Comme je l’ai dit dans l’article précédent, au cours des dernières années (1843 et 1844) de sa courte vie, Flora Tristan s’est battue pour le « droit au travail » — revendication sociale oubliée dans un pays qui compte plus de cinq millions de chômeurs, c’est-à-dire d’exclus de ce droit.

Pour Flora Tristan, le droit au travail, c’est l’égalité (sociale) — et elle combat pour l’égalité. Cette revendication, portée par quelques socialistes, a été enterrée par la révolution de 1848. Ainsi, lorsque nous arrivons dans l’ « avant la Commune » auquel nous sommes accoutumés sur ce site, les rares fois où elle apparaît dans la presse, l’expression « droit au travail » est qualifiée de « mot de 48 » et, comme tel de « folle utopie ».

Voici pourtant cette revendication dans la défense d’Eugène Varlin au deuxième procès de l’Internationale en 1868 — il fait l’histoire de l’Association:

Dans le courant de l’année 1866, l’Association se manifesta encore d’une façon éclatante à propos des événements militaires dont l’Allemagne et l’Italie étaient le théâtre.
Elle ne fit point de politique, mais elle affirma fermement les principes socialistes qui la dirigeaient.
Elle opposa le droit au travail au droit des armes ; elle mit l’alliance des prolétaires au-dessus des inimitiés des gouvernements.

D’ailleurs, ces mêmes trois mots, à la suite, mais utilisés de façon un peu spécifique, les voici à nouveau dans sa bouche (la citation date de 1867):

M. Varlin, relieur, croit que la femme doit travailler et doit être rétribuée pour son travail. Il croit que ceux qui veulent lui refuser le droit au travail veulent la mettre pour toujours sous la dépendance de l’homme.

Je tronque la citation: je l’ai déjà présentée plusieurs fois (ici et , notamment) — et je note qu’il est question à la fois de droit au travail et d’égalité des femmes, ce qui à n’en pas douter aurait réjoui Flora Tristan.

Cela ne semble pas être un thème courant des réunions publiques des années 1868-70 — bien que ce soit le titre d’une conférence du vieux saint-simonien  Charles Lemonnier, mais j’en parlerai dans l’article suivant.

Le voici, pourtant, comme par surprise, dans La Patrie en danger du 16 novembre 1870. C’est l’Association des libres penseurs que notre ami Henri Verlet propose de revivifier — non, dit-il, le moment n’est pas mal choisi pour poursuivre la propagande anti-religieuse, alors que nous sommes les choses de

Trochu le jésuite, de Favre le catholique

et il propose des statuts pour l’association, dont voici l’article 7:

L’Association — en attendant que le droit au travail soit officiellement reconnu — tiendra un fonds de bienfaisance, destiné à secourir les malheureux, à soigner les malades, à élever les orphelins, etc.

*

Je ne vois pas que le droit au travail ait fait partie des revendications ou des débats de la Commune. Mais voyons la presse. On le voit paraître, sous ses habits d’objet (pré)historique dans des textes d’ « avant 48 » signés Proudhon et Pyat, republiés par La Sociale les 1er avril, 4 avril, 21 avril (1871). C’est plus ou moins tout. Ah, non! Heureusement, il y a Le Fils du Père Duchêne, dont le numéro du 6 floréal (26 avril) commence par un article de deux pages et demie intitulé, justement, « Le Droit au travail« , qui commente le « décret sur les ateliers abandonnés » que la Commune vient de voter:

Décider que l’on va s’emparer des ateliers des jean-foutre de patrons qui ont foutu le camp.
S’installer en leur lieu et place;
Leur foutre une bonne saisie sur tout leur matériel…
Et ça pour faire travailler les bons bougres de patriotes qui n’ont tous qu’un seul désir…
Foutre une brûlée à ces canailles de Versaillais…
Pour aller manier ensuite la lime, la pioche ou le rabotés. Nom de Dieu! Voilà qui était bien!… Et je ne saurais trop le répéter aux citoyens de l’Hôtel-de-Ville…
Ce jour-là,
Pour les récompenser…
Je me suis offert une bonne petite chopine…
Qui m’a agréablement chatouillé le gosier,
Nom de nom !…
Mais, à côté de ça, ne pas dire par quel moyen pratique on se procurera assez de commandes et assez de travaux pour faire suer la machine,
Et travailler les bras, Nom de Dieu ! Voilà qui est mal !…
Et je m’étonne que les citoyens membres de la Commune n’aient pas pensé à ça…
Parbleu ! moi, je n’irai pas par quatre chemins pour leur dire leur fait.
Non, citoyens membres,
Vous n’avez pas résolu la question,
Foutre !…
Et je vais vous le prouver !…
Pour faire un civet, Que faut-il?…
Même en République…
Un lièvre !…
Pas vrai?
Qui est-ce qui nous le foutra, ce lièvre-là?
À coup sûr ce ne sont pas toutes ces crapules d’aristos et de calotins qui ont préféré aller s’adresser à ces jean-foutre de la pro^ pince pour exécuter leurs commandes,
À ces ruraux, qui ne comprennent qu’une chose…
Vivre comme des brutes toute leur vie, au milieu de jean-foutres que le mouvement révolutionnaire va foutre en bas…
Et qui ne savent qu’engueuler les Parisiens toutes les fois qu’ils demandent des choses raisonnables…
Telles que, par exemple :
L’abolition du mariage, qui est une atteinte à la liberté individuelle, et une institution immorale au dernier degré;
Le renversement du militarisme, qui est une entrave à la fraternité des peuples ;
Le bouleversement des choses convenues, enfin, que les niais sentimentaux respectent, et qui n’ont été imaginées que par des jean-foutre qui n’entendaient rien du tout à la vie.
Eh bien !
Nom de Dieu !
Puisque tous nos savoyards de bourgeois ont lâchement foutu fe camp pour se jeter dans les bras de ces crapules de ruraux, qui ne sont bons que pour foutre leur sale éteignoir sur le flambeau de la Liberté chaque fois que nous l’allumons…
Pourquoi ne nous arrangerions-nous pas entre nous…
Comme de bons bougres que nous sommes?…
Foutre de foutre!…
Et voilà ce que je dis :
Les ateliers ouverts, que faut-il?
Des commandes !
Eh bien ! nom de Dieu,
Encore une fois…
C’est bien simple…
Il faut décréter le droit au travail.
Le droit au travail,
Rien de plus, rien de moins,
Voilà ce que je veux.
Parce que c’est cela seulement qui peut nous sauver.
Parce que le fils Duchêne désire le bonheur du peuple, et qu’il est convaincu qu’il n’y a pas un citoyen à Paris qui refuserait son concours à un pareil principe.
Le droit au travail !
Voilà une crâne idée !
Foutre!…
Prenons, comme exemple, l’honorable corporation des citoyens ferblantiers !…
Qu’est-ce qu’il y a à faire?…
Forcer tous les patriotes restant à Paris à se commander, dans les vingt-quatre heures, une batterie de cuisine au complet pour ceux qui n’en ont pas — et une nouvelle pour ceux qui en ont déjà une!
C’est pas plus difficile que ça…
Je ne parlerai pas d’une baignoire, c’est du luxe!…
Et voilà une corporation qui marche.
Et des autres ainsi de suite!…
Et Paris en huit jours redevient ce qu’il était…
C’est-à-dire…
Le foyer de l’industrie,
Le miroir de l’intelligence,
La première capitale de l’Europe!
Allons, nom de Dieu!
C’est entendu,
Si l’on veut nous sortir de la mélasse,
Il faut que l’on décrète le droit au travail.
Il le faut, il le faut,
Ou bien, citoyens membres,
Je vous en fous mon billet,
Dans son prochain numéro,
Le fils Duchêne serait capable de se foutre en colère contre vous.
Et il en serait désolé,
Nom de Dieu!

Et c’est tout. Le droit au travail ne réapparaît dans la presse (désormais réactionnaire) qu’en juin 1871, que comme un « sous-épouvantail » de cet épouvantail qu’est l’Internationale…

Livres cités

Tristan (Flora)Union ouvrière, Plein chant (2019).

Varlin (Eugène)Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).