Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
120. Mardi 19 avril 1870
La lettre d’Angleterre qui ouvre le journal aujourd’hui est d’Alfred Talandier, et n’est pas très encourageante sur la situation politique dans ce pays ;
grâce aux « Nouvelles politiques », je découvre que nous sommes un jour férié, qui ne peut être que le lundi de Pâques (voilà un journal vraiment non religieux!) ;
A. de Fonvielle signe les « Préparatifs du plébiscite » ;
vous lirez la dernière lettre de Malon du Creuzot ci-dessous ;
« Un acte de fraternité », c’est celui des époux Farcy qui habitent derrière la Bastille et proposent d’accueillir un enfant du Creuzot ;
Dubuc signe aussi un article « Les Grèves » ;
le « Bulletin du mouvement social » s’intéresse aux réunions publiques en province, et donne les comptes rendus de deux réunions tenues dans le Cher ;
je vous donnerai la lettre des délégués de la chambre fédérale des sociétés ouvrières ci-dessous ;
ainsi que les « Renseignements généraux sur l’état du travail au Creuzot » (toujours Malon), avec un complément de Dubuc, qui rappelle un article qu’il a publié dans le journal daté du 26 janvier ;
il y a une « Lettre d’Amérique » de Cluseret ;
un « feuilleton » scientifique d’Alfred Naquet (sur la rage) ;
des « Échos » qui confirment
C’était Pâques hier. — Une fête qui ne nous regarde pas,
annoncent l’ouverture de la foire aux pains d’épices et la parution le 1er mai d’un nouveau journal, l’Athée ;
des « Faits divers » ;
une réunion (privée) d’étudiants, présidée par le citoyen Naquet ;
avenue de Chosiy, une réunion publique sur le travail, présidée par Édouard Roullier, avec Meillet et Passedouet entre autres orateurs, dissoute par un commissaire et maintenue par le président ;
Ranc a vu Mathilde, de Sue et Félix Pyat, au théâtre ;
il y a des réunions publiques ;
« La musique sociale » marque le retour de Francisco Salvador Daniel (dont le denier article était paru dans le journal daté du 21 mars) ;
il y a des souscriptions ;
des annonces ;
des théâtres.
LA GRÈVE DU CREUZOT
Le Creuzot, 16 avril 1870
Cher citoyen,
Avant de quitter le Creuzot, je vous adresse une dernière lettre. La défaite des ouvriers est consommée et l’ère des vengeances sans merci commence. Il y a déjà plus de 200 renvois : par une raffinerie de cruauté familière aux exploiteurs, ce sont surtout les pères chargés du plus grand nombre d’enfants qui sont renvoyés. On peut déjà dire sans exagération que la vengeance de M. Schneider a ôté le pain à 800 bouches au moins, sans préjudice de ce qui va suivre.
Au moment de son renvoi, l’ouvrier frappé éprouve un sentiment de joie, il se sent plus libre ; mais avec la réflexion se dresse le spectre de la misère profonde, inévitable, et il rentre triste et découragé, au foyer où l’attendait une femme anxieuse que l’affreuse nouvelle désespère.
Ce qu’il y a de plus terrible, c’est que l’influence de M. Schneider s’étendant aux environs, les ouvriers renvoyés par lui pour cause de grève ne seront embauchés ni à Montchanin, ni à Épinac, ni à Monceaux, ni peut-être même à Saint-Étienne.
Cependant beaucoup attendent, pour quitter ce pays de servitude et de misère, le secours que va distribuer le comité permanent qui a été constitué hier et à qui, ce matin, les délégués de la grève ont remis le reliquat des souscriptions. On établira un fond de réserve pour assurer le pain quotidien aux familles des condamnés, et le reste sera réparti entre les victimes de l’usine.
Une des pratiques de Schneider pour faire rentrer les mineurs après l’échec des bons de lard, des menaces, de l’emprisonnement, de l’appel de la force armée, a été proclamer, il y a quelques jours, que la paie d’avril (notez que la paie n’a lieu que tous les deux mois), ne serait faite aux ouvriers que sur présentation des outils. Les outils des mineurs, estimés à une cinquantaine de francs, avaient été, à dessein, égarés dans les galeries par les hommes de l’administration. Les grévistes, pour toucher les quelques francs gagnés avant la grève, dont ils ont si grand besoin, doivent descendre dans les puits pour chercher les deux pics, les deux paramines et les deux burins qu’il est d’obligation de présenter au bureau. Une fois descendus, les faibles ont été influencés et les courageux renvoyés.
Hier a eu lieu le banquet socialiste des libres penseurs du Creuzot. Nous étions soixante-deux, dont cinq femmes. On a porté des toasts à la raison humaine, à la République universelle, à l’égalité, à l’émancipation de la femme, à la Marseillaise, etc. La police représentée par des agents et des gendarmes a cependant tout le temps rôdé autour du café Pelletier, elle n’a pas trouvé le prétexte d’intervenir.
Ma lettre de demain sera datée de Fourchambault.
À vous cordialement,
B. MALON
Renseignements généraux sur
l’état du travail au Creuzot
Premier article
DE L’INSTRUCTION ET DE L’APPRENTISSAGE
La caisse de prévoyance des ouvriers verse annuellement 45,000 francs pour l’entretien des écoles, sans préjudice des frais d’éclairage au gaz de ces mêmes écoles, des églises et du presbytère qu’elle paie encore, on voit déjà dans quelle proportion M. Schneider paie l’instruction des enfants de ses ouvriers ; mais ce n’est pas tout.
Une retenue mensuelle de 75 centimes par chaque enfant fréquentant l’école est faite d’autorité par le bureau à tout ouvrier.
Quel respect de la dignité humaine ! vous n’êtes pas assez moral pour payer vous-même 75 centimes par mois pour l’instruction de votre enfant, il faut que moi, votre protecteur et votre père, je m’en charge. Et le serf industriel est forcé de se taire sous peine de bannissement perpétuel, car ici le renvoi, c’est le bannissement.
Les rares ouvriers, qui n’appartenant pas à l’usine, envoient leurs enfants aux écoles, paient par enfant et par mois, 1 fr. 50.
On prend dans ces écoles, dirigées naturellement au gré du maître, les élèves destinés à son administration, soit pour les bureaux, soit pour les ateliers. Pour devenir un employé, ou pour avoir la faveur de choisir dans les métiers, il faut généralement être fils d’un contre-maître, d’un employé ou d’un favori quelconque. L’administration Schneider s’est faite marchande de fournitures d’école et de livres d’histoire bien expurgés, où, parlant de la Révolution française, on écrit : Nous passons sur les horreurs de cette époque, etc., et les prix de ces fournitures forcées est retenu au bout du mois sur le salaire du père de l’élève (1).
L’âge de rigueur pour sortir de l’école est de 14 ans. Les élèves des diverses professions gagnaient autrefois 50 c. d’abord ; ils ont maintenant 75 c. dans 2 ou 3 ateliers, et sont graduellement augmentés jusqu’à l’époque du tirage au sort. À 20 ans, la journée moyenne est de 2 fr. environ ; quelques-uns gagnent davantage, selon le degré de protection, bien entendu, car la loi qui régit tout ce pays s’appelle népotisme et favoritisme, mais beaucoup gagnent moins, on voit des jeunes gens tirer au sort, bons ouvriers déjà, et ne gagnant que 1 fr. 80 c.
Les lendemain de la conscription, tous les élèves sont renvoyés d’autorité : Voyagez, leur dit-on. — Mais ma mère est veuve et j’ai des jeunes frères à nourrir ; mais j’aime beaucoup mes parents, ils ont besoin de moi, je ne voudrais pas les quitter. Voyagez, vous dis-je, pas d’explications. Si, d’aventure, un jeune ouvrier désire partir avant vingt ans, c’est une autre histoire. Le chef des travaux l’appelle :
Mon gaillard, la loi (sic) de l’usine dit : « Tout apprenti qui quittera nos ateliers avant d’avoir subi la conscription en sera banni à perpétuité »
et il ajoute :
Comment, vous voulez déjà partir ! M. Schneider vous a fait instruire pour rien, apprendre un métier pour rien, s’il ne se rattrape pas sur votre travail jusqu’à vingt ans, qui l’indemnisera ?
Quelquefois on fait venir le père, on lui reproche les mauvais principes de son fils et on le menace de renvoi, s’il ne s’oppose pas au départ de son enfant. Si le jeune homme part malgré tout, on inscrit sur un registre spécial son nom, et en regard : Mauvaise tête, mauvais sujet, ivrogne, homme dangereux, et autres qualificatifs, et les portes de l’atelier ne s’ouvriront plus devant lui et le pays de sa naissance, de son enfance, où sont les siens lui sera perpétuellement fermé de fait.
C’est là le sort des mieux partagés ; quand les parents sont trop pauvres pour se passer des services prématurés de leurs enfants, c’est-à-dire quand ordinairement ils sont mineurs ou journaliers, les enfants s’en vont à douze ans pour 1 franc par jour d’abord, sur les découvertes ou dans les puits, accomplir ce travail exténuant qui les étiole, qui fait que nous avons pu voir devant le tribunal d’Autun deux enfants de seize ans passés qu’on a amenés déposer contre les leurs, ne paraissant pas douze ans, tant ils sont chétifs.
Cependant, il paraît que tout n’est pas rose au Creuzot pour le bienfaiteur du pays. Dernièrement une scène s’est passée, scène dont tout le pays s’est entretenu, entre le directeur des écoles et M. Schneider qui se plaignait amèrement de ce que les enfants ne le saluent plus dans les rues. Vous voyez bien qu’il ne faut pas désespérer de l’avenir de paix et de justice, puisque l’esprit de liberté et de dignité a pu pénétrer dans ces jeunes têtes entourées de tant de ténèbres.
B. MALON
(1) Dans la Marseillaise du 26 janvier, nous avons cité l’exemple de François Jeunehomme, chauffeur au Creuzot qui, le 29 juin 1867, reçut sur le pied un paquet de fer qu’il présentait à la forge.
On l’amputa de quatre doigts.
Il reçut pendant six mois vingt sous par jour; il arriva que son fils Bernard, qui était à l’école, eut besoin, en un mois, d’une boîte de mathématiques, d’un traité de géométrie et de quelques autres fournitures, montant ensemble à 21 francs. On solda les 21 francs, il resta neuf francs à Jeunehomme pour se soigner et nourrir sa famille composée de neuf personnes.
Ce qui n’empêcha pas que le jeune Bernard ne reçut point cette année-là ses prix avec les autres le jour de la distribution — Il était trop mal mis!
ACHILLE DUBUC
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L’affiche publicitaire qui sert de couverture à cet article (pain d’épice et éducation!) date de 1860 et se trouve sur Gallica, là.
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Le journal en entier, avec son sommaire détaillé est ici (cliquer).
Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).