Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
71. Mardi 1er mars 1870
Ce que j’ai annoncé hier comme une litanie revient en une, précédé de la privation que subissent les électeurs de la première circonscription de leur député ;
demain nous aurons un article de Gustave Flourens ;
l’éditorial politique du « numéro 444 » offre des variations sur le thème
Quand un ministre de l’empire libéral exprime une opinion, c’est qu’il va accomplir l’acte opposé
pour conclure
qu’il n’y a point de salut hors du gouvernement direct ;
les « Nouvelles politiques » annoncent que Paschal Grousset a été transféré à Pélagie; il y a aussi des nouvelles du monde ;
dans son « Courrier politique », Arthur Arnould affirme que Guéroult (celui de L’Opinion nationale), qui est devin mais à qui il ne confierait pas un secret, déclare que M. Henri Dangerville n’est autre que M. Henri Rochefort lui-même et qu’il trouve donc ses opinions absurdes, ce qu’Arnould conteste, naturellement ;
Francis Enne nous informe sur l'(absence d’) actualité du « Complot Ollivier-Pietri ») ;
les agitations politiques de Thiers font l’objet d’un billet d’Habeneck (ou de Habeneck) ;
Germain Casse aussi est de retour ;
Maillet-Millière, dans sa « Question sociale », étudie les tribunaux de répression et se prononce contre la peine de mort ;
le « Bulletin du mouvement social » publie une lettre des typographes lyonnais en grève qui demandent de l’aide, les Tisseurs en velours de l’Arbresle, dans le Rhône, se sont mis en grève et ils expliquent pourquoi (avec des chiffres), un article détaille la misère à Londres, les mineurs de Lamothe (dans la Vienne) sont en grève ;
dans la « Tribune militaire », c’est A. de Fonvielle qui revient sur la « fausse nouvelle » (voir la lettre publiée dans le numéro daté du 8 février et celui daté du 24 février) ;
Cluseret, qu’on a déjà vu dans le numéro daté du 31 janvier, réapparaît avec une nouvelle lettre de New-York, intitulée « Un Bill américain », il s’agit d’un projet, présenté par un républicain de l’Ohio, visant à rendre quasi-gratuit le port (postal) sur les journaux, que Cluseret compare au coûteux cautionnement français ;
dans « Les Journaux », je retiens les vers de Gustave Mathieu, que cite Ulric de Fonvielle (de ce poète, on reparlera) et la préface du roman historique de Garibaldi, Clélia, la domination du moine ;
puis une « importante lettre » de Londres, suscitée par un article paru dans le journal daté du 18 février, signée J. Williams (voir ci-dessous) ;
je passe le « Bulletin des travailleurs » de Puissant ;
une communication ouvrière des ouvriers couvreurs ;
les « Faits divers » indiquent le parcours du bœuf gras (voir ci-dessus, on remarquera que l’animal ignore le ministère de la Guerre, siège pourtant du général Lebœuf), il a beaucoup neigé en Lozère ;
treize personnes, dont un baron, témoignent avoir passé les trois soirées des 7, 8, 9 février avec deux prévenus que des policiers ont vus sur les barricades ;
Puissant continue ses « Notes de prison », toujours à Mazas ;
il y a une liste de souscription ;
aux « Tribunaux », on continue à statuer sur La Réforme, Malespine suspendant son journal par crainte des risques que lui fait courir Vermorel ; comme la mention du bœuf gras le laisse penser nous arrivons au carnaval, ce qui réjouit les théâtres et « La Rampe ».
Je garde la lettre de Londres. J. Williams est un pseudonyme. « J. » est pour Jenny, oui, l’auteur est une femme, « Williams » est le pseudonyme qu’utilisait Karl Marx, l’auteur ici est sa fille. Comme Marx l’a écrit à Engels le 5 mars :
C’est pourquoi ma petite Jenny — ira fecit poetam [la colère fait le poète] — a écrit à la Marseillaise une lettre personnelle, un article qui a été publié.
Que voici.
Nous recevons de Londres l’importante lettre suivante :
Londres 27 février 1870
La Marseillaise du 18 février rapporte un article du Daily News, dans lequel la feuille anglaise donne des renseignements à la presse française au sujet de l’élection de O’Donovan Rossa. Comme ces renseignements sont assez embrouillés, et comme des explications à demi-mot ne servent qu’à mettre dans un faux jour les choses qu’elles prétendent éclaircir, je vous prie de vouloir bien publier mon commentaire sur ledit article.
D’abord le Daily News dit que O’Donovan Rossa a été condamné par un jury, mais il n’ajoute pas qu’en Irlande le jury se compose de suppôts plus ou moins directement nommés par le gouvernement.
Puis, en parlant avec une sainte horreur de treason-felony [trahison-félonie], les libérâtres du Daily News oublient de dire que cette nouvelle catégorie du code pénal anglais a été expressément inventée pour assimiler les patriotes irlandais aux plus vils criminels.
Prenons le cas de O’Donovan Rossa. Il était un des rédacteurs du Irish People. Il a été condamné, comme la plupart des fenians, pour avoir écrit des articles soi-disant séditieux. Donc, la Marseillaise ne s’était pas trompée en établissant des analogie entre Rochefort et Rossa.
Pourquoi le Daily News qui tient à informer la France sur les fenians condamnés, ne parle-t-il pas de leur traitement infâme ? J’espère que vous me permettrez de suppléer à son silence prudent.
O’Donovan Rossa a été mis, il y a quelque temps, dans une cellule noire, les mains liées derrière le dos. Ni de nuit, ni de jour, on ne lui ôtait les menottes, de sorte qu’il se vit contraint de se coucher par terre pour lécher sa nourriture, du gruau fait à l’eau. M. Piggolf [Piggott], rédacteur du Britishman [Irishman], ayant appris ces faits de Rossa, qui lui en eut [a] fait récit en présence du gouverneur de la prison et d’un autre témoin, les publia dans son journal, ce qui excita M. Moore, un des membres irlandais du House of Commons à demander une enquête parlementaire afin de constater ce qui se passe dans les prisons. Le gouvernement s’opposa énergiquement à cette demande. Ainsi 36 membres votèrent pour et 171 contre la proposition de Moore ; un pendant des votes qui ont foulé au pied le droit de suffrage.
Et ceci a eu lieu durant le ministère du béat Gladstone. Vous voyez que ce grand chef libéral se moque pas mal de l’humanité et de la justice. Il y a aussi des Judas qui ne portent pas de lunettes.
Voici un autre cas qui, aussi, fait honneur à l’Angleterre. — O’Leary, prisonnier fenian âgé de soixante à soixante-dix ans, ne recevait que du pain et de l’eau pendant trois semaines, parce que, — non jamais les lecteurs de la Marseillaise ne le devineraient, parce que — Leary se disait « païen, » et qu’il refusa de se déclarer protestant, presbytérien, catholique ou quaker. On lui avait donné l’alternative d’une des religions ou du pain. De ces cinq maux, O’Leary, ou « païen O’Leary, » comme on l’appelle, choisit ce qu’il lui paraissait le moins grand, le pain et l’eau.
Il y a quelques jours, le coroner (officier de justice, chargé au nom de la couronne d’informer concernant les individus trouvés morts), ayant examiné le corps d’un fenian, mort à la prison de Spike-Island, condamna en des termes très sévères la manière dont avait été traité le défunt.
Samedi dernier, Gunner Hood, jeune Irlandais, sortit de la prison où on le tenait depuis quatre ans; à l’âge de dix-neuf ans, il se fut enrôlé dans l’armée anglaise, et au Canada il avait servi l’Angleterre. Pour avoir écrit des articles séditieux, il fut traduit, en 1866, devant un tribunal militaire, et condamné à deux ans de travaux forcés. Ce jugement rendu, Hood prit son casque et le jetant en l’air il s’écria: « Vive la république irlandaise ! » Ce cri du cœur lui coûta cher. On le condamna à être incarcéré deux ans de plus, et à recevoir, par-dessus le marché, cinquante coups de fouet. Cet arrêté s’exécuta de la manière la plus atroce. Hood fut attaché à une charrue et on arma la main de deux forgerons musculaires du cat o’ nine tails — la langue française n’offre pas un sens synonyme du knout anglais [littéralement chat à neuf queues]. Il n’y a que les Russes et les Anglais pour s’entendre là-dessus ! Les beaux esprits se rencontrent.
M. Carey, journaliste, habite dans ce moment-ci la partie de la prison destinée aux fous ; les silences et les autres formes de torture qu’il a subis ayant fait de lui une masse de vie privée de raison.
Le colonel Burke, fenian, un homme qui s’est distingué, non seulement par ses services militaires dans l’armée américaine, mais aussi comme écrivain et peintre, est aussi réduit à un état pitoyable : il ne reconnaît plus ses parents les plus proches. Je pourrais encore ajouter bien des noms à cette liste de martyrs irlandais. Qu’il suffise de dire, que depuis l’année 66, quand on a fait la razzia dans les bureaux du « Irish People », 20 fenians sont morts ou devenus fous dans les cachots de la philanthropique Angleterre.
J. WILLIAMS
Ainsi, d’un côté comme de l’autre du détroit, en France comme en Angleterre, comme dans le monde entier, la question est la même.
Tout être humain a droit à la vie, à la liberté.
J. BARBERET
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Les lettres de Jenny Marx à la Marseillaise ont été publiées dans le livre de Jean-Pierre Carasso, La Rumeur irlandaise, en 1970. Nous avons numérisé ce texte pour ne pas le ressaisir, mais nous y avons apporté quelques modifications, en particulier parce que Carasso avait supprimé quelques mots et corrigé les rares tournures fautives, que nous avons rétablies.
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C’est toujours le même plan de Paris, aujourd’hui surchargé par le parcours du bœuf gras, que j’utilise.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).