Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

14. Samedi 1er janvier 1870

Dans sa « Chronique de Paris », Rochefort constate qu’Ollivier a du mal à trouver des ministres, sans doute parce que tous savent que l’empire est en fin de course ;

ce thème occupe tous les articles de la première page ;

Victor Noir nous apprend que le lieutenant qui commandait les troupes d’Aubin est nommé chevalier de la Légion d’honneur — du sang à la boutonnière ;

Germain Casse dresse un réquisitoire contre Falloux, homme d’État du parti catholique, provocateur des mitraillades de juin, défenseur de l’inquisition, dont le nom est écrit en lettres de sang sur le pavé de Paris, qui nous a donné la loi qui livre l’instruction au prêtre (oui, c’est le Falloux de la loi Falloux) ;

Flourens publie la lettre d’un gentil jeune soldat qui demande, si l’empereur venait à nous faire charger nos chassepots pour tuer nos frères, nos pères et nos mères, que devons-nous faire ? et le gentil Flourens répond gentiment vous n’avez pas le droit de tirer sur le peuple, on ne trouvera pas un régiment français capable de tirer sur un autre régiment français donc on ne vous fusillera pas (oui, Flourens était un doux rêveur) ;

la gestion (par les patrons seuls ou avec les ouvriers) des sociétés de secours mutuel fait encore parler d’elle, le comité des houillères (Saint-Étienne) a publié ses projets de statuts, sans demander l’avis des mineurs évidemment ;

la commission parisienne de l’Association internationale des travailleurs publie une déclaration, il est impossible de répondre à la demande d’aide financière des mineurs de Waldenburg à cause de la longue période de grèves que nous venons de vivre, le mal est trop profond, il faut d’autres remèdes, c’est-à-dire une transformation radicale de notre état social, et c’est signé Combault, Varlin, Malon, Mollin ;

on réclame contre l’état des rues (boue, absence de becs de gaz…) des quartiers de Montrouge, Plaisance et Montsouris ; des accidents de chemin de fer, une folle qui vient se livrer comme complice de Troppmann, des incendies et autres nouvelles diverses ;

à Montpellier le jugement contre les mineurs d’Aubin est confirmé et à Paris, c’est Troppmann qui est condamné à mort, le public est content et Puissant raconte.

Je garde la lettre d’Aubin et le récit de décembre 1851 (l’auteur, Alexis Bouvier, est celui des paroles de la chanson « La Canaille », dont nous verrons (dans le journal daté du 2 février) qu’elle a déjà beaucoup de succès).

Lettres d’Aubin

Le Gua, 28 décembre 1869

À M. Ch. Habeneck, secrétaire de la rédaction du journal la Marseillaise.

Mon cher ami,

Une grande douleur m’arrive à l’instant en recevant le numéro de la Marseillaise du 27 courant, numéro qui rend compte de l’audience de la cour de Montpellier du 15 décembre.

Depuis les 6 jours que je suis ici, j’impose silence à tous mes sentiments d’honnête homme et de bon citoyen pour ne rien dire qui puisse paraître une provocation ; je croyais ma tâche finie, et j’avais à peu près recueilli tous les documents possibles pour me faire une opinion sur les événements malheureux du 7 octobre. Mais, passant par dessus tous les faits de cet assassinat, je refoulais mes larmes et mon émotion pour n’examiner que les faits généraux qui, au-dessus des rivalités partielles, pèsent sur l’organisation sociale.

Et voilà que des juges font appel aux mauvaises passions, sèment l’excitation à la haine et au mépris des travailleurs, et en lisant ces lignes épouvantables, il me semble voir se dresser devant moi des ombres de ces malheureux massacrés pour quel motif ?… pour le maintien d’un privilège qui a sa source dans les vols des de Morny.

J’ai réservé cette question. Ce soir même je dois recevoir des communications importantes, mais il y a le fait brutal, matériel, qui m’attire aujourd’hui, devant lequel on recule épouvanté, et que la cour de Montpellier réhabilite aujourd’hui.

Qui donc a été tué le 7 octobre ? — De pauvres gens qui se sauvaient et non d’autres ; toutes les subtilités n’y feraient rien, le fait est vrai.

J’ai vu ce matin la veuve Transoustrat [Veuve de Jean Transoutrot] ; son mari, tué, lui laisse huit enfants.

Transoustrat était sur le plateau et sa fille ramassait du charbon aux décharges et aux estacades. Un instant avant l’accident, l’enfant dit au père : « Voilà bien du monde, faut-il continuer, papa ? — Non, dit l’homme, ça me bouleverse tout ça ; va-t’en à la maison, j’en ai mal à la tête, je te rejoins dans trois minutes. »

Une décharge arrive, Transoustrat tombe. Le commissaire d’Aubin se trouvait là, parmi les gens qu’on tuait ; l’enfant criait, affolée, et ne voulait pas quitter son père ; le commissaire la prend par la main et la traîne, car la pauvre enfant tombait à chaque pas, en proie à des attaques nerveuses.

— Viens-t’en, dit-il, nous sommes perdus.

Était-ce un perturbateur que ce commissaire ?

LES SOLDATS AVAIENT PEUR ! Ils avaient peur, voilà la vérité ! Ils ont tué Bernard, le garde mines de l’État, ils ont tiré sur le commissaire, ils auraient tué Tissot au besoin, et le lieutenant Bablond [Bablon] n’a été que l’exécuteur des hautes œuvres de la compagnie d’Orléans.

On voulait protéger la Fage ?

Qu’était-ce que 30 soldats pour contenir 2,000 hommes ?

À qui fera-t-on croire que Tissot, promené par 2,000 personnes, a dû la vie à un substitut qui, lui-même, se battait à chaque pas dans les rues. [Cette phrase, peu claire, sera corrigée dans la lettre suivante, dans le numéro daté du 4 janvier du journal.]

Les gens du Gua nient l’agression, et d’un !

Et maintenant que penser d’une AGRESSION qui fait des victimes parmi les AGRESSEURS et parmi les TÉMOINS, et nullement parmi les soldats assaillis !

Ceci condamne cela.

Je voulais attendre à demain pour vous écrire, j’ai ce soir un rendez-vous important, mais Montpellier m’a arraché ces quelques lignes.

Je termine par une réclamation et une demande.

De quel droit les administrateurs du Gua invitent-ils les administrateurs de Campagnac à ne pas occuper les condamnés de Villefranche ?

Avant-hier, la population du Gua et de Cranzac tout entière accompagnait au cimetière le corps du soldat Bissey, mort victime de son dévouement dans l’incendie de Cranzac.

C’est à la suite de cette inhumation que je présentai à M. l’ingénieur en chef cet empressement de la population comme une tentative de conciliation, et lui-même rendait justice au bon esprit des travailleurs ; est-ce ainsi que la Compagnie y répond, est-ce ainsi qu’elle respecte la liberté du travail, qu’elle a fait protéger, les 7 et 8 octobre, même par le chassepot !

M. Deseilligny, en qui ces populations ont placé leur confiance, fera-t-il une interpellation à ce sujet ?

— Non, assurément.

J’ai promis à ces braves gens que Rochefort la ferait.

Voilà la réclamation, et voici la demande.

Il y a ici un certain nombre de BRAVES GENS que le tribunal de Villefranche a condamnés et que la compagnie ne veut pas employer. Les souscriptions précédemment faites ont été réparties entre les victimes de la catastrophe ; je demande à tous les démocrates d’envoyer leur obole à ceux qui ne peuvent travailler, et qui sont sans pain pour nourrir leurs enfants.

Je vous le disais hier, les hommes de Décembre ont semé ici la misère ; c’est à la démocratie qu’il appartient de donner du pain à ceux qui ont faim. Ce n’est pas le député Deseilligny qui y tâchera, il risquerait de se fâcher avec les Schneider et les Bonaparte.

ACHILLE DUBUC

VARIÉTÉS

Le 19 du boulevard Poissonnière

Il y a dix-huit ans, jour pour jour, à l’heure où j’écris ces lignes, j’étais devant la porte cochère du numéro 19, boulevard Poissonnière.

Si, aujourd’hui, un procureur impérial, me faisant appeler, me demandait :

— Que faisiez-vous le matin du 5 décembre 1851 ?

Je n’aurai pas, comme dans le drame de M. Belot, la consolation de lui répondre :

— Et vous ?

Car… je me souviens, moi. [– Où avez-vous passé la soirée du 19 octobre dernier ? — Et vous, monsieur ? dans Le drame de la rue de la Paix, d’Adolphe Belot]

*

J’étais entre quatorze et quinze ans. Mes parents ruinés m’avaient retiré du collège pour me mettre un métier dans les mains ; j’étais élève ciseleur.

Vivant dans l’atelier avec les soldats de février et juin, c’était la troisième révolution que j’allais voir. Mon père parlait de 1830, mes compagnons de 1848.

Le cerveau toujours plein de ces combats de rue, j’aimais le bruit sec de la pince mordant le pavé ; j’aimais le rappel battu dans Paris ; le cri : Aux armes! le sifflement des balles. J’aimais surtout le grand silence sombre de la guerre des barricades que trouble seul le bruit lointain des coups de feu… et l’émotion âpre que je ressentais devant le sang figé sur les pavés.

*

Plus d’une fois mes veines m’avaient brûlé la peau, lorsque dans l’atelier les ouvriers quittant l’étau avaient dit :

— On se bat au faubourg Saint-Antoine, allons-y !

Pauvres braves, ils partaient plein de force, de santé, et trois, quatre jours après, les compagnons allaient au coin des bornes, à la morgue, reconnaître leurs amis noirs de poudre, morts en combattant ; ils avaient le crâne troué ou le ventre ouvert.

Ils volaient les cadavres, faisaient leurs dernières toilettes, et trompant l’autorité pour leur faire des funérailles, ils déclaraient :

— X… mort dans son lit.

Comme on voulait sauver l’avenir ; clandestinement ils enlevaient les blessés, et, inventant une chute, une fièvre, ils les soignaient et les guérissaient… de Cayenne.

Génération dont je suis heureux d’être le fils, nos pères combattaient pour la liberté ; ils fabriquaient leur poudre, fondaient leurs balles ; entre deux émeutes ils nous embrassaient et… ne revenaient au logis que sur une civière. Chacun son goût, je suis fier d’être le fils des hommes de 48 comme d’autres le sont de nos soldats de Marengo et d’Austerlitz.

*

Le cinq décembre au matin je me sauvai de chez mon père ; la veille — Que vous importe ce que j’avais fait ? — J’avais échappé à la fusillade du boulevard Poissonnière et je voulais voir les dégâts qu’elle avait causé. Vainement j’avais essayé de me rendre aux boulevards par la rue du Temple ; des soldats postés aux fenêtres d’encoignure de la rue de Vendôme mettaient en joue les personnes qui n’obéissaient pas assez vite au :

— On ne passe pas !

Gagnant la rue Phélippeaux, je m’entendis appeler, je me retournai ; c’était Mme Ribaut, la mère d’un ouvrier de mon père.

— Avez-vous vu Ribaut ?

— Hier oui, madame.

— Où était-il ? est-ce qu’il se battait ?

— Non ! il était avec nous au boulevard Poissonnière.

— Il n’est pas rentré cette nuit !… Il n’avait rien.

— Oh ! rien du tout. Au moment de la fusillade, nous nous promenions : il s’est jeté dans la maison en face de la rue Rougemont… comme on se bousculait pour entrer, nous avons couru d’un autre côté et la porte s’est fermée sur lui.

— Il était entré ? Il n’avait rien ?

— Rien ; au contraire, il nous criait de venir… il était à l’abri… C’est nous qui n’étions pas heureux, nous courions et l’on tirait toujours.

— Mais alors, qu’est-il devenu ?

— On parle d’arrestation, il se pourrait qu’il fût arrêté… à votre place j’irais voir les postes.

La pauvre femme, essuyant ses larmes, me quitta pour remonter la rue du Temple.

Il faisait un temps triste, brumeux… je gelais sous mes habits, car, levé, j’étais à peine vêtu, et cependant mon front fumait.

Chaque fois que je tournais une rue, me dirigeant vers les boulevards, toujours, j’apercevais les mêmes uniformes, perdus à demi dans le brouillard et dans la fumée des bivouacs ; où, comme de longues flammes scintillaient les baïonnettes des faisceaux.

Au coin de la rue Saint-Denis, le drapeau d’un régiment dormait étendu sur les baïonnettes, traînant dans la boue ses filigranes d’or.

Un lieutenant vint, adressa quelques reproches au soldat de faction, et, revenant vers moi, me dit sèchement :

— Circulez, on ne stationne pas là.

C’était un blond jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, à l’œil doux ; il fumait un cigare. Lorsqu’il leva son bras, je vis sur le parement jaune de sa manche, trois taches de sang.

J’obéis, car il me sembla voir dans cette main le sabre disparaissant jusqu’à la garde dans les intestins d’un malheureux.

*

J’arrivai au boulevard Poissonnière ; la boutique du libraire était fermée, les volets étaient déchirés par les balles ; toute la maison du n°17 était criblée ; seule la porte cochère était intacte, luisante et comme fraîchement peinte.

Quelques personnes causaient, regardaient curieusement ; l’une d’elle dit qu’une femme affolée avait reconnu son fils parmi les quelques malheureuses victimes de la veille, encore étendues sous l’escalier de la maison.

J’entrai et je reconnus la pauvre mère ; elle était assise sur les marches de la cave, où quatre cadavres, tous éventrés, étaient exposés.

Elle avait placé la tête de son fils sur ses genoux… elle ne pleurait plus, la pauvre Mme Ribaut, et essuyant de son mouchoir la mousse rose qui couvrait les lèvres de son enfant :

— Ah ! mon pauvre enfant, tu ne leur faisais rien, cependant. Tu te promenais, ne disant rien… Monsieur, il n’avait que dix-neuf ans… Mais je n’ai pourtant rien fait au bon Dieu, moi !… et je les perds tous ! mon pauvre homme en Juin, et notre petit aujourd’hui… Oh ? il n’est pas mort… n’est-ce pas qu’il n’est que blessé, monsieur ? Tenez, sa figure n’est pas changée…

Et elle écarta les cheveux du malheureux puis l’embrassa sur le front, sur les yeux, sur les lèvres.

— Réponds-moi, mon fieu, réponds-moi…

Elle souleva la tête sur son bras et attendit, les yeux rivés sur le front pâle du pauvre garçon… Son bras ne soutenant plus la tête, elle retomba lourde sur ses genoux ; l’œil à demi ouvert n’avait plus de regard… La pauvre comprit, car, couvrant son visage de ses deux mains, enfonçant ses ongles dans ses cheveux, ne comprimant plus ses sanglots, elle s’écria suppliante :

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mais je n’ai que lui !…

*

Un soldat vint, qui dit :

— Madame, il faut vous en aller, voilà le monde qui s’assemble à la porte.

— C’est son fils, dis-je.

— Je n’y peux rien, c’est l’ordre.

On avait apporté une civière, la mère, qui n’avait rien entendu, aida à placer le corps, retira son châle, le roula et le plaça sous la tête de son enfant. On ouvrit la grande porte, la civière sortit… la mère marchant au côté serrant dans sa main la main verte de son fils.

Les assistants se découvrirent devant le triste cortège, et la porte se referma.

*

Alors je regardai à mon tour cette grande porte respectée par la mitraille et le plomb.

Naïf, va !

La couche épaisse et noire qui couvrait le bois infectait ; les curieux attribuaient cette odeur aux lambeaux humains que le fer et le plomb avaient incrustés dans la porte.

ALEXIS BOUVIER

*

L’image de couverture illustre L’Enfant du faubourg (2 décembre 1851), un récit dramatique de Constant Robert, que vous trouverez sur Gallica, là.

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