Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

65. Mercredi 23 février

Où est Claretie, je ne sais pas, mais il faut remplacer son feuilleton par une courte nouvelle russe ;

si par hasard un lecteur n’avait pas compris qui utilise le pseudonyme Dangerville, la version d’aujourd’hui de ses « Fantaisies politiques » est rythmée de culs de lampe… représentant des lanternes, comme dans La Lanterne, le précédent journal de Rochefort; l’article s’appelle « Le premier sergent de ville de France », c’est bien entendu d’Ollivier qu’il s’agit ;

dans les « Nouvelles politiques », encore un député poursuivi, un Hongrois cette fois, accusé d’agitation contre l’intégrité de l’État, alors que ses collègues ont refusé les poursuites contre un autre, accusé de (tentative de) bigamie, vous l’aviez peut-être oublié, mais le concile se tient toujours à Rome et le dogme de l’infaillibilité pontificale y rencontre des obstacles ;

un électeur de la première circonscription écrit au président du Corps législatif ;

la rubrique « La Chambre » reprend, sous la signature d’Ulric de Fonvielle ;

Francis Enne nous parle du Complot et surtout des prisons, on aurait supprimé la promenade à la Santé, où ses amis attendent toujours que quelque chose se passe ;

dans le « Courrier politique », la famine en Algérie succède aux députés mal traités ;

dans le « Bulletin du mouvement social », Verdure rend compte de la réunion de la Société civile de Crédit mutuel et de solidarité de la Céramique, de la candidature ouvrière d’Odger (un cordonnier) au parlement anglais (il a été battu, mais plus qu’honorablement), il revient sur les Conférences au village (voir le numéro daté du 17 janvier) et annonce une nouvelle société de consommation, sur le modèle de La Marmite, à La Chapelle ;

dans les «  Échos », il nous l’a déjà dit dans le numéro daté du 1er février, mais on ne s’en lasse pas, L’Ingénu nous répète qu’Ollivier est candidat à l’Académie française; plus nouveau, la Loire commence à dégeler ;

parmi les « informations du jour », l’affluence hier dimanche, jour de visite, à la Santé, les préparatifs de la réunion de la Haute-Cour, l’incroyable consommation de ministres que fait le pays, plus de deux cents en vingt-cinq ou trente ans (je parierais que ça a empiré) ;

Puissant continue ses notes de prison ;

je passe la revue de presse ;

Léon Richer, rédacteur en chef du Droit des femmes (un journal auquel Arnould avait participé en 1869), écrit pour annoncer une enquête sur la situation faite aux ouvrières et employées de commerce qui sera faite par cet hebdomadaire ;

le compte rendu analytique du « Corps législatif » donne longuement la parole à Jules Favre, un grand partisan de l’empire parlementaire dirait-on ;

il y a des théâtres, etc.

Aujourd’hui, je m’intéresse aux « Notes de prison » de Gustave Puissant. Et je reviens un peu en arrière, pour commencer. Ce ne sont que des extraits.

NOTES DE PRISON

21 février — Au poste

Arrêtés à six heures à la Marseillaise, emmenés sur le pouce par les agents au poste de la rue de la Banque. […]

Nous sommes là jusqu’à onze heures et demie, campés sur des bancs en travers du lit de camp, et séparés par des sergents, sans qu’aucun employé, haut ou bas, nous honore de son attention. […]

Huit heures. Les sergents tirent de leurs poches des tartines de pain collées par du jambon ou des légumes quelconques qu’ils mastiquent sans se presser. […] l’heure du dîner est passée depuis longtemps ; et on serre les boucles des pantalons.

À propos, pourquoi nous a-t-on arrêtés ? Nous le saurons peut-être demain. […]

À chaque minute des inconnus sont passés dans la salle. Cette fois ce sont des amis. Il paraît que, petit à petit, la police vide la Marseillaise. Voilà Salichon, voilà Trinquet qui, en nous voyant, jette sa casquette en l’air et nous broie les mains de joie. Il a crié Vive R…, pour se faire coffrer avec nous.

Patience ! les chopes sont vides ; ces messieurs vont s’occuper de nous.

Enne, appelé dans la cage du commissaire : enlevé, Enne ! Arnould passe ensuite ; escamoté Arnould !

Où les mène-t-on ? […]

Du pain, sacredié ! crie le grand Tartaret. Il n’y a donc pas moyen d’avoir ici une croûte, en payant ?

Le brigadier appelle un garçon de salle auquel Tartaret commente sa demande : Quatre livres de pain et des cervelas. Sur ses vives instances, le garçon part aux provisions.

Humbert, Dereure, Casse, se font inscrire pour le repas ; les autres n’osent pas avoir besoin. […]

Quelle chance, mon nom est appelé.

— Monsieur, me dit le commissaire, nous allons vous mener chez vous pour procéder à une perquisition. Avez-vous quelques objections à faire, quelques ménagements à prendre ?

— Aucun. Seulement, ne bousculez pas trop la femme, si elle se récrie.

— Vous savez que, après la perquisition, je vous conduis au dépôt ? […]

Nous arrivons au logis. Comme les meubles ne gênent pas, la perquisition sera facile. […]

Ma femme, l’enfant sur ses bras, n’a rien compris à cette invasion d’inconnus : « Qui est-ce, me dit-elle, en me montrant le chef de la bande ?

— Chut ! un éditeur de librairie qui lit mes manuscrits. »

Les paperasses passées en revue, le commissaire les replie dans les tiroirs et me prévient qu’il saisit, comme suspects, un autographe de Victor Noir (les dernières lignes manuscrites de ses Boulevards et Faubourgs), et une lettre d’affaires. Il me fait signe de décamper.

— Hé femme ! deux mouchoirs et mes pantoufles !

— Où vas-tu ?

— Me promener.

— On ne t’arrête peut-être pas ?

— Ça en a l’air à peu de chose près.

Les cris et les pleurs de la malheureuse , vous devez encore les entendre, monsieur Ollivier ! Et l’enfant, fou de peur, qui vous jette ses bras autour du cou !

Le cœur vous claque ; il faut filer bien vite. Je pousse le commissaire et je roule dans l’escalier sans les avoir embrassé[e]s. Je n’aurais pas pu y résister. […]

Minuit et demi, cocher, rapidement…, à la préfecture !

(La suite à demain.)

22 février — À la préfecture

Nous entrons dans un bureau : un employé inscrit les nom, prénoms, âge, profession, résidence, lieu de naissance du prévenu, noms et âges des père et mère, si marié, si un enfant, etc… puis on passe sous la toise.

Ma taille constatée : « Emmenez, » dit le bureaucrate ; et un sergent de ville me conduit, à travers des couloirs puant l’urine croupie, jusqu’à une galerie vitrée où veille le directeur du dépôt.

« En voilà encore un, » grogne le municipal qui me pousse dans une cabine vitrée. Là, un argousin muet introduit ses pattes malpropres dans vos poches et étale sa razzia sur une tablette. On saisit sur moi une arme, un canif à ongles de trois centimètres qui est ficelé, étiqueté et cacheté. Mon arme, m’affirme le directeur, me sera rendue à la sortie.

À la sortie ?

— A-t-il de l’argent, demande le directeur.

— Oui ! cinq francs un sou.

— Bien ! donnez une chambre. Ouvrez le 134.

Nous grimpons. Un auxiliaire apporte des draps. « C’est huit sous de location pour la première nuit, et quatre sous pour les nuits suivantes. » Je donne mes huit sous : le lit est bâclé en deux temps ; et ils me laissent seul. […]

Le surveillant reparaît : je suis mandé au greffe.

(La suite à demain.)

23 février — À la préfecture (suite)

« Marchez vite, dit le gardien, recevez 134 ! » et il me met dans la main mon sauf-conduit, une petite plaque de tôle noire portant en blanc le numéro de la cellule.

En bas, j’aperçois, collés au mur, les bras tombant le long du corps, fixes sous l’œil d’un gardien, Habeneck, Dereure et Humbert.

Je cours à eux.

— Hé bien, quoi de nouveau !

— Je ne sais pas.

— En est-il venu d’autres ?

— Oui, Gromier, qui a la tête fendue.

— On s’est donc cogné ?

— Chut.

— Hé ! là-bas, rangez-vous contre le mur.

Dereure manque de gaité. Habeneck, en tenue de voyage, tranquille comme Baptiste, semble attendre son billet au guichet d’une gare. Humbert, le nez plus en l’air que jamais, frottant ses mains à se les écorcher, est d’une joie inénarrable. Je crois bien ; il a déjà fait en une heure trois réclamations.

— Ah çà ! que va-t-on faire de nous ?

— Voilà, mon petit. On va nous garder ici encore un jour ou deux, on nous détachera ensuite sur Mazas ; et puis…

— Mazas ! nous, à Mazas ?

— Parbleu !

Moi, je ne ris plus. Mon tour de greffe arrive. Toujours la même histoire : constatation de l’identité et mesurage à la toise.

Je remonte au 134. « Surveillant, peut-on écrire chez soi ? Y a-t-il moyen d’avoir papier, plumes, etc…, et du tabac ?

— Oui, monsieur, à la cantine de onze heures. Faites votre note. »

Je dicte :

Quatre sous de pain, quatre sous de fromage d’Italie, quatre sous de tabac, huit sous de timbres-poste, deux sous d’encre, un sou de papier, un sou de plumes, un sou d’enveloppes, total vingt-cinq sous.

Quelle brèche dans mes cent un sous ! […]

J’écris à la femme :

Nous sommes très bien… nourriture excellente… relevée par de nombreux égards… une réduction du paradis… surtout, embrasse ma fille.

Pauvre femme, il faut bien la rassurer !

[…]

La nuit tombe ; plus moyen de déchiffrer : on vient allumer le gaz. À cette heure-ci, on allume aussi la lampe, chez nous. Dame ! il faut qu’elle travaille dur puisque je n’y suis plus. Ont-ils seulement quelque chose à se mettre sous la dent ?… Ah ! je ne veux pas penser à cela.

Heureusement, entre le directeur. « Voulez-vous être réuni à M. Habeneck ?

— Si je le veux ? cent mille milliards de fois oui ! »

Je fais mon paquet, je roule mes draps — et il m’aide, ce brave directeur — et je m’envole au 124.

L’auxiliaire cale au fond un matelas et une paillasse. « Avez-vous faim ? me dit tout d’abord Habeneck.

— Je meurs, et vous ?

— J’en crève. Surveillant, passez-nous le cantinier. »

Il est superbe, mon compagnon ! N’a-t-il pas le toupet de demander au nourrisseur un rôti, un fromage, un potage, des choses énormes !

Attends ! attends ! on va t’en donner du rôti, mon ami. Le directeur reparaît : « Messieurs, faites vos préparatifs, en route pour Mazas ! »

C’est donc vrai ! cela vous coupe la parole et l’appétit, nous emballons nos frusques dans un mouchoir et nous descendons, la tête basse, dans la galerie.

Ils sont tous là : Millière, Arnould, Grousset, Bazire, sa malle à la main, l’aristocrate, Fonvielle, son grand foulard rouge sous le bras à la façon d’un tailleur, et les autres. Les poignées de main, les bonjours et les questions roulent : « Savez-vous quelque chose de Paris ? »

Un gendarme lointain répond pour eux.

« Il ne vont pas bientôt finir, murmure un surveillant ; encore de l’aria pour nous ce soir. »

Nous ne soufflons plus, nous autres ; on guette une seconde fusillade.

« Messieurs, au bureau pour les réclamations ! »

Nous entrons à tour de rôle ; et on nous montre nos clefs, couteaux, limes à ongles, etc., toutes nos armes, soigneusement étiquetés. « Ils vous suivent à Mazas, nous dit l’employé. »

Rassurés sur le sort de nos canifs, nous suivons les municipaux dans la cour de la préfecture.

Fichtre ! nous étrennons une cellulaire toute neuve ; la peinture vous prend encore à la gorge. On s’installe du mieux possible dans les casiers.

Monsieur le préfet de police ! il faut que je vous fasse une confidence.

La fermeture des cabanons est insuffisante, en soulevant la porte vers le bas, on l’ouvre et on peut communiquer avec le voisin. La preuve en est qu’Humbert m’a passé une allumette.

Maintenant, ma conscience est en repos.

— Roulez, crie le municipal.

(La suite à demain.)

G. PUISSANT

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L’illustration de couverture, due à Chauvet, représente la préfecture de police (celle qui va brûler en mai 1871), elle vient de Gallica, là.

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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).