Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
34. Vendredi 21 janvier 1870
C’est en correctionnelle qu’est convoqué Rochefort et pas même devant un jury, contrairement à ce qu’avait annoncé ce Judas à lunettes d’Ollivier, dit le rédacteur en chef, qui achève ainsi de tomber dans la boue, dit-il aussi dans son éditorial ;
Morot, lui, traite, pour la même raison, le même Ollivier de Tartuffe ;
Habeneck revient sur l’incident Gambetta contre Ollivier dont il a été question hier ;
une lettre de citoyens marseillais félicite Rochefort ;
Arthur Arnould donne une information nouvelle et élève le débat (voir ci-dessous) ;
Millière à son tour discute le jury pour les délits de presse ;
oublions Germain Casse qui, au lieu de parler de la Chambre semble blâmer les mineurs du Creuzot de s’être mis en grève ;
la « Question sociale » traite de « la Commune », l’unité sociale ;
la « Tribune militaire » publie une deuxième lettre du citoyen Rabuel (la première était parue dans le numéro du 7 janvier, on en reparlera le 1er février), un soldat capable d’accomplir une bonne action devait être puni, conclut Ulric de Fonvielle ;
sous le titre « L’Assassin Bonaparte », le journal reproduit un jugement du 17 août 1849, le prince avait souffleté un républicain ;
c’est Puissant, bien sûr, qui rend compte de l’attitude du public lors de l’exécution de Troppmann ;
il y a une lettre d’Aubin ;
la lettre de Caroline Verdure (que j’ai déjà reproduite avec le numéro du 18 janvier) ;
encore des policiers brutaux ;
un journal qui cesse de paraître, le Franc-Parleur ;
on revient sur les caisses de retraite des mineurs de la Loire (voir les numéros des 15 et 16 janvier) ;
on annonce des réunions publiques, dont une sur l’extinction du paupérisme ;
parmi les très nombreux souscripteurs pour le monument à Victor Noir, je reconnais Tony-Moilin ;
des accidents du travail, un tremblement de terre à Auch et des morts de la petite vérole dans les nouvelles diverses.
Pour aujourd’hui, je garde le « Courrier politique » d’Arthur Arnould, et la lettre d’Aubin d’Achille Dubuc.
COURRIER POLITIQUE
La grève du Creuzot
Les ouvriers du Creuzot viennent de se mettre en grève !
Chassepots de la Ricamarie et d’Aubin, êtes-vous prêts ?
Il y a là-bas des milliers de malheureux qui sont las de crever de faim en enrichissant M. Schneider, sa famille, ses amis, ses actionnaires — et qui demandent à manger leur comptant à peu près tous les jours.
Gendarmes, vite, en route, — le sabre au poing, les menottes dans la poche !
Des ilotes, affolés de travail et de misère, ont pensé qu’il ne suffisait pas absolument à leur bonheur que M. Schneider fût grand’croix de tous les ordres impériaux et royaux, millionnaire et président du Corps législatif, où il fait prononcer la clôture, quand il voit le gouvernement embarrassé et M. Ollivier essoufflé !
Préfet, général, procureur impérial, — prenez le train express et préparez la besogne aux tribunaux !
Des ouvriers, des prolétaires, se redressent sur leur couche de douleur. Serfs, ils veulent être affranchis, — producteurs, ils protestent contre une exploitation odieuse !
Juges, passez vos robes, ouvrez vos codes, vérifiez le tranchant de vos lois, aiguisez le glaive de la justice.
Ils demandent du pain, — donnez leur du plomb, des amendes et de la prison.
S’il y a des veuves qui deviennent folles, et des orphelins qui mendient, — on enfermera les folles à l’hospice, et les orphelins dans les maisons de correction.
Et puis, d’ailleurs, — l’ordre rétabli, — l’empereur n’est-il pas là, qui enverra, pour les victimes, un billet de mille francs, pris dans sa cassette où nous versons 38 millions par an ?
Il faut que M. Schneider et ses actionnaires roulent carrosse à Paris ; il faut que le président du Corps législatif donne des dîners fins aux députés qui votent bien, — et qui votent encore mieux après boire !
Voilà donc une nouvelle journée qui se prépare, — pour employer le langage de M. Émile Ollivier.
La voilà qui éclate, brusquement, loin de Paris, sans que la Marseillaise y soit pour rien.
Voilà la misère qui prend la parole et, saisissant au collet les députés du gouvernement, les représentants officiels de la société actuelle — dans la personne de M. Schneider, leur président, — au moment où ils s’écrient que tout est bien, que le peuple est heureux et satisfait, — elle leur répond :
— Vous en avez menti : — le peuple souffre, le peuple est mécontent !
Ah ! M. Ollivier, vous avez cru faire un coup de maître en décrétant Rochefort d’accusation, en le livrant à vos exécuteurs correctionnels !
Vous vous êtes dit :
— Cette voix réduite au silence, on entendra mieux la mienne ; je pourrai plus impunément altérer la vérité, contredire la réalité, débiter mes phrases creuses et sonores, mes plats sophismes et mes allégations mensongères. — Je pourrai plus commodément appeler ma domesticité le triomphe de la liberté, et mon apostasie la transformation de l’Empire.
Vous vous trompiez, les journées, ce n’est pas nous qui les faisons, c’est vous qui les amenez ! — Si l’émotion est dans la ville, l’indignation dans les faubourgs, l’inquiétude partout ; si l’industrie est ruinée, si le commerce est arrêté, si personne ne croit à votre lendemain, si tout le monde aspire à votre déchéance matérielle, et, sachant l’empire condamné, se presse sur les boulevards, comme on se pressait hier sur la place de la Roquette, dans l’attente de l’exécution toujours retardée, mais inévitable ; — c’est votre faute et non la nôtre.
Rochefort est silencieux, et le peuple, par la voix des ouvriers du Creuzot, vous crie :
— Ministre de la justice, — tu ne représentes que le coup de main de Décembre et l’iniquité sociale !
ARTHUR ARNOULD
LETTRES D’AUBIN
Certes, il y a des misères qu’on ne peut soulager que par une réorganisation complète de l’état social ; il y a des infirmes, des malades, des vieillards qui ne pouvant produire, doivent vivre de la charité que leur octroie le bureau de bienfaisance ; pour ceux-là aussi la vie ressemble à la mort.
Mais ces mineurs, eux, ils travaillent, ils produisent, ils gagnent ; et le produit de leurs labeurs ajouté à l’argent des gages n’a pu encore combler le gouffre épouvantable qu’ont creusé les tripotages du Grand Central, personnifié par Morny.
Va donc, bête de somme, travaille sans relâche et sans trêve, nourris ta femelle et tes petits ; produis-en beaucoup de ces travailleurs qui se tuent pour les compagnies et de ces soldats qui montent la garde à la porte de ton chantier, et dont la balle peut te surprendre au fond de ta galerie ou sur le laminoir de ta forge.
Forçats ou gardes-chiourmes, te voilà, toi et les tiens ! Tourne sans cesse dans ce cercle vicieux, sans voir et sans savoir, comme le cheval de manège qui près de toi fait remonter les wagons. Après tout, puisqu’aussi bien, il faut que tu meures, qu’importe que tu sois écrasé par un bloc de roche, pulvérisé par le grisou, empoisonné par les miasmes, broyé par les machines, ou foudroyé par le chassepot ?
Si tu viens à ton travail, cela avancera l’entreprise et en signalera les dangers ; si tu es assassiné en grève, cela fera un exemple pour les autres. Avec les 2% qu’on te retient, on trouvera bien le moyen de te flanquer dans un trou avec quatre gouttes d’eau salée sur ton cadavre, on donnera 25 fr. à ta veuve, en lui disant : Allez pauvre femme !
Quant à tes petits ! Oh ! sois sans crainte ! La société en aura soin ; on les mettra à l’école juste le temps nécessaire pour leur apprendre à lire Notre Père et le règlement militaire, et pour savoir qu’ils n’ont rien à attendre de plus que toi-même, et quand ils seront bien soumis et bien dévoués, on en fera des mineurs et des soldats.
Que peux-tu espérer de mieux ? N’as-tu pas près de toi ton vicaire qui croit que c’est arrivé, et qui consent à se faire écraser à côté de toi pour t’expliquer dans son propre charabia que tout est pour le mieux dans cette vallée de larmes, qu’on ne doit pas s’élever au-dessus de sa condition, qu’il faut se résigner et offrir ses souffrances au bon Dieu, mais que dans l’autre monde… Ah ! dans l’autre monde, tu seras bien plus heureux que le préfet.
Crois moi cela, mon brave homme ; bois de l’eau claire, mange du pain noir, et je t’assure que la compagnie s’en portera bien.
Ne faut-il pas tout cela pour que les actionnaires de la compagnie d’Orléans ne regrettent pas trop d’avoir acheté 15 millions ce qui avait coûté primitivement 500,000 francs aux masques de Morny.
Ne fallait-il pas que l’exploitation fût élémentaire, au risque de la vie du travailleur et des intérêts futurs de la compagnie, afin de montrer aux actionnaires un rendement surfait et fictif.
Ne faut-il pas à la tête de tout cet agiotage un homme énergique et absolu qui réponde de l’ordre et protège la liberté… des chevaliers d’industrie.
Aussi, il est bien payé par ceux qu’il protège. Écoutez donc, Jouanny, Jarrie, Lionnard, Vergne, Marcel, Rousdegaot, Sudres, Delor, Dexpresse, Rigouste, Pascal [aucune garantie sur les graphies des noms propres utilisées par Dubuc], aussi bien, puisque la compagnie ne veut pas vous employer, vous avez bien le temps de lire le journal !
Avec les 25 millions de liste civile et les 12 millions de revenus domaniaux, savez-vous ce que reçoit chaque jour celui-là qui veut bien vous assurer de temps en temps de sa haute bienveillance.
Eh bien ! par jour, il reçoit quelque chose comme 101,370 francs ; par heure, 4,223 fr. 75 c.
Vous autres, en cinq ans de travail, vous n’arrivez pas tout à fait à gagner 4,200 fr. en cinq ans, mais aussi il y a métier et métier !
Jugez-en ! Il faut 33,000 pauvres diables comme vous pour se partager 101,370 fr. Lui, il met pareille somme sur son calepin de chantier tous les jours. Là-bas, dans la galerie, quand vous avez arraché et chargé un wagon de charbon, vous mettez un cran sur un bout de bois, et le soir le garçon compte tout cela.
Aux Tuileries, on ne fait pas ces affaires-là soi-même ; il y a des comptables exprès, et le cran de chaque heure signifie 4,223 francs 75 centimes.
Marcel qui a huit enfants et la veuve Transoustrat [Transoutrot] qui en a huit également, et à qui on a tué son homme, nourriraient longtemps leur famille avec une somme pareille.
Avec 101,378 francs, Cabrol se chargerait volontiers de fournir pantalons et vestes, robes et chemises et layettes à 5,000 familles de mineurs ; de quoi habiller tout le Gua, et Cranzac, et la Martinie !
Mais aussi, braves gens, vous n’avez pas les charges qu’on a ici ; vous n’avez absolument avec vos 75 francs par mois, qu’à vous nourrir, vous, votre femme et vos cinq ou six enfants.
Ici, avec 37 millions, il faut nourrir des singes, des chiens, des chevaux, des valets, des laquais, des cochers, des écuyers, des chambellans : domestiques de toutes livrées, de tous grades.
Il faut faire des pensions à toute une foule de gens, à des policiers qui mouchardent, à des amis qui se galvaudent, à des journalistes qui calomnient, à des cousins qui assassinent.
ACHILLE DUBUC
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L’image de l’exécution de Troppmann est une image d’Épinal, qui nous arrive du Mucem à Marseille, via le site L’histoire par l’image. Et qui est entourée de la grande complainte du crime de Pantin.
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Le journal en entier et son sommaire détaillé, avec la Question sociale ressaisie, sont ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).