Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.
Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.
144. Vendredi 13 mai 1870
Les dernières nouvelles de la soirée d’hier seront en page 3 ;
on commence donc par « L’empereur rural », une des « Fantaisies politiques » de Dangerville, il nous faudrait un empereur pour les campagnes et un autre pour les villes, je remarque que le mot rural, tel qu’appliqué par Gaston Crémieux à l’assemblée de Bordeaux en février 1871, existait donc déjà ;
devinez quoi, Francis Enne et Barberet sont à nouveau assignés à comparaître, parce qu’Enne a suspecté l’origine des agitations ;
et d’ailleurs, les « Nouvelles politiques » le disent, les journaux « policiers » appellent les foudres des autorités sur la tête des rédacteurs de la Marseillaise, il y a quand même eu plus de trois cents arrestations ;
Dangerville vient défendre les électeurs de Rochefort, encore un calcul qui « prouve » que tous les électeurs de Rochefort se sont abstenus ;
le « Courrier politique » d’Arnould porte le titre « Le suffrage universel », un merveilleux instrument dont on ne peut attendre que des verdicts sans valeur tant qu’il sera manié par qui a intérêt à le fausser (et dont Arnould ne semble pas penser que ce peut être le cas du pouvoir en général) ;
Dangerville encore, pour quelques lignes de douloureux regrets pour la mort du citoyen Rollet tué hier sur une barricade avec un drapeau rouge à la main, voici un émeutier peu suspect ;
dans « Le crime d’hospitalité », Achille Dubuc raconte que, lorsque tout le monde a été arrêté à la Marseillaise, en février, rappelez-vous, il n’était pas au journal à cause d’un duel (voir le journal daté du 12 février), il s’est fait héberger dans sa famille belge, et, à cause de cette hospitalité, son cousin et sa famille ont perdu leur place ;
Gois et Tridon ont écrit (indépendamment) à la Cloche à propos du complot, les lettres sont reproduites ; parmi les « Informations », le « complot » sera jugé par la haute cour, et donc par les mêmes que l’affaire d’Auteuil, puisque ses membres sont nommés pour un an, encore un dessin de presse censuré, mais je ne l’ai pas trouvé, je vous en mets un autre de la même source ;
la « Question des chemins de fer » d’Antoine Arnaud s’attaque à une circulaire d’un ingénieur de la P.L.M. qui a la prétention de prouver au personnel qu’il n’a pas assez d’intelligence pour comprendre le français de son ingénieur, et en même temps de prévoir de renvoyer les agents « trop souvent » malades, et il donne un exemple édifiant ;
dans « Journée du 11 » et « Soirée du 11 », Francis Enne continue à arpenter Paris, Belleville et le faubourg du Temple, les boulevards ont leur physionomie habituelle ;
le journal a obtenu la suite du procès de Dijon, de sorte que, malgré l’emprisonnement de Malon, l’ « Affaire des grévistes du Creuzot », interrompue dans le journal daté du 2 mai, reprend, vous la trouverez ci-dessous ;
« Les Journaux » parlent tous de l’émeute d’hier, ou alors ils font des comptes de voix à leur avantage ;
« Le loup et l’agneau » est une très courte revue lyrique en trois actes, dans laquelle je vous laisse deviner qui est le loup avant d’aller y voir ;
il y a des annonces ;
un rapport sur un incendie à Elbeuf ;
des « Communications ouvrières » pour les imprimeurs sur étoffe et pour les ouvriers charpentiers ;
une liste de souscription pour le Creuzot ;
des théâtres ;
la Bourse.
AFFAIRE DES GRÉVISTES DU CREUZOT
COUR DE DIJON
CHAMBRE DES APPELS CORRECTIONNELS
M. Bernier ayant jugé à propos de faire arrêter notre ami et collaborateur B. Malon, et de mettre sous séquestre toutes les notes relatives à l’affaire du Creuzot, nous avons dû nous adresser à nos amis de Dijon pour obtenir ces documents. Nous recommençons donc aujourd’hui la publication de ce procès qui restera célèbre, comme plusieurs autres, dans les annales du second empire.
ACHILLE DUBUC
Audience du 26 avril
La parole est donnée à Me Boysset, ancien représentant du peuple.
Mouvement général d’attention ; plusieurs auditeurs sortis pendant le débit du réquisitoire se hâtent de rentrer.
Messieurs,
J’ai besoin … poste voisin. [voir le journal daté du 2 mai pour le début de la plaidoirie]
L’audience est suspendue vingt minutes, pendant lesquelles les gendarmes effarés vont des prévenus aux auditeurs, qui rechignent.
À la reprise de l’audience, Me Boysset continue ainsi :
Il y a eu, vous le savez, messieurs, au Creuzot, deux grèves à deux mois d’intervalle. Certes, je suis avec M. le procureur général pour les déplorer.
À tous les points de vue, les grèves constituent un désastre, soit pour les compagnies, soit pour la population ouvrière, et il est cent fois évident qu’elles sont des extrémités regrettables. De ce côté, nous sommes d’accord.
On nous a parlé aussi de la sollicitude du gouvernement, du chef de l’État, de la paternelle administration de M. Schneider, de l’ingratitude des ouvriers, etc., c’est parfait. Mais il n’en est pas moins vrai que les grèves se généralisent et qu’elles indiquent un mal plus profond que celui qu’il vous a plu d’indiquer, une crise sociale dont on ne peut prévoir la fin.
Quoiqu’il en soit, les grèves constituent un droit, et nul n’a la faculté de déverser sur elles un blâme ; de plus elles ont leur efficacité, vous n’avez, pour vous en convaincre, qu’à lire, sur la loi de 1864, le rapport de M. Ollivier, garde des sceaux de l’empire actuellement, alors républicain.
Ici l’orateur recherche les origines de la loi sur les coalitions, compare les différents projets primitifs, et en déduit que les menaces et les actes de violences ne tombent sous l’application de l’article 414 qu’à la condition d’avoir été exercés sur les individus susceptibles d’entrer dans la coalition. Ces considérations fermes, élevées, sur le point de droit, font une grande impression sur les conseillers qu’on voit chuchoter et se transmettre leurs sentiments.
Dans cet ordre d’idées, Me Boysset classe dans deux groupes les différentes charges de la prévention ; sous sa parole chaleureuse, colorée, on voit les unes fondre et disparaître, les autres revêtir leur véritable caractère d’une gravité sans importance.
Passant à Alemanus, présenté comme l’instigateur de la grève, le défenseur s’attaque directement au procureur général, auquel il reproche de ne pas avoir produit un seul fait. Il montre que son accusation ne repose que sur des insinuations malveillantes, des rapprochements forcés, et lui prouve qu’il ne soulève dans cette question qu’un procès de tendances.
Il proteste en termes indignés contre l’audace du procureur général accusant un témoin âgé, absent, d’être subordonné [suborné?] et d’avoir menti. Il montre le peu de poids et de créance qu’il faut accorder à un télégramme officiel, contenant un démenti défavorable du premier adjoint du Creuzot, homme de 80 ans, rétribué par M. Schneider.
« Amenez-le, dit-il, à cette audience, que nous puissions sonder sa conscience à travers le jeu de son visage, épier le mouvement de ses lèvres, noter son attitude et ses hésitations. Amenez-le, pour que nous puissions le confronter avec ce témoin que vous suspectez et qui, ici lui, a prêté serment, qui, lui, a déposé à la barre du tribunal d’Autun, dont le témoignage, entendez bien, a droit à vos respects. Qui vous a dit que cet adjoint n’a pas perdu le souvenir, et qu’ici, pressé par M. le président, il ne pourrait pas se rappeler un détail auquel il a pu ne pas s’arrêter, et qu’il reconnaîtrait en face de la responsabilité qu’il assume sur sa tête. »
Me Boysset revient sur la contravention reprochée à Alemanus et fait remarquer la tolérance dont il a été l’objet pendant deux mois, tolérance qui cachait un piège. Il demande au procureur général s’il poursuivrait Alemanus si, au lieu de vendre la Marseillaise, le Réveil, le Grelot, journaux qui ne lui plaisent pas, il avait colporté le Pays dévoué et l’auguste Peuple français, et M. Le procureur général, qui sait bien que non, n’ose pas répondre.
Il montre l’impossibilité où Alemanus était de connaître la loi à laquelle il s’exposait, puisque les juges d’Autun eux-mêmes se sont trompés dans l’application en invoquant des articles abrogés. De là, il passe aux prétendues causes de la grève des mineurs.
Le Grelot, dit-on, a annoncé la grève. Il n’a fait que constater la fin de l’engourdissement des esprits au Creuzot, et a formulé ses espérances pour les prochaines élections municipales ou législatives, jusqu’alors à la merci de M. Schneider.
Les lignes incriminées comme mot d’ordre ou tout au moins comme prophétie, ne sont pas d’Alemanus, qui ne sait ni lire, ni écrire, et qui n’a jamais été correspondant du Grelot, mais bien du rédacteur habituel creuzotin de ce journal. Détail à noter, elles ont été écrites le 8 mai [mars, je suppose] et auraient dû paraître dans le numéro du 12, s’il n’y avait pas eu surabondance de copie.
On a voulu voir des excitations politiques, des menées de partis coupables ; on parle d’une propagande de professeurs d’émeutes et on ne fournit aucune preuve, aucun fait, on se noie dans des hypothèses. « Montrez donc, s’ils existent, le sillon révolutionnaire, les traces de l’incendie, et alors vous aurez le droit de juger ainsi les faits. Jusque-là vous n’avez fait que vous livrer à des exagérations condamnables, à de fâcheux excès de langage, à des excès de conscience.
Au lieu de chercher à donner le change et de hausser les épaules, vous feriez mieux d’écouter cette voix de la revendication sociale qui monte et s’affirme, de mettre la main sur ce cœur qui tressaille.
Il y a là un grand problème social, ardu, difficile, redoutable ; ce n’est pas ainsi que vous arriverez à le résoudre, ce n’est pas par ces moyens que vous éteindrez l’incendie qui s’allume.
Ne cherchez donc pas dans les excitations politiques les causes de ce malaise, elles sont visibles ailleurs, palpables, et je vais vous les dire, vous les faire toucher du doigt.
Vous avez au Creuzot deux intérêts en présence, deux intérêts antagonistes, quoi que vous en disiez. Vous prétendez que l’intérêt du patron est d’accorder à ses douze mille ouvriers les salaires les plus élevés, les plus satisfaisants qui soient possibles, mais vous savez bien le contraire. Vous savez bien que l’intérêt du patron est de rogner le plus qu’il peut sur les salaires, de diminuer, d’amoindrir leur part pour faire la sienne plus large.
Ces deux intérêts opposés, toujours en lutte, posent à l’avenir une question difficile, la question des rapports du patron avec le travailleur, le problème des salaires, et je trouve étrange qu’on prétende les résoudre avec la parole de M. Schneider. Eh ! Que me fait à moi la parole de M. Schneider ? La parole du dernier de ses ouvriers m’inspirerait plus de confiance que la sienne, dans cette question qui l’intéresse plus vivement et qu’il connaît mieux. Malgré sa paternelle administration, dont on a fait de si pompeux éloges, M. Schneider ne s’occupe pas d’aussi minces détails, il n’en a pas le temps.
Les ouvriers ? Il les aperçoit à peine du haut du nuage lumineux qui le promène dans le ciel impérial. Il se décharge de ces soins et de ces soucis sur des employés, des subalternes, auxquels il accorde sa confiance et qui peuvent se tromper et le tromper.
Vous dites qu’aucun débat ne s’est élevé entre la population ouvrières et lui, qu’aucune réclamation n’a été formulée, aucun grief accentué. Mais cette démarche humble, presque servile, nous l’avons faite le 10 [19?] janvier, et elle a été accueillie d’une façon hautaine, repoussée pour ainsi dire du bout du pied.
Est-il extraordinaire après cela, que nous n’ayons pas voulu cette fois subir la même humiliation, et que nous nous soyons adressés, pour faire parvenir nos justes réclamations, à cette presse que vous foudroyez, que vous maudissez, mais qui nous aime, qui nous soutient, qui prend la défense de nos aspirations et de nos droits méconnus ? À quoi nous eût servi de discuter sur le pied d’une inégalité flagrante l’insuffisance de nos salaires, amoindris encore chaque jour et d’une façon déguisée !
Après quelques développements sur cette idée, l’orateur parle de cette caisse de prévoyance qu’on a fait le simulacre de vouloir remettre aux ouvriers, pour laquelle on a institué un plébiscite dont on n’a pas respecté la décision.
N’était-ce pas là une souveraine imprudence [impudence, je suppose], une moquerie indigne, dont l’ouvrier s’est senti profondément blessé ; et dont il s’est souvenu le 21 mars.
« Vous parlez, dit-il, de la haute intelligence de M. Schneider, de sa générosité, de sa sagesse, croyez-vous qu’en cette occasion il ait été irréprochable. [?]
Glorifiez-le, encensez-le, déifiez-le, je ne m’y oppose pas, mais qu’il me soit permis de dire — et ici, je n’attaque pas, je défends — qu’il a lui-même par ses dédains, par son imprudence [impudence, toujours] aigri la population et provoqué ce sursum corda, qui a failli devenir fatal à sa fortune. »
Me Boysset refait le tableau de la vallée désolée du Creuzot devenue sous la main de M. Schneider une nouvelle Boëtie [Béotie, je suppose], un nouveau pays de Cocagne, et il demande s’il n’est pas insensé de dire que cette population gorgée de délices s’est sans raison, sans causes, au mépris de la misère prochaine réservée aux femmes et aux enfants, tout à coup, soulevée sur les excitations politiques de quelques meneurs ténébreux qu’on n’aperçoit nulle part.
Il dépeint ce pays courbé sous le talon d’un homme qui possède tout, voit tout, entend tout, qui a sur ces [ses?] sujets le droit de vie et de mort, et il se demande si, sous cette effrayante autorité absolue, aucun abus n’a été commis, soit par le maître, soit par ses subalternes irresponsables, qui n’ait éveillé des idées de revendication, qui n’ait enfanté les éléments d’une crise.
« Les causes, dites-vous, s’écrie-t-il, les causes de la grève, mais ne les voyez-vous pas ? Ne pouvez-vous les toucher ; mais elles sont devant vous dressées grosses comme des montagnes ?
Voulez-vous que j’aille plus loin, — les portes sont closes. Il y a encore d’autres causes résultant de faits intérieurs, intimes, sur lesquels je veux jeter un triple voile.
Hé bien ! je vous l’affirme : par suite de certains faits, de certaines circonstances, sur lesquels je me tais, l’autorité de M. Schneider au Creuzot est à jamais perdue. Non, jamais il ne recouvrera cette omnipotence dictatoriale, ce prestige, si vous voulez, dont il pouvait se vanter ; il ne faut plus qu’il y songe. Je n’insiste pas sur ces questions délicates, la cour m’a déjà compris.
Où trouvez-vous plus de causes de mécontentement, plus de griefs, plus de malaise, plus de questions brûlantes ! Qui peut vous croire sincères quand vous cherchez, pour donner le change, à faire intervenir dans ce débat le grand parti républicain à qui vous jetez l’insulte et auquel, moi, je suis fier d’appartenir. »
L’orateur, dans une habile péroraison, remet en lumière les principaux arguments de la défense et termine en adressant aux juges cet éloquent appel :
« Je vous ai montré, messieurs, qu’il y avait là une grande misère, de profondes souffrances ; je vous ai fait toucher du bout du doigt des plaies et des blessures que vous devez laisser cicatriser, et j’ai l’espoir que vous ne frapperez pas.
Une lumière nouvelle est sortie de la discussion et nous a montré sous leur véritable jour tous les faits de ce débat. Maintenant qu’ils ont perdu le caractère de gravité que voulait leur donner l’accusation, maintenant qu’ils se sont singulièrement amoindris et pour ainsi dire effacés, vous ne devez, vous ne pouvez plus frapper.
La longue prévention faite par les prévenus est déjà pour eux un châtiment assez sévère pour quelques heures d’égarement et d’ignorance.
Derrière ces malheureux, du reste, sont des femmes et des enfants que vous frapperiez du même coup, et la justice, dans sa sévérité, ne doit pas atteindre des innocents.
Arrivé maintenant, messieurs, à la fin de ma tâche, je sens combien j’ai été au-dessous de mon mandat. J’aurais voulu faire passer dans vos âmes et la conviction sincère et les sentiments de pitié qui m’animent ; mais si l’état de faiblesse physique dans lequel je me trouve a été la cause de cette défaillance, je vous confère, à vous messieurs, le mandat d’y suppléer.
Je sais qu’il y a parmi vous de nobles cœurs, des esprits élevés, des âmes indépendantes et fières, et, en attendant votre décision, je m’assieds avec confiance. »
Pour extrait : ACHILLE DUBUC
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À droite les vilains hommes de gauche, à gauche ceux de droite, les binettes d’électeurs (image masculine, « naturellement ») sont dues à Alfred Lepetit, ont été publiées dans son journal La Charge, et je les ai copiées sur Gallica, là.
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Un glossaire actualisé quotidiennement se trouve ici (cliquer).