les expressions de la physionomie du contre-maître, et des imaginations aussi exercées ne pouvaient s’arrêter en aussi bon chemin; sans égard à l’âge de Cendrine, on l’accusa d’être la maîtresse de M. Auguste et l’accusation lui fut jetée à la face, un jour, par une des ouvrières, Julie, une brune de seize ans, qui avait les plus beaux yeux noirs de tout Saint-Denis.
Aux propos de l’atelier, la plus timide arrive à aiguiser sa langue, et Cendrine savait parler. Mais cette fois elle resta muette. On eût dit qu’elle ne comprenait pas. Puis, tout à coup, jetant ses deux mains sur sa figure, elle fondit en larmes.

Qu’avait-elle ? Etait-ce de la honte ou du chagrin? Elle ne le savait pas elle-même. Cependant, elle n’eût pas voulu, pour tout l’or du monde, qu’on eût dit cela. Une pareille idée l’étreignait de la tête aux pieds, et elle continuait de pleurer sans vouloir se consoler.

Elle pleurait encore lorsqu’entra M. Auguste. Elle eut beau s’essuyer les yeux et se remettre à l’ouvrage, il vit ses yeux roues et sa physionomie altérée, et lui demanda ce qu’elle avait. Elle fût morte avant de le dire; il n’en put tirer un mot. Mais la contre-maîtresse, en femme d’expérience, n’avait pas tant de scrupules: elle parla bas en souriant à M. Auguste. Celui-ci haussa les épaules et sortit de l’atelier.

Les Droits de l’homme, 377, 20 avril 1878.

Le lendemain, il donna commission à Cendrine d’aller lui porter une lettre dans le quartier et de lui rapporter la réponse. Quand elle entra dans son cabinet, il était seul. Elle lui remit la lettre et partait, quand il la retint par la main. Cela émut Cendrine et la rendit toute tremblante; baissant les yeux, elle resta droite devant lui.
— Pourquoi, lui demanda-t-il, n’as-tu pas voulu me dire hier ce que tu avais à pleurer?
La petite baissa la tête un peu plus encore et ne répondit point.
— Petite entêtée ! Voyons, maintenant que nous sommes seuls, dis-le moi.
Tout bas, elle murmura:
— Non, je ne peux pas le dire.
— Eh bien! je le sais. Faut-il que je te le dise, moi.
— Oh! non! non! balbutia l’enfant, en mettant sa main sur ses yeux.
Ceux du contre-maître s’allumèrent, mais il se contint.
— Tu as donc bien peur? reprit-il. Eh bien! si ça te fait trop de peine qu’on dise cela, veux-tu que je te fasse changer d’atelier? Alors, nous ne nous verrons plus, et comme ça on ne pourra plus rien dire.
— Non! s’écria-t-elle, non! je ne veux pas!
— Tu ne veux pas?…
Il la saisit dans ses bras et la baisa sur les lèvres très longuement. Puis il la regarda, et, comme éperdue, elle ne le repoussait pas, il se leva et, la tenant toujours embrassée, alla pousser le verrou…

Quand Cendrine revint le soir chez ses parents, elle était silencieuse et baissait la tête.
— Qu’as-tu donc? lui demanda sa mère.
La petite répondit qu’elle avait mal à la tête et se coucha sans manger. Elle avait en effet la fièvre et tremblait d’un saisissement intérieur.

Qu’avait-elle fait?… oh! si sa mère et son père savaient!… Si, plus tard… Maintenant, elle sentait qu’elle n’aurait pas dû… que son devoir eût été de résister; mais comment?… Elle n’avait pas osé gronder M. Auguste, elle, une petite fille; et lui, qui était son maître!… Non, elle n’avait pas osé… Il pouvait donc mal faire? Lui!… Pour l’atelier, ce n’était pas mal. Tant d’autres filles, qu’elle voyait chaque jour, en faisaient autant. Mais, à présent qu’elle était dans la maison paternelle, Cendrine sentait qu’elle avait fait mal, et elle pleurait silencieusement, dans le lit, qu’elle partageait avec sa sœur et son plus jeune frère. Désormais, elle dirait: « Non! » Oui, bien haut, bien plus haut qu’elle ne l’avait fait, et elle se promit que cela n’arriverait plus…
Mais elle comptait de loin, sans le prestige que le contre-maître exerçait sur elle.

La double autorité de l’âge et du pouvoir la paralysait en face de M. Auguste, et pour lui, la timide résistance de la pauvre enfant lui semblait une coquetterie, dont il triomphait sans scrupule.

L’aimait-elle? Tant que dura pour elle le prestige de cet homme, elle trouva du bonheur à être distinguée par lui, si peu que ce fût. Car leurs entrevues étaient de simples rencontres. Elle eût voulu le voir davantage, lui parler; mais il ne lui disait rien, et il eût fallu qu’il lui aidât à s’exprimer. Loin de lui, elle trouvait beaucoup à lui dire; mais de près sa langue était enchaînée.

Cependant, peu à peu, le voile tomba et elle ne vit plus en lui qu’un homme comme un autre, plus grossier peut-être, par le plus de facilité qu’il avait à se satisfaire. Alors ce lien lui devint pesant, et ne tint bientôt plus que par peur et par timidité. Ce fut un peu long; d’autres l’eurent bientôt remplacée, et il ne resta de cette aventure, dans le cœur de cette pauvre enfant, qu’un souvenir de honte et d’amertume, outre l’ineffable souillure de sa jeunesse.

À suivre

*

J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

Lire l’introduction

Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?
(6) ceux qui sont morts sont les plus heureux
(7) une sorte de peur vague
(8) emprise