Quelle statue de Voltaire?

Nous sommes au matin du samedi 27 mai 1871. Les Versaillais occupent tout Paris ou presque.

Vers sept heures, elles [les troupes] s’établissent à la place du Trône [Nation] dont les défenses ont été abandonnées. À l’entrée du boulevard Voltaire, les Versaillais mettent six pièces en batterie contre la barricade de la mairie du XIe où il y a deux pièces qui, de loin en loin, répondent. Certains du succès, les officiers veulent triompher avec fracas. Plus d’un obus s’égare dans la statue de Voltaire dont le rire sardonique semble rappeler à ses petits-neveux le beau tapage qu’il leur a promis.

Écrit Lissagaray.

Quelle statue de Voltaire? Mais la présence d’une statue de Voltaire devant la mairie du onzième est attestée par l’histoire du bûcher de la guillotine, le 6 avril. Elle est bien visible sur la gravure qui illustre l’article consacré à ce bûcher.

Elle était là en 1871. Pas avant. Pas après. Il y a aujourd’hui là une statue de Léon Blum. D’ailleurs la place s’appelle « place Léon-Blum ». Mais qu’est devenue la statue de Voltaire?

On peut faire confiance à Lissagaray: il a ajouté une petite note infrapaginale:

aujourd’hui square Monge.

Remarque suivante: il n’y a pas de square Monge à Paris, « aujourd’hui ». On n’a pas besoin de plus de quelques secondes de réflexion pour imaginer quel square parisien pouvait bien s’appeler square Monge dans l’aujourd’hui de Lissagaray…

À l'angle des rue Monge et des Écoles, le square Monge
À l’angle des rue Monge et des Écoles, le square Monge

Mais il n’y a pas plus de statue de Voltaire square Paul-Langevin que place Léon-Blum. Au début des années 2000, un panneau indiquait que le square contenait « aujourd’hui » un socle, mais le socle n’y était déjà plus… et aujourd’hui, l’aujourd’hui où je vous parle, en juillet 2016, il n’y a plus de panneau non plus, sa disparition achevant la disparition de Voltaire du monde des statues des places et squares parisiens.

J’ai mené ma petite enquête. Et voici l’histoire de la statue de Voltaire. Elle est un peu longue, mais pas inintéressante.

J’ai commencé par lire la liste des statues dans le guide de Paris publié par Henri de Parville pour l’Exposition de 1867. La voici:

Statues de Henri IV, sur le terre plein du Pont-Neuf; — de Louis XIII, place Royale; — de Louis XIV, place des Victoires; — de Molière, à l’angle des rues Richelieu et de la Fontaine-Molière; — du Maréchal Ney, carrefour de l’Observatoire; — du Prince-Eugène, place et boulevard de ce nom.

En 1867, il y avait donc place du Prince-Eugène (Voltaire) une statue du Prince Eugène (de Beauharnais).

Mais, dans ces années 1860, alors qu’un nouveau Paris ne finissait pas tout à fait de s’élever, alors que l’Empire semblait arriver en fin de course, des citoyens émirent l’idée d’une souscription populaire permettant d’élever une statue de Voltaire. Cette idée fut reprise par le quotidien Le Siècle qui lança effectivement cette souscription à la une de son numéro du 25 janvier 1867 (ce quotidien est sur Gallica, cliquer ici). Ce fut un succès, d’autant plus que l’on pouvait souscrire pour de toutes petites sommes: le minimum était de cinquante centimes (ce qui était quand même plus que cinquante centimes d’euro, et dix fois plus que le petit sou de bronze que les ouvriers de Belleville donnaient pour le canon Fraternité dans le roman de Chabrol). Victor Hugo contribua et avec lui toute la communauté française de Guernesey.

Il y eut des polémiques, on opposa Jeanne d’Arc à Voltaire… elle avait déjà l’habitude, elle qui avait été brûlée par un évêque chrétien, de servir de bannière à la droite cléricale. La souscription rapporta près de 38 000 francs. Bref, les ateliers de Barbedienne, un des plus gros employeurs de Paris avec ses deux cents ouvriers fondeurs, exécutèrent une copie de bronze de la célèbre sculpture en marbre de Houdon, ce qui bien sûr prit un peu de temps. L’entreprise Barbedienne s’était, d’après le Dictionnaire universel des contemporains, associé l’inventeur de la réduction mathématique. En mathématiques, qui dit réduction veut dire aussi agrandissement, et en effet il y eut agrandissement.

Le temps passé entre le début de la souscription en janvier et la commande effective à Barbedienne devrait permettre à un historien pressé d’éviter de parler de la grève des ouvriers-bronziers qui eut lieu en février-mars 1867, ce que je ne ferai pas. Le soutien aux grévistes apporté, de Londres, par l’Internationale, la présence d’Albert Theisz et de Zéphirin Camélinat parmi ces ouvriers, les 25% d’augmentation obtenus par ce mouvement, la force gagnée par l’Association internationale des travailleurs à Paris à la suite de cette histoire, tout ceci est pertinent, n’est-ce pas?

Avec la statue, on fit un socle sur lequel on inscrivit

À Voltaire, souscription populaire

et on installa le monument. Mais où?

Il fut d’abord question de l’installer « place de Rennes, derrière l’Institut ». Cette place n’existait pas encore (et n’exista jamais, mais on ne le savait pas), mais il suffit de prolonger mentalement la rue de Rennes pour comprendre de quel lieu il était question.

Place de Rennes, virtuellement au bout de la rue de Rennes
Place de Rennes, virtuellement au bout de la rue de Rennes

En juin 1870, la statue terminée, on parla du quai Voltaire. Pourtant, on la plaça avec son socle square Monge, en attendant. Remarquons que ce n’est pas exactement la même chose de mettre une statue sur une place ou de la mettre dans un square.

Voici une information que j’ai lue dans le compte rendu du troisième conseil de guerre, celui qui jugea les membres de la Commune. C’est de l’accusé Courbet et de la colonne Vendôme qu’il est question et c’est son avocat, Me Lachaud, qui discute le respect des statues — il parle de celle de Napoléon, chu avec la colonne Vendôme (et que le guide de Parville rangeait parmi les colonnes plutôt que parmi les statues). Il cite une note municipale qui, le 14 septembre 1868 (pendant que l’on fondait le Voltaire de bronze), rappelait un principe selon lequel les places de Paris ne devaient recevoir que des statues de souverains (remarquez, dans la liste de Parville, que Molière et Ney ne sont pas sur des « places »). Square Monge, donc, en attendant. C’était le 14 août 1870, encore l’Empire, mais pas pour très longtemps, la France était déjà en guerre et en mauvaise posture. Ce n’était donc pas le moment de faire une fête, alors on n’en fit pas.

Trois semaines plus tard, la République était proclamée. Paris était assiégé, on rationnait la viande, on ouvrait des souscriptions pour offrir des canons à la République. L’Empire était mort. Le maire du onzième arrondissement, qui s’appelait, ce jour-là, Arthur de Fonvielle, annonça dans une affiche adressée « Aux citoyens du XIe arrondissement »:

Citoyens, l’Administration supérieure de la Ville de Paris a consenti à faire disparaître du principal boulevard de notre Arrondissement la statue du prince Eugène, qui n’y aurait jamais figuré sans le crime de Décembre. […]

Voltaire représente la liberté de la pensée, c’est-à-dire le droit le plus sacré; il a souffert pour ce droit à la Bastille; sa statue ne saurait être mieux placée que dans la circonscription de la Bastille, dans ce XIe arrondissement dont la population républicaine a toujours manifesté hautement son aversion pour toute compression intellectuelle et morale.

L’image du grand philosophe nous enseignera à la fois la tolérance pour les opinions, et la résistance contre toute tentative insensée dont le but avoué ou caché serait de reconstituer un passé à jamais disparu.

Quant à la statue du prince Eugène, qu’on la fonde pour en faire des canons!

Il proposa, le 25 octobre, de débaptiser le boulevard du Prince-Eugène pour lui donner le nom de Voltaire, ce qui fut fait. Le bulletin municipal dont il vient d’être question déclare le 28 octobre:

Bientôt, donc, aussitôt que nous serons débarrassés de l’ennemi, la municipalité de Paris se fera gloire d’installer la statue de Voltaire au cœur de la grande cité.

De sorte que, en 1871, le boulevard s’appelle boulevard Voltaire et la statue du philosophe a remplacé celle d’Eugène de Beauharnais (ce qu’est devenu cette statue-là ne m’intéresse pas particulièrement). Qui exactement a pris la décision, à quelle date exactement la statue a changé de place, je ne sais pas.

Ce que je sais, c’est que ceci a été compté par Le Figaro (le 3 août 1871) contre Jules Mottu, le maire du onzième juste avant la Commune, que Le Figaro détestait particulièrement (et auquel il faudra bien que je consacre un jour au moins un article).

M. Mottu a retiré Voltaire des catacombes de la rue Monge et l’a installé au cœur du onzième arrondissement parmi de bons bougres qui ne croient à rien, en face de la mairie.

Une parenthèse: Fonvielle avait été nommé contre Mottu (en octobre 1870), puis battu par lui aux élections (en novembre 1870). Il venait (en août 1871) de combattre les communards dans l’armée versaillaise.

C’est ainsi que le défenseur de Calas put assister, participer même, à l’histoire de la Commune de Paris.

Voilà qui nous ramène aux obus du 27 mai. J’ai même trouvé une description très précise des dégâts infligés à la statue de Voltaire par les combats du 27 mai, c’est-à-dire par l’artillerie versaillaise: le fauteuil (Voltaire est assis, dans un fauteuil Voltaire bien entendu) a été percé au bas du dossier, un petit boulet a traversé le dossier et est sorti à la pointe du pied gauche. Ce qui a permis à un journaliste versaillais qui détestait presque autant Voltaire que les communards d’écrire

le grand Voltaire trône sur une chaise percée…

La description semble indiquer que les boulets étaient arrivés par derrière (c’est-à-dire pas depuis la Nation), mais il n’est pas indispensable d’être expert en balistique pour se dire qu’ils venaient de plus loin que du lieu où se trouvaient les fédérés. Souvenez-vous que, à l’autre bout du boulevard Voltaire, la barricade du Château-d’Eau avait été prise dès le jeudi. En tout cas, Voltaire était resté intact et le piédestal en granit de la statue — le socle était en granit — n’a eu qu’une feuille de laurier légèrement effleurée par une balle.

On renvoya la statue chez Barbedienne et c’est le 17 mars 1873 qu’elle reprit sa place, non pas place Voltaire mais square Monge. C’est dans Le Temps daté du 19 mars 1873 (c’est un journal du soir, il est daté du lendemain, il est sur Gallica et vous pouvez donc cliquer pour le lire, c’est en bas de la page 2):

La statue de Voltaire a été transportée hier à sa nouvelle destination, square Monge.

Le chariot qui la portait est arrivé au square à onze heures. Le débarquement du piédestal achevé, on avait dressé des madriers en pente. Tout était prêt. On a immédiatement hissé la statue au moyen de rouleaux. À midi elle était en place.

On sait que cette statue, qui est une reproduction en bronze — agrandie d’un tiers — du marbre de Houdon, avait été, pendant le siège, transportée sur l’ancienne place du Prince-Eugène, à la demande de la municipalité du 11e arrondissement. Elle donna son nom au boulevard du Prince-Eugène, qui est aujourd’hui le boulevard Voltaire.

Pendant le second siège de Paris, un obus endommagea gravement la statue qui fut transportée dans les ateliers de MM. Barbedienne pour y être réparée.

Pourquoi square Monge? Pour cacher Voltaire dans ces « catacombes »? Pour punir le onzième arrondissement?

Il reste à expliquer pourquoi il n’y a plus, « aujourd’hui » de statue de Voltaire square Paul-Langevin.

La réponse est simple: elle a été fondue, comme beaucoup de statues de bronze parisiennes, pour en faire des canons allemands pendant l’Occupation dans une

juste et salutaire révision de nos gloires,

comme le dit un ministraillon (français) de l’époque.

Comme la statue du chevalier de la Barre: après avoir torturé et décapité ce garçon de vingt ans, on avait jeté son corps au bûcher, avec un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire cloué sur la poitrine. Par quel miracle un monument à un homme coupable, au dix-huitième siècle, de n’avoir pas ôté son chapeau au passage d’une procession avait-il été élevé devant le Sacré-Cœur? La salutaire révision l’envoya brûler, avec Voltaire à nouveau.

Je parle de cette statue parce que la rue du Chevalier-de-la-Barre a pris la place, à Montmartre, de celle des Rosiers. Revenons aux statues fondues du onzième arrondissement. Ce fut le cas aussi de celle de Baudin, élevée sur le Faubourg-Saint-Antoine à l’angle de l’avenue Ledru-Rollin en 1901 et celle de Ledru-Rollin que l’on avait installée… place Voltaire en 1890. Notez que, à moins de cinq cents mètres de là, un botteleur de bronze et de 1891 fut épargné — une image sans doute agréable aux puissants de l’époque.

*

Un bilan pourrait être esquissé ainsi: on a replacé Napoléon en haut de la colonne Vendôme, plusieurs rois de France ont toujours leur statue à Paris, cours de Vincennes, square du Vert-Galant, place des Vosges, place des Victoires, sans parler du parvis de Notre-Dame (et de Charlemagne, une statue arrivée là en 1878)… Mais il n’y a pas de statue de Voltaire. Non, il n’y a pas de statue de Voltaire à Paris.

Non, non, ce n’est pas tout! Qui étaient donc ces citoyens, qui avaient émis l’idée de la statue?

Oui, c’était avant la souscription lancée par Le Siècle le 25 janvier 1867, et même trois ans avant, dans un autre journal. Ce journal n’eut que quelques numéros, de janvier à mai 1864. Il s’agit des Écoles de France. Dans son numéro du 1er mai, 1864 donc, l’appel était fait sur toute la première page à l’ouverture d’une souscription pour l’élévation d’une statue, le plus près possible du Panthéon — parce qu’il se racontait que le sarcophage de Voltaire dans cette église avait été profané. Le rédacteur s’appelait Auguste Marc-Bayeux. Au moment de la souscription de 1867, il écrivit au Siècle pour lui rappeler cette antériorité. Le Siècle publia volontiers la lettre dans sa une du 5 février 1867, ainsi qu’une deuxième lettre quelques jours plus tard. L’éditorialiste du Siècle reconnaissait que l’idée, qu’il faisait remonter à la Commune de 1792, avait été relancée par ses collègues des Écoles de France, c’est-à-dire Marc-Bayeux et… Charles Longuet. Oui, Charles Longuet, notre ami membre de la Commune délégué au Journal Officiel (celui dont une photographie est ici).

J’avoue que l’apparition conjointe, à la fois de la Commune de 1792 et de Charles Longuet à la fin de la recherche des traces d’une statue disparue dans un des brasiers de la deuxième guerre mondiale m’a profondément touchée.

Livres cités ou utilisés (ou les deux)

Lissagaray (Prosper-Olivier)Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).

Parville (Henri de)Itinéraire dans Paris, précédé de Promenades à l’Exposition, Garnier (1867).

Vapereau (Gustave)Dictionnaire universel des contemporains, Hachette (1880).

Troisième conseil de guerreProcès des membres de la Commune, Versailles (1871).