Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
59. Jeudi 17 février 1870
Encore une poursuite, Dubost et Barberet sont assignés à comparaître ;
Lissagaray a envoyé un deuxième article, « Les Hors-la-loi », que je vais bien sûr garder ;
les « Nouvelles politiques » contiennent celle-ci, les députés Jules Favre, Jules Simon et Ernest Picard fondent une nouvelle gauche; il est question aussi d’un projet de loi sur le cumul, et de pas mal de nouvelles de politique extérieure, Bavière, Espagne, Vatican, Heidelberg, Paraguay, Grèce… ;
à « La Chambre », le député Ordinaire est bien seul pour défendre le projet de mise en accusation du ministère par Rochefort, devant une gauche muette et impassible, Gambetta est excusé parce que malade ;
comme le remarque J. Labbé dans son « Courrier politique », il se passe des choses en Bavière, mais l’attention se porte sur la crise intérieure, ce qu’il fait aussi ;
apparition d’un nouveau rédacteur, en tout cas d’une nouvelle signature, Gai Badin, qui ironise sur les accessoires théâtraux utilisés par ceux qu’il n’appelle pas vraiment les Guignols (mais presque) du pouvoir ;
Dubuc envoie un nouveau démenti, non, il n’y avait chez lui aucune lettre compromettante de Rochefort, il nous l’avait déjà dit dans le journal d’avant-hier ;
le gouvernement n’a pas encore tout à fait trouvé les pièces du complot, mais ça va venir, du reste il continue à arrêter, des mandats d’amener ont été lancés contre Combault, Briosne et Ranvier, lequel Ranvier a écrit au journal ;
les « Informations du jour » font le tour des bals et réceptions où s’amusent nos gouvernants, c’est Barberet qui signe ;
il y a des nouvelles de la presse de province ;
et des communications ouvrières, des ouvriers chapeliers, charpentiers et gantiers ;
Barberet explique que le « temps matériel » a manqué pour s’occuper de la rubrique « Mouvement social » mais qu’un des collaborateurs
reprendra bientôt l’étude de cette grave question dont la solution est le but des efforts de la démocratie
(il semble plus facile de trouver un journaliste « politique »…) ;
dans les « Échos », nous apprenons que le centre gauche veut soutenir le ministère « malgré les violences de la gauche », violences que L’Ingénu compare aux « effets foudroyants de la camomille », et aussi que Saint Valentin est le patron des éleveurs d’abeilles ;
le journal ouvre une nouvelle souscription,
au profit des familles des citoyens incarcérés pendant les derniers troubles ;
c’est Barberet encore qui signe « Correspondance et réclamations », qui auraient bien été du ressort de Francis Enne ;
quelques réunions publiques sont annoncées ;
un gamin, apprenti-emballeur, qui jouait avec d’autres enfants à glisser sur le canal Saint-Martin, a été englouti quand la glace s’est rompue, mais il a été sauvé, c’est un fait divers, comme l’outrage public à la pudeur commis par un prêtre qui le suit ;
la rubrique « Variétés » publie une critique des « Courtisanes de l’Église, de Benjamin Gastineau », signée « Baron de Ponnat » (un collaborateur de « La Libre pensée ») ;
arrivée dans la rédaction du musicien Salvador Daniel, qui signe « La Liberté des Théâtres ».
Aucun des lecteurs de Comme une rivière bleue ne s’étonnera que je choisisse cette fois encore l’article de Lissagaray — le procédé littéraire qu’il utilisé est une épiphore. Ceux du Canon Fraternité aimeront sans doute que je garde aussi la lettre de Gabriel Ranvier.
LES HORS LA LOI
Le bruit courait depuis 1789 que les Français avaient conquis le droit de voter leurs impôts et leurs lois. — On racontait aussi que ce droit restreint aux riches par « les voleurs d’immortalité » jusqu’en 1848 avait été repris par le peuple à cette époque. Nos plus récentes informations nous permettent d’affirmer que ces rumeurs persistantes sont dénuées de tout fondement.
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Le représentant de la première circonscription est en prison. Il ne peut assister aux séances de la Chambre. La Chambre refuse de recevoir ses communications. Il lui est donc interdit de donner son avis ou son vote, c’est-à-dire l’avis et le vote de ses commettants sur l’impôt et les lois.
Le Corps législatif vote le budget par anticipation. Ainsi on votera pendant la session actuelle l’impôt de 1871.
Donc, en 1871, les électeurs de la première, non représentés, payeront :
Leur part des 28 millions alloués à l’empereur, et des 1,500 mille francs du prince Mer-d’Azoff [Demidoff], SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 200 mille francs de Canrobert, des 300 mille de Vaillant, des 181 mille de Darboy, des 150 mille de Fleury et d’Edgar Ney, des sénateurs et conseillers d’État à 30 mille francs pièce, des ministres à 100 mille, etc., etc., le tout SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 600 millions de rente dévorés par la dette inscrite et la dette flottante SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 20 ou 23 millions du ministère de la maison de l’Empereur, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 600 millions pour la guerre et la marine, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 315 ou 320 millions pour les frais de régie, de perception, primes, escomptes, etc., SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 14 millions du ministère des affaires étrangères, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part des 57 millions des curés, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
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En revanche on jettera en leur nom 30 millions à l’instruction publique, 600 fr. aux instituteurs du peuple, 550 fr. aux facteurs ruraux, et juste de quoi ne pas mourir de faim aux millions de petits employés pendant que les Olliviers et consorts s’étalent au budget.
Ils supporteront :
L’impôt foncier, l’impôt personnel mobilier, l’impôt des portes et fenêtres, l’impôt des patentes, tous les centimes ordinaires et extraordinaires qu’il plaira à leurs maîtres, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part de l’impôt du sel, des boissons, des douanes, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Leur part de l’impôt du sang, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Ils continueront à payer 47 fr. 50 c. d’entrée pour une pièce de vin valant 25 francs rendue en gare ; 1 fr. 35 c. pour un litre d’eau-de-vie pure, valant 50 c. aux portes de Paris ; des droits sur tout ce qu’ils mangent et sur tout ce qu’ils boivent, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Ce n’est rien. La Chambre peut faire ou annuler des traités de commerce dont les conséquences sont incalculables. Ils les subiront, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
C’est peu. L’empereur a le droit, d’un simple trait de plume, de déclarer la guerre à l’Europe, à l’Amérique, à la Chine. Ils iront, sur le Rhin, au Mexique, à Pékin, SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
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Ce n’est pas tout. La Chambre peut refondre la loi électorale, bouleverser les législations existantes, maintenir la loi de sûreté générale, disposer comme il lui plaît de notre fortune et de notre vie. Les électeurs de la première circonscription subiront ses volontés SANS AVOIR ÉTÉ CONSULTÉS.
Enfin l’administration, la police, le ministère peut les arrêter, les emprisonner, les déporter, fermer leurs réunions, etc., sans que leur représentant puisse se lever pour protester.
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Il y aura dans le monde civilisé, il y aura en France, il y aura à Paris un territoire peuplé de 48 mille électeurs inscrits, c’est-à-dire d’au moins 144 mille habitants, sans voix, sans volonté, sans défense, payant un impôt qu’ils n’auront pas voté, sans communication morale avec le dehors, un lazaret, une léproserie. Qu’on se figure au cœur de la France une île, une colonie dans laquelle, à jour fixe, on viendrait prélever la dîme du travail, du sang, proclamer la volonté de la terre-ferme. Voilà le première circonscription de Paris.
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Hors la loi de la première, vous reviendrez de l’exil dans six mois, vous jouirez d’une partie de vos droits en 1871 et de la plénitude en 1872. Mais combien de millions de républicains ou de socialistes vaincus aux dernières élections demeureront six longues années sans représentants.
Il y en a 14,684 dans la cinquième circonscription (voix données à Raspail), 14,784 dans la septième (voix données à Rochefort), 6,000 dans la quatrième et la huitième (voix Barbès, Pyat), et combien d’égarées sur les noms d’hommes de la gauche dévoilés [dévoilées?] depuis.
Il y en a 6437 dans la Nièvre, 18,245 dans la Haute-Garonne, 18,446 dans le Gers, 12,283 dans l’Ardèche, 12,258 dans la Drôme, 3,000 dans l’Aube, 14,388 dans l’Hérault, 12,000 dans l’Indre-et-Loire, 25,000 dans l’Isère, 15,078 dans les Landes, 6,138 dans le Loir-et-Cher, 14,504 dans la Loire-Inférieure, 7,081 dans le Tarn-et-Garonne, 15,443 dans le Vaucluse. J’en passe des dizaines de mille refusant le bénéfice de notre drapeau aux Républicains égarés sous les couleurs de l’union libérale.
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Ainsi ceux qui produisent le grain, qui tournent la meule, sur qui pèsent le plus lourdement les impôts indirects, l’impôt du sang, ceux qui n’ayant que leur bras pour toute défense ont le plus grand besoin d’être armés de bonnes lois, ceux-là même ne discutent pas l’impôt, ne votent pas les lois, et étant les plus misérables, ont le moins de droits à l’assistance sociale.
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Hors la loi le bœuf qui laboure, le volant qui meut la machine, le marteau qui bat l’enclume. Traîne, produis, martèle, goutte à goutte remplis le budget, et ne lève jamais la tête pour dire : Je désire ; encore moins : Je veux.
Quoi d’étonnant, si ce noir million de muets ignore les lois qu’il n’a pas faites. Tu les as mis hors la loi, société marâtre, ils y restent.
Rends-moi les armes, leur dis-tu.
Ils répondent : rends-moi mon droit.
LISSAGARAY
Le citoyen Ranvier, chez qui la police a fait une perquisition sans l’y trouver, nous adresse la lettre suivante :
Citoyen Rédacteur,
Je viens seulement d’apprendre à l’instant qu’une perquisition avait été opérée à mon domicile dans la soirée de vendredi, et en mon absence. Je viens vous prier de faire connaître à vos lecteurs les détails qui vont suivre.
Il se trouvait en ce moment chez moi une amie, la citoyenne Poirier. Le commissaire, lassé sans doute de ne rien trouver, a saisi un numéro de la Marseillaise qu’elle venait d’acheter chez un libraire du quartier et, sur son refus de lui dire son nom, voulait la mettre en arrestation. Depuis quand procède-t-on ainsi ? Ce procédé est nouveau et bien digne de ceux qui l’exécutent.
Après force recherches, ce commissaire et les individus qui l’accompagnaient questionnèrent un à un mes enfants pour savoir où j’étais, prétextant qu’ils n’avaient qu’un mandat de réquisition, ce qui me paraît invraisemblable, attendu que le commissaire s’est présenté avec une suite nombreuse ; il en avait posté dans l’allée, dans l’escalier, et, de plus, cinq cents brigadiers en tête [cinq agents, brigadier en tête?], n’ont pas quitté un instant d’en face de la maison, sans doute pour prêter main forte ; mais ils ignoraient que, quoique contribuant à entretenir une garde nombreuse pour d’autres, je n’ai pas de cent-gardes derrière moi.
Je vais maintenant dire pourquoi et comment j’ai trouvé à propos de ne pas rester chez moi pour y attendre les valets du sieur Pietri. Au mois de juin dernier, je fus arrêté sous l’inculpation de complot contre la sûreté de l’État, et au moment même où je me disposais à arrêter les argousins qui cassaient les carreaux, pour être relâché après cinq semaines de détention dans un cabanon de Mazas et renvoyé sans en connaître davantage.
Je ne tenais pas à ce que chaque fois qu’un nouveau ministre voudrait faire son coup d’État et se donner le plaisir d’embastiller les républicains, à me prêter complaisamment à ses manœuvres et à faire d’un prisonnier de Mazas l’exercice que les animaux du Jardin des Plantes exécutent tous les jours.
Maintenant, je dois ainsi [aussi] dire que, malgré tout, j’ai lieu d’être surpris de ces persécutions d’autant mieux que lundi je n’étais ni à la Villette ni chez moi, mais bien au faubourg Antoine, où je dînais en société avec ma femme, et que nous ne sûmes qu’en rentrant ce qui s’était passé à minuit.
Le mardi, lorsque je vis se localiser ce semblant d’émeute dans le même quartier, je flairais une répétition des manœuvres de l’été dernier. Je ne sortis pas le soir, et le mercredi matin, à dix heures, j’étais en voyage.
Salut et égalité.
G. RANVIER
Dimanche, 13 février 1870.
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La belle photographie de Lissagaray utilisée en couverture vient du musée Carnavalet, via cette page, là.
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Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).