Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

139. Dimanche 8 mai 1870

Demain, donc, a lieu le plébiscite, de sorte que le journal commence ainsi :

Une notable fraction de la démocratie s’étant prononcée en faveur du bulletin blanc ou inconstitutionnel, et du vote NON, qui prend, par ce fait même, une signification incontestable, nous inscrivons dans l’ordre suivant les divers modes de protestation qui devront être portés à l’actif de la cause populaire:

L’ABSTENTION

Le bulletin blanc

ou

le bulletin inconstitutionnel

Le vote NON

BARBERET

et continue, comme hier, par le rappel de quelques articles de la loi électorale ;

suivent les « Fantaisies politiques », dans lesquelles le polémiste imagine que le procureur, qui a publié un acte d’accusation avant l’ouverture des débats, délit grave, que ce procureur donc, M. Grandperret, est sous les verrous, et se rit de la lettre signée Gustave que j’ai reproduite hier et notamment sur « l’homme au brevet » dont il y est question, l’empereur aurait donc pris un brevet ?, j’avoue que ça me fait rire ;

le « Comité de la gauche et des délégués de la presse démocratique de Paris et des départements » a oublié de communiquer à la Marseillaise le communiqué que plusieurs journaux ont publié hier, il est là aujourd’hui et il appelle à voter non ;

autres « Nouvelles politiques », le gouvernement, grincheux, a saisi hier la Marseillaise, puis le Rappel, puis le Réveil, mais pourquoi ?, de l’extérieur mais via le Gaulois arrivent des nouvelles de Londres et de Flourens, que le gouvernement français voudrait bien faire extrader (je pourrais vous en donner d’autres  la correspondance de notre amie Jenny Marx, qui a craint l’arrestation du cher Gustave chez elle le jour où la famille fêtait son anniversaire, mais il y a déjà assez comme ça dans le journal) ;

c’est le « Salon de 1870 » qui occupe la place du feuilleton, je vous en garde un peu ci-dessous, ne ratez, ni le portrait du prince impérial, ni la lettre de Pichio ;

le « Courrier politique » d’Arthur Arnould est consacré, ce n’est pas inattendu, au scrutin ;

comme la Marseillaise, la Gazette de France se demande pourquoi la Marseillaise a été saisie hier, la reproduction des pièces publiées par l’Officiel était parfaitement autorisée, peut-être la présentation comme feuilleton, avec le à suivre… ;

des informations sur les troubles de Saint-Quentin (voir le journal daté du 5 mai) sont envoyées par un des assommés ;

l’Opinion nationale dénonce la Marseillaise comme faussaire car il est bien évident que le manifeste de l’Association internationale des travailleurs publié hier ne peut pas venir de Londres, et permettez-moi vous dire que ça a énervé Marx, qui a écrit, le 10 mai, à son ami Engels :

Tu verras dans la Marseillaise de dimanche dernier que l’Opinion nationale, le journal de Plon-Plon, a découvert que l’original français de notre proclamation, écrite de ma main, a nécessairement été rédigée à Paris!

« Doit et avoir » de l’empire, c’est Verdure qui fait un nouveau décompte de ce que nous avons donné à l’empire ;

arrestations et saisies de journaux continuent d’alimenter les « Informations », on y lit la lettre de Protot à son confrère Me Maillard, le voilà à nouveau à Mazas, comme détenu cette fois, des nouvelles touchantes d’O’Donovan Rossa, privé de voir un portrait de son fils né pendant sa captivité ;

des nouvelles sur « Le Creuzot et la liberté de réunion », que vous lirez ci-dessous ;

la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris proteste contre les manœuvres et abus des auteurs du plébiscite, parmi les signataires se trouve le monteur en bronze Camélinat, qui habite 34 rue de la Folie-Méricourt ;

le « Mouvement antiplébiscitaire » se poursuit à Paris et en province ;

annonces de réunions publiques ;

listes de souscription pour le Creuzot, pour les grévistes de Fourchambault ;

encore des tribunaux, cette fois contre des orateurs de réunions publiques ;

théâtres, Bourse.

LE SALON DE 1870

[extraits]

Première impression médiocre. Pourtant, un sérieux progrès à constater : l’art officiel râle. Point de portrait du maître ; à peine une impératrice en sucre, de rares pantalons rouges, tout juste un prince impérial.

Et pour racheter amplement ces pleutreries, pour compenser les Christ, les Saints, les savonnages de M. Yvon, les batailles de Solferino, les Psyché, les Vénus, les âmes qui s’envolent, la Francesca de M. Cabanel, la Soirée chez A. Houssaye, la Messe du Saint-Esprit, les trognes de magistrats, les faces des Morny, des Troplong et des Walewski, on a les deux Marines de Courbet, les Traînards de Chenu, le Condamné à mort de Munkacsy, la Salomé de Regnault, le Charmeur de Victor Giraud, l’Orage de César de Cock. En sculpture, c’est le Frédérick Lemaître de Déloye, l’Othello de Calvi, la Douleur de Carpeaux.

Du reste, toujours la même ingéniosité, le même esprit dans le classement des tableaux. Impossible de juger un ensemble : les toiles d’un même maître se promènent de ci de là, à deux salons de distance l’une de l’autre.

Au beau milieu du salon carré, droit en face la porte d’entrée, s’étale le prince impérial de M. OLIVIER PICHAT.

Navrant ! Harnaché d’un éclatant galonnage de fantaisie, la poitrine plastronnée d’un crachat, le derrière collé au dernier cheval de chocolat qu’on lui a acheté pour ses étrennes, il passe une revue, ce bambin, rien que cela ! — Maigrichon, pâlot, un vrai papier mâché, mais l’œil déjà dédaigneux, insolent et clignotant. Il tient à la main la casquette des dimanches du papa, casquette qu’il achève d’user, en attendant qu’on lui donne à finir les chapeaux et la couronne. Derrière lui, à intervalle conforme à l’étiquette, des domestiques de planton, en habit de maréchaux.

Mais, va donc jouer, mon pauvre garçon, va donc ! jette-leur au nez ta défroque de militaire savant, et sauve-toi en bras de chemise, pieds nus, les cheveux au vent, en plein soleil, galoper sur les pousses d’herbe et boire un peu l’air de la liberté.

Et vous autres, sacristains des Tuileries, tâchez donc, si ce vous est possible, de respecter l’enfance et de ne point l’assassiner à coups de ridicule ! [Le tableau en question est en couverture de l’article du 2 mars.]

Heureusement, pour se remettre le cœur, à côté de cela, on voit de COURBET, la Mer orageuse :

À gauche, un bout de plage, des galets déchaussés, barbouillés de vase délayée ; deux canots sur quille, leurs agrès couchés, et dont cette mer folle semble prendre pitié. Puis, harcelée, fouettée par l’ouragan, une bande de flots, rappelant par la teinte une coulée de verre en fusion, se rue, bride abattue, sur l’horizon, fendus, éventrés, s’escaladant, s’effondrant, charriant sur leurs crêtes des plaques d’écume qui jouent la peau d’ours blanc écorché. Au-dessus, et écrasant une mince bande de ciel couleur cendre de cigare, roule lourdement, ainsi qu’une fumée d’incendie, une massée de nuages de plomb à peine cernée au bord par un commencement d’éclaircie livide.

Et au milieu de cette eau enragée, une méchante barquette, pas plus grosse qu’un copeau d’acajou ou qu’une cosse de châtaigne grillée, trace, fière et courageuse, sa petite raie imperceptible au dos de l’abîme.

Rien à redire, rien à éplucher. Pensée et exécution, ceci est un chef-d’œuvre absolu. [Ce tableau est en couverture de l’article d’hier.]

Du même, la plage d’Étretat.

En angle de gauche à droite, un terrain peluché de lichen, de plantes marines noirâtres et calcinées, que borde une chaussée de halage, pavée de dalles polies veinées de filets bleuâtres, et encombrée par place de moellons dégringolés des talus. Au milieu de la chaussée, deux canots couchés sur le flanc, pleins de rames, de godilles, de cordages, et tout luisants de goudron frais.

Du même côté, la falaise en demi-cercle, dont le granit, lavé par la bave de l’Océan, emprunte le velouté d’une fourrure de petit-gris. Les gisements, superposés à la façon d’écailles et liserés de mousse, se déchiquètent au sommet en fenêtres ou en créneaux disloqués, et s’enfouissent sous une plate-forme plantée d’arbres et d’herbages pain-d’épice ; au bas, est la porte d’une grotte cintrée de briques.

Au bout le plus éloigné du fer à cheval se dresse un bloc perpendiculaire, barré verticalement d’ombre et de lumière et marbré à la base par la rouille du sel, d’où se détache une trompe de pierre buvant à même le flot. Dans cette espèce de cirque, dort une crique sur laquelle l’ombre portée du roc jette comme une lame de zinc écorchée par le ciseau.

Au sortir de l’anse, la mer blanchâtre joue et gonfle doucement, ainsi qu’une mousseline soufflée, pour verdir ensuite dans les fonds, jusqu’à simuler un pré en juillet. Elle glisse lécher une barre de nuages chamois. En haut, sur le devant, dans un ciel aussi transparent qu’un étang d’eau vive, se dorlotent d’autres nuages, les uns éparpillés en flocons, les autres roulés en hélices, d’autres encore effilés en écheveaux de laine ; et de même que dans le précédent tableau, une péniche disparaît, tanguant joyeusement sur les vagues.

Ici, Courbet se montre, peut-être, peintre plus achevé, plus varié, plus fini que dans son autre toile. Oui ! mais, à mon avis, sa mer est moins immense.

Où ce diable d’homme trouve-t-il ses paysages ?

Voyez ses grands yeux moites et clairs de taureau robuste et doux, de taureau qui a humé les senteurs marines des côtes ; et dites-moi si, dans ces yeux, vous n’apercevez pas toutes les profondeurs de l’océan.

CHENU. — Les traînards. […]

BONVIN : l’Ave Maria. […]

M. RIBOT a exposé : […]

G. PUISSANT

Monsieur le rédacteur

Mon tableau, la Mort de Baudin, admis par le jury à l’Exposition des beaux-arts, a été placé, vu la proportion de ses figures, à une hauteur qui ne permet pas d’en saisir les détails.

Bien plus, ce qui devait expliquer cet épisode, l’exposé du livre de Ténot (Histoire du Coup d’État), le dernier cri de Baudin, ce martyr de la liberté : « Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs, » ce passage de l’histoire reproduit sur ma notice a été biffé dans son entier par l’administration, et omis au livret.

Je vous signalerai aussi le cadre de ce tableau, auquel il manque des morceaux (je devrais dire auquel il en reste encore). Si ce n’est là protéger l’art, c’est au moins protéger l’industrie des doreurs.

Je livre ces faits à votre appréciation.

Veuillez agréer, Monsieur, mes meilleurs sentiments.

ERNEST PICHIO

Pour copie conforme : BARBERET

LE CREUZOT ET LA LIBERTÉ DE RÉUNION

Nous recevons du Creuzot des nouvelles qui complètent les renseignements déjà énoncés dans notre numéro d’avant-hier et quelques nouveaux détails qui ont bien leur importance.

Samedi, une réunion antiplébiscitaire est annoncée, mais les cartes ne sont pas prêtes, et les agents disent à qui veut les entendre que l’on entrera à la réunion sans carte et sans récépissé. Arrive l’heure annoncée pour la réunion, le commissaire à la porte refuse l’entrée sans cartes.

La foule des électeurs se porte à la mairie, y pénètre par les portes et les fenêtres, et fait entendre des réclamations si énergiques, que les employés se mettent à la besogne et distribuent en un instant 1,500 à 2,000 cartes.

La réunion a lieu avec le citoyen Gaffiot pour président ; les citoyens Martin, Dumay et Assi prennent la parole. Ce dernier est accueilli par des applaudissements prolongés, il prononce le discours dont le Rappel a donné un extrait. Aucun autre incident qu’un avertissement du commissaire au citoyen Dumay qui disait que la République a été égorgée dans la nuit de Décembre.

Le lendemain dimanche, une autre réunion était annoncée pour deux heures. M. Charles Boysset, avocat à Chalon-sur-Saône, devait y parler. À Chalon, dès le matin, on répand le bruit que le Creuzot est dans une agitation inexprimable, et M. Boysset écrit au Creuzot qu’il ne peut y aller, craignant que sa présence ne soit le prétexte d’une collision sanglante.

La réunion ne pouvait avoir lieu, les esprits étaient excités, les groupes stationnaient dans les rues ; c’est ce moment que l’administration choisit pour arrêter Assi. Le citoyen Assi a le tort d’être très confiant, et depuis plusieurs jours il était circonvenu par deux…. individus qui ne le quittaient pas ; c’est avec l’un d’eux qu’Assi déjeunait quand on l’a arrêté. On le fait passer au milieu des groupes qui le suivent jusqu’à la caserne du 46e, et de là attendent près du chemin de fer. — Assi paraît au milieu des gendarmes, la foule l’acclame, les lanciers chargent, on sait le reste ; des femmes et des enfants écrasés, voilà le résultat de la journée. Une jeune femme qui, un enfant dans les bras, a été renversée et écrasée sous les pieds des chevaux était, lundi dans l’après-midi, à la dernière extrémité.

La réunion n’ayant pas eu lieu dimanche, le comité a télégraphié à la sous-préfecture pour en demander la remise à lundi. Nulle réponse n’arrivant, le commissaire a fait dire qu’on pouvait se réunir, qu’il en donnerait l’autorisation verbale ; mais les électeurs n’ont pas cru devoir s’y laisser prendre, et la réunion n’a pas eu lieu.

Six arrestations ont été opérées, dix mandats d’amener sont, dit-on, lancés contre les citoyens les plus énergiques.

Mais, les membres du comité, sachant que s’ils se présentaient dans les groupes pour y recommander le calme, ils y seraient empoignés sous le prétexte d’excitation à la révolte, se sont abstenus et ont bien fait.

On nous apprend, nous ne répétons ce renseignement que sous toutes réserves, que le colonel du 46e fait circuler une déclaration constatant que, dans la journée de dimanche, ce sont les ouvriers qui ont été les agresseurs.

Les citoyens présents déclarent, contrairement à cette allégation, qu’il n’y a pas eu sommation légale avant la charge, mais seulement un roulement de tambour et un avertissement du commissaire.

L’individu qui a été arrêté avec Assi est de retour au Creuzot, il prétend être en liberté provisoire, et doit se constituer prisonnier dans quelques jours.

Il cherche à nouer des relations et demande des réunions et des rendez-vous. Mais les allures de ce monsieur le désignent suffisamment à l’attention des plus confiants.

Nous recommandons encore une fois à nos chers amis du Creuzot de rester sourds à ces provocations, à ces menaces, à ces insinuations d’agents et à ces attaques à force armée.

Pour les instigateurs du plébiscite, il ne s’agit ni du commerce, ni de l’industrie, ni de l’honneur de la France compromis par des actes inqualifiables, ni de la sécurité publique, ni de l’ordre, ni de la paix ; il s’agit tout simplement de faire succéder le fils au père, d’assurer le ministère à M. Ollivier et la présidence à M. Schneider.

Que les électeurs du Creuzot se disent qu’ils sont tout-puissants, que leur vote est à eux ; qu’ils répondent non ou qu’ils s’abstiennent.

Et, en voyant défiler les prisonniers, en voyant l’armée camper dans les rues du Creuzot, qu’ils se disent :

Laissons passer l’empire libéral !

ACHILLE DUBUC

*

Le tableau de Pichio représentant Baudin avant sa mort, que j’ai utilisé comme couverture de cet article, est au musée Carnavalet, là.

*

Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).

Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).