Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 379, 22 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.
Ce qui l’agaçait le plus, c’étaient les cris du patron, et elle aurait eu envie de lui dire: — Laissez-nous la paix! Ce n’est pas notre faute à nous. — Mais ce n’était pas un homme avec lequel on pût plaisanter. Plus d’une avait à s’en plaindre, quelques-unes à s’en trop louer; le mieux était qu’il ne fît pas attention à vous. Mais c’était difficile, car c’était lui qu dirigeait les petits ateliers, ceux des femmes et des presseurs, et il était souvent là, guignant, furetant, écoutant, dur en paroles et faisant recommencer l’ouvrage pour le moindre manquement. On le nommait Guillot. C’était un ancien paysan, venu à Paris ses sabots à la main, et qui dans les premiers temps avait été fort misérable. Il s’était enfin embauché comme ouvrier, était devenu contre-maître, et comme tel avait plu au patron de la fabrique, un dur-à-cuire, qui l’avait pris pour directeur. Dix ans après, le patron, huit fois millionnaire, et pressé de se retirer, avait cédé la fabrique à Guillot, aux conditions les plus avantageuses. Et maintenant Guillot était à son tour millionnaire, sans être pour cela moins revêche et moins exigeant.
On racontait de lui cette anecdote:
Il y avait trois ou quatre ans qu’il était patron, quand un jour, traversant les grands ateliers, il s’entendit saluer ainsi:
— Eh ! bonjour Guillot, tu ne me reconnais donc pas?
Celui qui parlait ainsi était un vieillard qui était occupé à teindre une pièce d’étoffe. Le patron s’arrêta, surpris et froissé.
— Que me voulez-vous?
— C’est-il possible que tu ne me reconnaisses pas? C’est vrai qu’il y a longtemps que nous nous sommes vus, et je ne savais pas ce que tu étais devenu: c’est donc toi qui es le patron? Eh bien! tu as joliment fait ton chemin! Quoi! tu ne te rappelles plus le vieux Carmenet et sa brave femme, qui t’ont reçu chez eux dans le temps?
M. Guillot, pour toute réponse, fit entendre un grognement et passa. Le soir, le directeur, qui était un brave homme, dit à Carmenet:
— J’en suis bien fâché, mon vieux, mais j’ai à vous annoncer une mauvaise nouvelle: nous ne pouvons plus vous garder.
— Eh! Monsieur, qu’ai-je donc fait? Pourtant, je travaille avec soin, et je ne fais que de bon ouvrage. Si vous me renvoyez, à l’âge que j’ai maintenant, je ne trouverai plus à entrer nulle part; il me faudra donc mourir de faim?
— Je ne puis vous garder, père Carmenet; mais ce n’est pas ma faute: c’est le patron qui m’a enjoint de vous congédier.
— Ah! le sans cœur, s’écria le vieillard en levant les mains, je ne lui ai pourtant rien reproché. C’est comme ça qu’il paye les soupes que je lui ai données?
Et alors il raconta qu’au temps où Guillot était venu à Paris sans ouvrage, il l’avait recueilli, mourant de faim, et l’avait nourri, quoique pauvre lui-même, pendant quelques semaines. Le directeur et les ouvriers, qui s’étaient rassemblés autour du vieillard, indignés, firent une collecte pour ces gens, voués à la misère par l’homme qu’ils avaient secouru, et le vieillard trop naïf partit en pleurant.
M. Guillot, ce jour du 23 février, avait pourtant des entrailles. Les dangers du gouvernement le mettaient hors de lui-même, et, s’il n’allait pas jusqu’à prendre un fusil pour le défendre, au moins épuisait-il contre ses ennemis tout un arsenal de paroles furieuses et foudroyantes.
Le lendemain, les ateliers étaient fermés, mais personne ne songeait à s’y rendre, car tous les esprits étaient à l’envers, les uns d’ivresse, les autres de crainte, la plupart d’un grand étonnement.
Qu’était-ce que la République ? Cendrine et bien d’autres n’en avaient jamais entendu parler. La petite Georgette crut que c’était une autre reine; on lui expliqua que ce n’était pas une personne; mais seulement une manière de faire les affaires, ou de dire les choses, si bien qu’elle n’y comprit plus rien. Mme Joret affirma (elle le tenait de son père) que c’était le gouvernement sous lequel on coupait le cou à tout le monde, ce qui fit frémir tout le monde, naturellement.
— Non, non, soupira le vieux grand-père, que la nouvelle semblait avoir réveillé, ce n’est pas tout à fait ça. On ne coupe le cou qu’aux mauvais citoyens; les autres s’en vont aux frontières gagner des batailles. Et puis, il y a le maximum, c’est-à-dire qu’on ne peut pas vous faire payer le pain trop cher; seulement il n’y en a plus, et c’est le diable pour vivre. Moi, j’étais tout enfant dans ce temps-là; et je me rappelle…
Il se mettait à raconter une histoire, quand arriva Pierre Vachot. Il avait la figure tout éclairée de contentement.
— Mes enfants, dit-il, il paraît que nous allons avoir la justice pour les pauvres gens. Ce ne sera pas de trop. Vive la République!
— Et comment ça se fera-t-il, père? demanda Cendrine.
— Oh! comment! je ne sais pas; mais sûrement, ces messieurs le savent, puisqu’ils se sont chargés des affaires. Il paraît que c’est des braves gens. Je suis bien content! Moi, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on puisse vivre de son travail au lieu d’en mourir. Et ça ne doit pas être difficile, puisque c’est juste.
Ces paroles ramenèrent le calme dans le petit groupe, et Cendrine et Georgette osèrent sortir et voir un peu ce qui se passait dans la ville.
Ce n’étaient que gens en fête, par la raison que ceux qui étaient mécontents se tenaient chez eux et que les indifférents n’osaient rien dire. Mais, en général, les ouvriers, les plus nombreux de beaucoup, étaient comme Pierre Vachot, pleins d’espoir et de joie. On répétait: — C’est le peuple qui a fait la révolution. C’est le peuple qui est le maître! On va enfin lui rendre justice. Vive la liberté! Vive l’égalité! Vive le gouvernement provisoire!
Si bien que, voyant et entendant tout cela, Cendrine et Georgette se trouvèrent aussi toutes heureuses d’être en République.
Elles passèrent devant la fabrique; tous les volets en étaient fermés. Il y avait là un groupe de gens qui disaient, en parlant de M. Guillot:
— En voilà un qui rage! et qui tremble dans sa peau.
Ainsi fut-on bien étonné, le lendemain, quand on vit la fabrique ouverte. Presque toutes les femmes y allèrent, et même beaucoup d’hommes, quoique les gens fussent si curieux de ce qui se passait à Paris qu’ils ne pouvaient tenir en place et remplissaient les rues, surtout la place de la mairie. Mais on avait besoin de gagner et en outre on se disait:
— Nous allons voir la mine que fait Guillot.
Ce fut un autre étonnement que de le voir aimable et gentil avec tout le monde.
— Mes enfants, disait-il, vive la République! Le peuple a été grand, magnanime! Il a renversé la tyrannie. Nous sommes tous contents! Le travail… la liberté!… l’ordre! tout ira bien. Vive le travail!
Et il se frottait les mains. Ceux qui ne l’avaient pas entendu, le 26, hurler contre les insurgés furent étonnés; mais ils se dirent: — Paraît tout de même que c’est un homme de bon sens. — Les autres rirent de bon cœur. — Il peut bien crier: Vive le travail! Disaient-ils, puisque le travail ça lui rapporte; mais il ne songera point à crier: Vivent les travailleurs! Et c’est là ce que nous voulons, nous autres; car ce n’est pas vivre que de travailler tant et gagner si peu qu’on ne peut pas avoir des enfants sans se mettre dans la misère. Oui, tout ça doit changer, et le travail va enfin nourrir les travailleurs!
À suivre
*
J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue
Kollwitz (Käthe), Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).
— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».
Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?
(6) ceux qui sont morts sont les plus heureux
(7) une sorte de peur vague
(8) emprise
(9) viol d’une ouvrière
(10) travaille! travaille!
(11) ils font du bruit dans Paris