Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

114. Mercredi 13 avril 1870 

C’est encore le Creuzot qui est à la une, même dans la fin de la séquestration de Rochefort, Arnould l’a vu (voir ci-dessous) ;

cette fois nous savons comment ses « Fantaisies politiques », signées Dangerville, sous le titre « Les meneurs du Scrutin », sont arrivées au journal, avec leur florilège contre Ollivier, contre le plébiscite ;

je vous garde aussi la déclaration des sections parisiennes de l’Association internationale des travailleurs sur le « Jugement d’Autun » ;

celle des ouvriers doreurs sur bois ;

et l’adresse d’un groupe de citoyennes de Lyon (que Dubuc nous annonçait hier, et qui provoquera des poursuites contre le journal (voir le numéro daté du 15 avril)), bien loin de l’illettrisme des ovalistes de juillet dernier ;

le « Courrier politique » d’Arnould sur l’abstention ;

à l’élection du Rhône, Fonvielle est nettement battu, pour diverses raisons (peu de temps de campagne pour le candidat emprisonné, circonscription surtout rurale, etc.) qu’énumère Barberet ;

de « La Chambre », je retiens qu’on n’y a pas parlé du jugement d’Autun ;

dans les « Nouvelles politiques », il n’en est pas question non plus, on y lit quand même que les ouvriers de l’usine Cail se sont mis en grève ;

dans « La Question sociale », Maillet-Millière nous livre son cinquième article sur la forme du gouvernement ;

la lettre de Malon sur « La Grève du Creuzot » est ci-dessous, vous y lirez les crimes commis par les condamnés d’Autun ;

vous lirez aussi l’ensemble du « Bulletin du mouvement social », consacré à la solidarité avec les grévistes du Creuzot ;

je saute encore les « Échos », qui n’en parlent d’ailleurs pas ;

sachez que Rochefort a reçu les mille francs recueillis dans une « souscription à cinq centimes » (pour remplacer son traitement de député, supprimé) et un chapeau de la part des ouvriers chapeliers de Paris, (pour remplacer celui qu’il a perdu au cours de son arrestation) ;

que l’article sur « La propagande au village » (voir le journal daté du 9 avril) a valu de nombreuses lettres d’adhésion au journal ;

« Les Journaux » s’intéressent au plébiscite, Humbert commente une intéressante lettre de Victor Hugo (parue dans le Rappel) à propos d’un naufrage qui a peu occupé l’opinion parce que survenu pendant le procès de Tours, et cite un remarquable article d’Ulbach dans la Cloche sur le jugement d’Autun ;

il y a des annonces (pour des chevaux russes, notamment) ;

j’ai lu un peu vite les interventions des uns et des autres et notamment de l’honorable Jules Favre mais je n’ai pas vu qu’ils mentionnent le Creuzot, donc je vous passe le compte rendu analytique du « Corps législatif » ;

il y a quelques communications ouvrières ;

des « Malheureux » ;

des réunions publiques, et sachez que celle de mercredi salle de la Marseillaise sera donnée au profit des familles des grévistes du Creuzot ;

il y a des théâtres ;

« La Bourse » est troublée, non, pas par la répression d’un mouvement de grève, mais par la crise que paraît traverser le ministère.

Nous avons enfin obtenu de voir le citoyen Henri Rochefort. — Nous l’avons trouvé fort souffrant des suites de la séquestration rigoureuse à laquelle il a été soumis, — mais surtout profondément affecté de la situation des familles que vient de frapper l’arrêt du tribunal d’Autun.

Devant un pareil arrêt qui, sous prétexte de châtier par la prison de pauvres mineurs, condamne leurs familles aux tortures de la plus horrible misère, au désespoir, à la mort, il ne suffit pas de protester au nom de l’humanité si cruellement atteinte.

Il faut agir.

Il n’y a pas là seulement un arrêt dont les conséquences prévues blessent nos consciences, — il y a des douleurs réelles, des souffrances matérielles, — le froid et la faim à combattre.

La Marseillaise recevra donc toutes les souscriptions, toutes les offrandes, même en nature, et se chargera de les faire parvenir aux destinataires.

Notre rédacteur en chef voulait même davantage.

Il voulait même qu’à partir d’aujourd’hui, la Marseillaise adoptât ces familles immolées aux millions du seigneur Schneider.

Il voulait réparer, dans la mesure du possible, le malheur irréparable qui vient de s’abattre sur ces femmes sans défense, ces mères affolées, ces enfants au berceau.

Il voulait dire à ces victimes :

— Relevez la tête, — nous sommes là, — vous n’êtes plus seules et abandonnées, la Marseillaise vous adopte, et veillera sur vous, tant que les prisons impériales garderont leur proie humaine.

Nous apprenons que l’Association internationale a eu la même idée, — qu’elle aussi, elle veut venir en aide à ces veuves, adopter ces orphelins, remplacer près des unes et des autres le travailleur absent de par la loi.

Heureux et fiers pour notre drapeau de cette initiative démocratique, de cette nouvelle et féconde affirmation de la solidarité républicaine et sociale, nous n’avons plus qu’à nous unir à cette œuvre.

Il est bon qu’en regard des juges qui appliquent le code Napoléon à Autun, et des jurés qui absolvent le Bonaparte d’Auteuil, — la démocratie proclame et applique, dès aujourd’hui le code de la fraternité et de la justice.

ARTHUR ARNOULD

ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS

SECTIONS PARISIENNES

JUGEMENT D’AUTUN

Quand la justice succombe sous l’arbitraire, quand on acquitte les princes qui tuent, et que l’on condamne des ouvriers qui ne demandent qu’à vivre de leur travail, quand ces condamnations frappent surtout les femmes et les enfants en les privant du labeur des chefs de famille, il nous appartient d’infirmer cette nouvelle iniquité par l’adoption des veuves et des orphelins.

En conséquence, nous faisons appel à tous les citoyens, à tous ceux qui sont pénétrés du sentiment de la solidarité républicaine socialiste, pour qu’ils nous aident dans l’accomplissement de ce devoir, en prélevant sur leur travail un pour cent par semaine.

Salut et solidarité

Les sections de Vaugirard, Meudon, Clichy, Puteaux, Batignolles, Belleville,

de l’Est (faubourg Saint-Denis), la Maison-Blanche, relieurs, lithographes,

bijoutiers, cordonniers, ferblantiers, imprimeurs, repousseurs, peintres en

bâtiment, dessinateurs sur étoffes, opticiens, Cercle d’étude sociale et

section allemande.

Dès aujourd’hui, on peut faire les versements à la Marseillaise.

Un avis ultérieur fera connaître l’adresse des comités.

Pour copie conforme : BARBERET

Protestation des Ouvriers doreurs sur bois

contre le Jugement d’Autun

Paris, 10 avril 1870

Les ouvriers doreurs sur bois, en présence de la condamnation qui vient de frapper leurs frères du Creuzot, se réunissent pour envoyer leur offrande aux familles privées de leurs soutiens.

Que chacun des travailleurs socialistes aggrave volontairement sa misère pour alléger celle de là-bas. Un peu plus, un peu moins, il y a longtemps que nous sommes habitués aux privations.

Rappelons-nous toujours les dernières paroles prononcées par Victor Noir dans l’antre de l’acquitté de Tours : NOUS SOMMES TOUS SOLIDAIRES DE NOS AMIS !

Les ouvriers doreurs sur bois ont récolté, aujourd’hui dimanche, sou par sou, une première somme de 21 fr. Demain, ils continueront leur œuvre de fraternité, et leur exemple — ils n’en doutent point — sera suivi par toutes les sociétés ouvrières de France.

Frères du Creuzot, vous pouvez compter sur nous ; nous veillons sur ceux dont vous a séparés la justice de l’empire ; et tant que restera aux ouvriers socialistes la force de gagner le pain quotidien, vos femmes et vos enfants n’auront point à redouter la faim.

Suivent les signatures

ADRESSE D’UN GROUPE DE CITOYENNES DE LYON

AUX CITOYENNES DU CREUZOT

Citoyennes,

Votre attitude ferme et énergique, en face des insolentes provocations de la féodalité du jour, est vivement appréciée par les travailleurs de tous les pays, et nous, nous éprouvons le besoin de vous adresser nos félicitations.

Ne faiblissez pas, citoyennes ; montrez à cette aristocratie impudente et rapace que les exploités, aujourd’hui unis et solidaires ne se laisseront plus intimider par ses odieux procédés ; on peut, encore aujourd’hui, les affamer, les emprisonner, mais non pas les dompter, car ils savent que la dernière victoire leur appartient.

Ce jour-là, les oppresseurs de toutes races auront accumulé tant de griefs, soulevé tant d’indignation, que, sans être prophète, on peut prévoir une éclatante revanche.

Et cependant, nos gouvernants pouvaient parer à ces éventualités, en acceptant les réformes sociales et économiques, à mesure qu’elles s’imposaient. Mais non ! pour régler les différends entre les exploiteurs et les exploités, entre les parasites et les producteurs, l’empire n’a rien trouvé de mieux que le chassepot, qu’il vient de mettre à la disposition de la classe des capitalistes, sa complice et son alliée, et celle-ci, derrière un rempart de 800,000 poitrines de soldats, jette insolemment le défi au monde travailleur !

Eh bien ! le défi est relevé, la guerre est désormais déclarée et elle ne cessera que le jour où le prolétariat sera vainqueur, où les mineurs pourront dire : À nous les mines ! les cultivateurs : À nous la terre, et les ouvriers de tous les métiers : À nous l’atelier.

Vous le voyez amies, cette lutte que vous soutenez si vaillamment n’est que la première phase d’une révolution économique et sociale gigantesque, dont l’histoire n’offre aucun exemple, car sa devise est : Plus d’exploiteurs, rien que des travailleurs !

Permettez-nous un conseil, citoyennes : vous êtes énergiques, n’oubliez pas que vous êtes filles du peuple, mères de famille. Parlez le langage de la vérité aux soldats qui vous entourent, victimes du malheur, courbés comme vous sous le joug du despotisme. Dites à ces malheureux enfants du peuple que ces hommes, qu’ils ont ordre de poursuivre, ne sont pas, comme on leur fait entendre, des fauteurs de troubles, gens suspects, soudoyés par un parti politique quelconque, mais bien vos pères, vos frères, vos époux, vos amis, d’honnêtes citoyens, leurs frères dans l’ordre social, et n’ayant commis d’autres crimes que celui de revendiquer le droit le plus sacré de l’homme, celui de vivre en travaillant. De telles paroles, soyez-en certaines, les impressionneront, les feront réfléchir sur le triste rôle qu’on leur impose vis-à-vis de vous, et si vous parvenez à gagner à la cause des opprimés, qui est la leur, les cinq mille soldats campés au Creuzot, vous aurez bien mérité du prolétariat.

Et maintenant, citoyennes, en attendant le triomphe de la cause des travailleurs, nous vous serrons fraternellement les mains et vous crions : courage et espoir.

Ont signé :

Virginie Barbet. — Anaïs Aury. — Marie Guillot. — Louise Tailland.

— Marie Pingeon. — Clotilde Comte. — Anne Jacquier. —

Louise Jacquier. — Félicie Jacquier. — Marie Macon. — P. Macon.

— Éléonore Berlioz. — Marie Picoud. — Marguerite Robergeon.

— Femme Prost. — Femme Palis[Palix?], etc., etc.

Les ouvrières du Creuzot viennent, à leur tour, de se mettre en grève ; l’union et la solidarité nous font un devoir de les soutenir dans cette lutte du travail contre le capital. À cet effet, les signataires de cette adresse ont décidé d’ouvrir une souscription. Des listes sont donc à la disposition des souscripteurs : à la Guillotière, chez la citoyenne Virginie Barbet, rue Maucey, n. 123, chez la citoyenne É. Berlioz, rue Saint-Jacques n.7 ; au Brotteau, chez la citoyenne Prost, passage Casenavre [Cazenove], 5 ; chez la citoyenne Palix, cours Vitton 41.

Nous invitons les citoyennes des différents quartiers de Lyon, qui comprennent toute l’importance de la cause de l’affranchissement du travailleur, à suivre notre exemple. Que l’on donne peu, mais que tout le monde donne. Suivons en cette circonstance le procédé des jésuites, qui sont incontestablement les plus habiles calculateurs. Voyez l’œuvre des petits chinois : l’obole de cinq centimes par mois fait rentrer chaque année plusieurs millions dans leur caisse.

Les sommes recueillies devront être déposées aux bureaux du Progrès.

Pour extrait : BARBERET

LA GRÈVE DU CREUZOT

Autun, 9 avril, 8 h. du matin

Cher citoyen,

Je vous envoie un résumé de l’audience du 6 avril, du tribunal correctionnel d’Autun, plus complet que celui que je vous adressai hier soir.

Après lecture de la liste des accusés et des témoins, le président procède à l’interrogatoire de ces derniers; beaucoup d’accusés ont de la peine à comprendre la portée des questions qui leur sont faites. Cet interrogatoire établit que les accusés sont au nombre de 26, Je vous ai envoyé hier leurs noms.

Mes Boysset, Frémont et deux avocats d’office sont au banc de la défense.

La salle est comble d’une foule émaillée de tant de tricornes et d’épaulettes qu’on se croirait dans un conseil de guerre. Derrière les juges sont assis un capitaine de gendarmerie et deux officiers d’infanterie.

Le président procède à l’audition des témoins.

Nous allons en avoir pour trois grandes heures; il s’agit d’entendre 53 témoins à charge, presque tous employés gradés de l’usine ou agents de police au Creuzot.

De leurs dépositions, il ressort que :

La grève commencée par Duloy, Mathieu et Voillet [Vailleau], se propage le 21 mars vers 4 h. dans les galeries Saint-Pierre et Saint-Paul, aux cris de

Grève! Grève ! Voilà la grève! Cessez le travail.

Un témoin ajoute qu’en ce moment il a entendu dire dans les puits: « Il y a du nouveau à Paris! » Cependant les ouvriers quittent la mine, vont aux autres puits, et sans violences constatées, font partout cesser le travail, car partout, les mineurs remontaient au premier appel.

Le 22, dès cinq heures et demie, Daloy [Duloy] et Mathieu sont sur les plates-formes, annonçant la grève et invitant les ouvriers à ne pas descendre. On les met dehors, ils n’opposent aucune résistance. Bientôt une foule envahit la porte Martin, conduisant aux ateliers d’ajustage. Desplanche [Desplanches] essaie d’arrêter une machine ; les employés l’appréhendent et le portent dehors; les mineurs insistent en disant :

Vous nous avez fait cesser le 19 janvier, à notre tour de commencer la grève.

Une lutte de courte durée s’engage : Saunier est aperçu avec un bâton et Em. Poizot avec une hache dont ils ne se sont servis en aucune façon. Arrivés à la porte d’Amiens, les mineurs sont repoussés, ils ripostent à coups de pierres; les employés se retirent, l’un d’eux est légèrement blessé et les mineurs laissent la porte pour aller au puits Chaptal où ils font également cesser les travaux. Signovert, dit-on, bouscule un chef mineur qui veut l’arrêter; selon un autre témoin, Déplanche [Desplanches], ivre, reçoit un coup de poing d’un chef mineur qu’il menaçait ; il a la bouche en sang et ne paraît pas s’en apercevoir.

Le 25, la foule se portait à Montchanin et faisait également cesser le travail dans les cinq puits de cette localité. Là, Signovert [Seignovert] aurait menacé un ingénieur, et Duburot [Debarnot?] donné un coup de pied, esquivé du reste, à l’ingénieur en chef. Un autre ingénieur, ayant voulu prendre des noms sur son calepin se l’est vu enlevé ; on le lui a rendu quelques jours après. En outre Gondré est accusé d’avoir porté un léger coup sur la tête d’un mineur, son camarade intime, qui allait travailler le lundi; il dit que c’est en plaisantant et le frappé ne dit pas non. Batisse a renversé un wagonnet sur le puits des Moineaux. Duburnaud a donné un coup de poing sans gravité à un camarade rentrant du travail, celui-ci l’ayant menacé de son pic. Degueurse [Degueurce] a dit à un autre : « Tu mériterais une gifle, mais je ne te la donne pas. » Bertrand et Duloy ont dit à deux jeunes gens de seize ans accomplis, et qui en paraissent douze tant la misère les a étiolés : « Crapauds, vous feriez mieux de rester chez vous; que je ne [vous] voie plus si vous ne voulez pas être calottés! »

Lassaigne a menacé un de ses camarades en l’engageant à faire grève. La femme Mercier est accusée d’avoir jeté des pierres à une laveuse de charbon qui vient reconnaître que ce n’est pas vrai.

Le forgeron Camberlin a voulu mettre son feu bas le 25 ; il a été saisi au collet par un contre-maître qui lui défendit de continuer. Lamalle est venu au secours de son camarade, un autre contre-maître s’est précipité sur Lamalle et le combat s’est terminé là.

Telles sont les charges relatives aux mineurs.

On arrive aux griefs relatifs à Alemanus.

Il a vendu la Marseillaise, le Rappel, le Réveil, l’Excommunié, le Grelot, il en avait demandé l’autorisation à un adjoint qui avait déclaré ne pas y voir d’inconvénient.

Un seul témoin, garde d’usine, dit que le matin de la grève, Alemanus criait:

Demandez! la République universelle vient d’arriver! Cela vaut 5 francs, et je le donne pour 20 centimes !

Qu’il disait en outre:

Les députés de la gauche défendent nos intérêts, nous aurons du travail, voilà le beau temps.

Plusieurs témoins à décharge viennent affirmer qu’il s’agissait simplement du Chant de la République universelle, contenu dans la Marseillaise du 21 mars. Des ouvriers viennent déposer que, pendant la grève, Alemanus les avait quelquefois encouragés à reprendre le travail, et qu’on lui avait demandé s’il était payé par Schneider, contre quoi il s’était récrié.

C’est là-dessus qu’Alemanus est accusé : 1° D’avoir vendu des journaux sans autorisation ; 2° D’avoir proféré des cris séditieux ; 3° d’avoir répandu des fausses nouvelles de mauvaise foi ; 4° D’avoir attenté à la liberté du travail.

Tels sont tous ces chefs d’accusation qui font que tant de familles sont sans chefs et sans ressources, que les prisons d’Autun sont pleines, qu’on a déployé dans la ville tout un appareil militaire et que toute une contrée est en émoi.

Le procureur impérial qui avait beaucoup tracassé les témoins, dans son ardeur à trouver des témoignages accablants, prononce un réquisitoire que je résume ainsi :

Messieurs,

Les événements du Creuzot sont acquis à l’histoire dont ils rempliront une des plus sombres pages. Deux grèves en deux mois, pour des causes inconnues, ont éclaté au milieu d’une population jusque là confiante et dévouée, et devenue subitement hostile contre ses propres intérêts, contre toute raison, à une administration modèle. Depuis 25 ans, cette administration a épuisé ses efforts et prodigué ses budgets pour répandre ses bienfaits; elle est la gloire de la France ; les étrangers l’admirent, et la jalouse Angleterre nous l’envie.

En dépit des plus grands obstacles, elle a amené la richesse dans notre pays, elle a créé la vie où cela paraissait impossible; elle a surtout tenu à honneur de porter le taux des salaires à leur plus haute expression, et, en même temps que l’amélioration matérielle elle a poursuivi l’amélioration intellectuelle des ouvriers.

C’est dans de telles conditions que deux grèves insensées, sans motifs, éclatent comme deux bombes. J’ai dit grèves, — ce ne sont pas des grèves ; je voudrais trouver un autre mot dans la langue pour peindre ces insurrections violentes où toute une population, entraînée par quelques meneurs, jette le désordre dans une contrée, et porte la guerre civile dans un pays.

Non, ce n’est pas une grève! on se lève, on ne sait pourquoi, les violents gouvernent et une vague terreur empêche seule les ouvriers de reprendre le travail. Ce n’est pas une grève, il n’y a rien à débattre quant au salaire; il est aussi élevé qu’il peut l’être dans les circonstances actuelles.

Le 19 janvier, ce sont les ateliers de construction qui poussent les mineurs à la grève. On ne demandait rien; on fut simplement soulevé par des excitations étrangères et par un homme, alors obscur, et maintenant légendaire au Creuzot.

Aujourd’hui, ce sont les mineurs qui ont excité à la grève: on ne demande rien non plus. Il n’y pas lutte entre le travail et le capital; ce sont seulement des ouvriers qui luttent entre eux, les aveugles, les ingrats, pour désorganiser ce travail qui répand des flots d’or dans le pays, qui, au Creuzot, fait le bien, instruit et moralise.

En Angleterre, les grèves sont fréquentes, mais elles sont exemptes de violence, car le dernier des ouvriers anglais sait ce que nos ouvriers ignorent : que le salaire ne résulte pas du libre accord des volontés, mais de la nécessité économique. Les Unions que dirigent des ouvriers si intelligents et auxquels nous cherchons en vain des rivaux en France, soutiennent les grèves qui sont toujours possibles.

Et, en effet, les grèves de Preston et de Koms qui ont amoncelé tant de ruines n’ont été souillées par aucune violence. La grève de Preston ne donne que six prévenus ; celle de Koms, pas un seul.

Les Anglais sont pourtant énergiques, eh bien ! ils ont souffert de la faim une année sans se laisser aller aux actes regrettables que je suis forcé de flétrir ici. Il en fut de ces grèves ce qu’il en devait être; la loi économique l’emporte.

Ouvriers du Creuzot, dites-vous ce que se disent les ouvriers anglais, que la grève est un désordre, et le travail recommencera. Le 19 janvier, vous vous êtes levés sous une impulsion étrangère. Cette pensée qui vous a poussés, je ne veux pas la rechercher, mais je la réprouve; elle vous déshonore et elle humilie ceux qui sont forcés de la subir. Vous avez été ingrats envers cette admirable administration qui a tout fait pour vous, qui a fait du Creuzot un lieu de bien-être, une école de science et de moralité, qui a rempli les écoles de trois mille enfants. Oui, c’est de l’ingratitude.

Je rentre dans les faits:

Le complot est tramé par trois mineurs: Mathieu, Duloy et Voillot [Vailleau] dans les galeries des puits St-Pierre et St-Paul. Ils avaient arrêté le plan du mouvement ; ils l’exécutent. Ils soulèvent tout sur leur passage et parcourent ainsi plus de deux kilomètres de galeries en criant partout: « Cessez le travail, voilà la grève ! » et vers deux heures tous les mineurs quittaient le travail.

Voillot [Vailleau] ne paraît plus dans les actes de violence qui suivent, et je l’en félicite.

Les délits vont se multiplier. Le 22, Gondré donne un coup à Cortollier, et dès dix heures, une bande se porte au puits des Moineaux. Desplanches dit au contre-maître de partir, qu’il n’est pas trop tôt, et les mineurs de ce puits sont forcés de remonter. La foule se porte ensuite au puits Dix-Neuf, qu’elle fait également évacuer.

Le même jour, à deux heures, au puits Saint-Pierre, les barrières sont forcées, les gardes renversés, des carreaux brisés; l’ingénieur est forcé de faire remonter les mineurs. Le contre-maître reçoit un coup et Signovert [Seignovert] lui dit que s’il était à Saint-Étienne, on le jetterait dans le puisard.

Le soir, les portes dites Martin et d’Amiens sont attaquées avec fureur. De là la bande fait cesser le travail au puits Chaptal.

Le 23, en présence de ces rassemblements, on dut recourir à la force armée qui pourtant n’empêcha pas les bandes d’aller soulever Montchanin. Là, on vit le triste spectacle de 800 mineurs abandonnant le travail aux injonctions de deux à trois cents individus qui venaient pourtant les empêcher de gagner leur pain.

Quant à la femme Mercier, elle était ici pour avoir jeté des pierres à la fille Darbey ; le fait est démenti, vous apprécierez.

J’arrive à Alemanus.

Des rapports mystérieux le rattachent à la grève. Il sait mieux que nous dans quelle proportion. En colportant les journaux qui font la guerre la plus acharnée à l’administration du Creuzot et aux principes économiques qui régissent la France, il faisait œuvre de haine.

Alemanus a réalisé le type rare en France de l’homme-affiche, du kiosque ambulant. Il s’en allait, la Marseillaise sur la poitrine, le Réveil au côté, le Rappel sur le dos, le Sifflet sur la tête, annonçant ces journaux avec force commentaires, Alemanus n’en est pas réduit à vivre de la vente des journaux. Il est possesseur d’une fortune, dont je ne veux pas chercher l’origine, mais dont l’opinion publique s’entretient beaucoup, car elle est le produit de la sueur des ouvriers. Cependant, à l’en croire, Alemanus aime les ouvriers; oui, comme l’araignée aime les mouches. Je dis donc que bien que Alemanus aime beaucoup l’argent, ce n’est pas ce mobile qui l’a poussé à vendre des journaux; cet homme est capable d’avoir un but politique et de le poursuivre. Je ne l’en blâmerais pas s’il ne faisait œuvre de haine. Il flatte les ouvriers en propageant des journaux qui sont censés représenter les intérêts de la classe ouvrière et, par ce moyen, il poursuit la popularité, un but politique que je ne recherche pas et un but économique, la destruction de l’administration du Creuzot. Il vendait ces journaux sans autorisation. Quoi qu’il ait pu dire, en en commentant les titres.

Il a commis le délit de fausse nouvelle de mauvaise foi, en criant partout, le numéro de la Marseillaise du 21 mars à la main: « Voilà la République universelle qui vient d’arriver. » Ceci était dit par escobarderie. Dans ce numéro de la Marseillaise, il y avait un chant portant ce nom de République universelle. Ce jour-là Duloy, Mathieu et Voillot soulevaient les ouvriers en disant: « Il y a du nouveau à Paris » et l’on criait : « Vive la République » dans les mines.

Je reviens sur ces actes de violences si humiliants pour ceux à qui ils sont adressés, à ces attentats à la liberté, à la propriété, au travail! Avez-vous réfléchi à la gravité de vos actes, vous qui êtes sur ces bancs? Empêcher vos camarades de travailler, n’est-ce pas aussi injuste, aussi odieux que de leur prendre le pain gagné à la sueur de leur front. Quand on pense que tant de violences se sont accomplies dans notre état social, au Creuzot, en pleine liberté, en pleine civilisation, « on se demande s’il ne vaudrait pas mieux se remettre entre les mains de la force, que de s’exposer à ces actes odieux, à ces actes de sauvagerie ». La société est menacée, rappelez-vous ces figures effrayantes de colère, ces regards étincelants de rage dont vous parlaient quelques témoins, et vous aurez une idée de la gravité de la situation. Des gens inoffensifs sont exposés aux violences des foules ameutées ! On parle de liberté et on la tue.

Les plus coupables sont les meneurs, vous saurez le reconnaître et faire la part de tous. J’ai rempli mon devoir, reste le vôtre; vous le remplirez dans la sagesse de vos consciences: vous avez à remplir une mission, d’indulgence, de sévérité et le devoir de sauvegarde de la société.

Après ce réquisitoire, M. Boisset obtient après beaucoup d’insistances que l’audience soit renvoyée au lendemain.

Me Frémond doit prendre le premier la parole pour la défense.

Séance du 9 avril 1870

La salle se remplit peu à peu ; même prodigalité de tricornes. Derrière les juges on voit toujours deux officiers d’infanterie, un capitaine de gendarmerie et un petit monsieur qu’on dit inspecteur. Même aspect de conseil de guerre que la veille. Alemanus fait comparaître un nouveau témoin à décharge ; après quoi la parole est aux défenseurs.

(La suite à demain)

B. MALON

BULLETIN DU MOUVEMENT SOCIAL

La solidarité des travailleurs

et la grève des mineurs du Creuzot

En appelant les travailleurs au secours des victimes de Schneider, la Marseillaise — nous sommes heureux de le constater, — n’a pas prêché dans le désert. Son initiative, en cette circonstance, a été admirablement appréciée ; sa voix a été partout entendue, aussi l’élan est-il maintenant général parmi les prolétaires comme parmi tous les citoyens qui veulent loyalement l’extinction de la misère par l’affranchissement du travail.

Nous avons déjà publié les résolutions des peintres sur émail de Genève et les manifestes des chambres fédérales ouvrières de Paris et de Marseille.

Aujourd’hui nous recevons de la fédération rouennaise l’appel suivant :

Association internationale des travailleurs

Section de Rouen. — Grève du Creuzot

Citoyens travailleurs,

Le fédération rouennaise justement émue des graves événements qui s’accomplissent depuis le 21 mars, au Creuzot, croit qu’il est de son devoir de suivre l’exemple de ses sœurs de Marseille et de Paris.

Le capital, dans la personne de M. Schneider, vice-roi de l’énergique et laborieuse population ouvrière du Creuzot, continue de violer les imprescriptibles lois de la justice. Vaincu par le droit, il ose faire appel à la force matérielle qui ordinairement ne doit intervenir qu’à la condition que la propriété ou les personnes soient menacées ; mais, ô contradiction des lois économiques qui nous régissent, cette force matérielle est aux ordres des oppresseurs du travail. Des milliers d’ouvriers, victimes d’un ordre social qui viole chaque jour la plus sainte des propriétés, le salaire, réclament au nom de la loi des coalitions une augmentation de la part qu’ils apportent dans la production de la richesse ; malgré la justice et la dignité de leur demande, un seul homme, investi de fonctions supérieures, gérant principal d’une usine, manipulateur de plusieurs millions, abuse de cette position, et dédaigne toute conciliation ; jamais le capital ne s’était montré plus insolent, plus arrogant, et plus méprisable.

Aux femmes qui demandent, avec leurs époux, le droit de vivre en travaillant, on oppose des escadrons de cavalerie ; aux ouvriers qui démontrent l’impossibilité d’équilibrer leur budget en travaillant beaucoup, on répond par un déploiement de forces militaires considérables.

Ces procédés d’un autre âge révoltent la conscience. Employer le fils pour forcer sa mère, son père à se contenter de ce que veut bien leur donner le seigneur du lieu, parce que ce dernier se croit le droit de disposer des forces nationales, est une grave atteinte au droit public.

La masse entière, qui pense et travaille, proteste contre de pareils faits.

Profondément affligée de l’opiniâtre résistance de l’aveugle industriel financier qui oublie ou feint d’oublier que ce sont les sueurs de ses victimes qui lui ont produit ses millions, la Fédération ouvrière rouennaise fait appel au généreux esprit de solidarité qui anime la population industrieuse de la vieille cité normande pour seconder l’héroïque revendication de nos frères et sœurs du Creuzot.

Elle est convaincue que tous comprendront que ce qui se passe en ce moment, c’est la lutte suprême du travail opprimé contre le capital oppresseur.

Autrefois nos pères, dans les moments solennels, criaient : « Aux armes! » pour défendre nos libertés violées. Nous, les pionniers de l’affranchissement du prolétariat, crions : « Au secours ! » pour empêcher la violation de notre existence.

Nous sommes convaincus que les derniers exemples de solidarité que nous ont donnés nos frères des départements, lors de nos grèves, ne resteront pas lettre morte. Souvenons-nous ! et n’oublions pas que la cause que défendent nos braves camarades du Creuzot est celle du prolétariat tout entier.

Notre concours sera d’autant plus apprécié que, malgré les continuelles atteintes portées chaque jour à nos salaires par nos seigneurs fabricants, nos frères sauront que nous nous imposons de nouveaux sacrifices pour la défense du droit.

À l’œuvre, citoyens, et que chacun de nous fasse son devoir. Des milliers d’ouvriers, des centaines d’épouses et de mères attendent le résultat de notre dévouement pour continuer la lutte. Leur triomphe est certain, si nous comprenons tous qu’en les faisant triompher nous triomphons nous-mêmes.

Certaine d’être entendue, la Fédération, en votre nom, dit à ses courageux frères du Creuzot : Continuez la lutte jusqu’à ce que le seigneur Schneider ait fait droit à vos justes réclamations. Persistez à exiger la gestion de vos épargnes que le despotisme du million ne veut pas vous rendre.

La fédération rouennaise admire votre résignation et vous adresse un salut fraternel.

Pour le comité fédéral

Le secrétaire de correspondance,

É. AUBRY

Rouen, le 6 avril 1870

N.B. Les souscriptions seront reçues au siège de la fédération, rue du Bac, 68, chez le secrétaire de correspondance, rue de l’Amitié, 12, à Rouen.

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Les ouvriers de Mulhouse nous envoient la lettre suivante à l’adresse de leurs frères du Creuzot :

Mulhouse, 10 avril 1870

Cher citoyen,

C’est en vous envoyant le faible montant de notre souscription, que nous venons en même temps et avec une ferme résolution, affirmer les principes de solidarité qui doivent exister entre nous et nos frères du Creuzot, qui nous montrent en ce moment l’exemple du courage et de la fermeté.

Vous n’ignorez pas sans doute les difficultés qui nous environnent : à chaque pas, il y a un obstacle !

Malgré tout, nous sommes décidés ; nos rangs s’épaississent, et, d’une voix convaincue, nous crions à nos frères :

En avant, sans regarder en arrière, et guerre au capital ! L’affranchissement du travailleur, voilà notre devise.

L’union fera notre force.

Salut et fraternité.

Pour les ouvriers de Mulhouse,

EUGÈNE WEISS,

Rue du Bourg, 3

Ci-joint en billets de banque un premier envoi de 150 francs.

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Les ouvriers cordonniers de Paris, réunis hier en très grand nombre, ont rédigé la déclaration suivante, qu’ils nous prient d’insérer dans les colonnes de la Marseillaise.

Aux travailleurs de toutes les professions :

Le jugement qui vient de frapper si cruellement nos frères du Creuzot dans le procès d’Autun, est de nature à émouvoir les cœurs les plus endurcis. Nous n’avons pas à examiner les raisons qui ont déterminé les juges à prononcer une aussi forte peine contre les accusés.

Seul le sentiment de solidarité qui désormais doit inspirer tous les actes des travailleurs, nous impose le devoir impérieux de nous unir pour nous soutenir mutuellement, sous peine de voir mourir de faim les femmes et les enfants de nos frères condamnés par les juges de l’empire.

Les soussignés s’engagent à verser pendant toute la durée de la détention des mineurs du Creuzot, une somme de cinquante centimes chacun tous les mois, et invitent tous les citoyens et citoyennes qui partagent les mêmes sentiments de solidarité, à suivre cet exemple.

Delsorbier, Barné, Large, Barquier, Bertrand, Passager, Gillard, Paureau,

Bance, Kriegel, Joubert, Leday, Tauziède, Mme Tauziède, Bernard fils, Seiront,

Brodigme, Serre, Serre, Broux, Bedouch, Gauthier, Mme Gauthier.

Pas n’est besoin, ce nous semble, d’insister pour faire ressortir l’importance de pareilles protestations. L’indignation soulève tous les travailleurs contre les exploiteurs et leurs complices, et la sympathie est générale pour les victimes et leurs pauvres familles. Tous les citoyens que n’ont pas démoralisés le jésuitisme et l’empire voudront concourir à cette grande manifestation. Les besoins sont pressants ; mais nombreuses, incessantes seront les offrandes, et la misère ainsi épargnée aux femmes et aux enfants, n’ira pas aggraver encore les souffrances des prisonniers.

A. VERDURE

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Les noms des mineurs jugés sont corrigés dans l’article daté 15 avril

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L’illustration de couverture est la gravure par Genty d’un tableau de Leandre, « L’Ouvrière », je l’ai trouvée sur Gallica, là.

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