Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

149. Mercredi 18 mai 1870

Le journal se souvient que le « nouveau » collaborateur devait écrire une « Chronique », et c’est ce que fait, en effet, Oscar Jacob aujourd’hui, sous le (sous-) titre « Condamnés à la pelle », ceux dont il était question dans l’article « Tribunaux » d’hier… et qui étaient… cent trente-neuf ;

il y a encore des « Nouvelles politiques », en particulier les cinq décrets au Journal officiel qui nomment de nouveaux ministres, enlèvent l’administration des haras au ministre des Beaux-Arts… mais lui donnent la science et les lettres, de façon plus lointaine, sachez que 29 des 37 États composant l’Union américaine, ont ratifié le quinzième amendement, qui confère aux hommes de couleur le droit de vote (j’aime bien cette façon de dire les choses, qui n’inclut évidemment pas les femmes de couleur, n’empêche, elles ont manifesté leur joie avec les hommes, et en musique) ;

le « Courrier politique » d’Arnould, sous le titre « Un trompe-l’œil » parle des trois nouveaux « commis » qui complètent le ministère, aucune importance, dit-il, et il redit ce qui est important, les libertés, de réunion, de grève, et tout ça, et discute le rôle du suffrage universel, qui ne sera pour la Révolution que… le lendemain de la Révolution ;

c’est Cavalier qui décrit et commente, non pas « la Chambre » mais « L’Antichambre du Corps législatif », puisqu’il n’y a pas de séance ;

je vous garde « Une Arrestation » délicieuse (lire ci-dessous) ;

diverses « Informations », dont encore des arrestations, celle du citoyen Dekker, franc-maçon et ami de Protot, et même celle d’un portrait de Rochefort ;

et pour suivre, celle d’Albert Baume, qui présidait une réunion à Toulon (c’était avant le plébiscite et c’est une lettre) ;

je vous garde la lettre d’Angleterre, même si elle est signée G. Williams, mettez J. Williams et pensez Jenny Marx ;

encore deux lettres (adressées à la Cloche), l’une de Dupont et l’autre de son beau-frère Gérardin, à propos des lettres de Gois et Tridon (dans le journal daté du 13 mai) qui le mettaient en cause ;

il y a des « Échos » ;

Humbert fait la revue des « Journaux » ;

Ulric de Fonvielle s’inquiète du sauvetage des arènes de la rue Monge, qui serait pourtant bien peu onéreux, comparé aux comptes d’Haussmann ;

dans les « Communications ouvrières », celles de l’Association générale typographique, des ouvriers charrons, mais aussi celle de la société de moralisation par le travail (je renvoie au journal daté du 24 février) ;

une seule réunion publique est annoncée ;

il y a des listes de souscription ;

« La Rampe » ;

les « Tribunaux », encore des jugements contre des journaux ;

« La Bourse » ;

dans les annonces qui suivent, sachez que, depuis les Confessions de Rousseau, il n’a pas paru un livre aussi intéressant et aussi sincère que Ma jeunesse, par Alexandre Weil, et surtout que la dame qui offrait 150 francs (journal d’hier) n’a toujours pas retrouvé son petit chien noir ;

il reste les théâtres.

Une arrestation

Ce matin, les citoyens Verdure et Barrois, de la Marseillaise, et Vossen, imprimeur, rue d’Aboukir, n°9 s’en allaient déjeuner, lorsqu’à l’issue de la rue d’Aboukir et à l’entrée de la place des Victoires, ils s’aperçoivent qu’un agent, dont la figure est bien connue au numéro 9 de la rue d’Aboukir, les accompagne d’une façon opiniâtre.

Arrivé dans la rue Pagevin, cet agent fait un signe à un autre qui accourt, et tous deux, s’approchant du citoyen Vossen, lui mettent la main sur l’épaule, et lui disent :

— M. Barberet, nous avons un mandat d’amener contre vous et nous vous arrêtons.

— Mais je ne suis pas M. Barberet, répond l’empoigné, je suis M. Vossen, imprimeur, rue d’Aboukir, 9 ; venez avec moi à cette adresse et vous serez convaincus.

— Oh ! c’est inutile, dit l’un, je suis allé assez souvent saisir la Marseillaise, j’ai l’habitude de vous voir, et je vous reconnais bien pour M. Barberet.

En vain, les citoyens Verdure et Barrois protestèrent, et cherchèrent à éclairer les agents, tout fut inutile.

Vossen fut emmené à la préfecture.

Or, Barberet est brun, Vossen est blond ; le premier a une chevelure encore abondante, le second montre à tous les yeux un crâne aussi dénudé qu’un sénateur, soit dit sans offenser le moins du monde le citoyen Vossen ; enfin la méprise était impossible, donc la méprise eyt lieu.

Après une longue série d’explications, l’imprimeur, promené à la préfecture, fut ramené rue d’Aboukir ; et là, les agents s’y prirent d’une façon excessivement adroite pour constater l’identité de leur prisonnier.

— Nous amenons là, dirent-ils au concierge, une personne qui vous demande ; mais nous voudrions savoir son nom.

— C’est M. Vossen, répondit immédiatement le concierge à la vue de son locataire.

Celui-ci fut relaxé avec force excuses.

Ainsi, voilà un honorable industriel, connu dans son quartier, en rapport quotidien avec ses voisins, arrêté par des agents, en plein jour, à la porte de son domicile, presque au milieu de ses ouvriers, promené pendant plusieurs heures dans tous les corridors de la préfecture, et cela au mépris de ses affaires courantes, des rendez-vous pris, malgré la patente d’imprimeur qu’il paie et qui devrait lui garantir pour son argent un peu de cette sécurité publique au nom de laquelle M. Ollivier prétend opérer.

Sur les protestations de leur prisonnier, les agents ne pouvaient-ils s’informer avant d’aller plus loin, et s’en rapporter au témoignage des citoyens qui connaissent le ci[toyen] Vossen ?

Cela eût été plus sage et plus respectueux pour la liberté individuelle, mais c’est ce dont le ministère Ollivier se soucie le moins.

ACHILLE DUBUC

LETTRES D’ANGLETERRE

Londres, le 12 mai

L’enquête sur les traitements infligés aux prisonniers fenians est encore une fois ajournée.

Le gouvernement trouve des prétextes pour la différer de jour en jour. Si ça continue, plus d’un prisonnier succombera à ses bourreaux.

D’après les dernières nouvelles, le capitaine Mackay se trouve dans un état voisin de la mort.

C’est la première fois qu’on parle de lui depuis son incarcération. — Jamais plainte ne s’était échappée des lèvres de ce stoïque. Agé de vingt-six ans, Mackay a tout le dévouement, tout l’enthousiasme de la jeunesse. Son héroïsme chevaleresque arracha même à la presse anglaise des cris d’admiration.

Lors de sa condamnation aux galères, les journaux rapportèrent « qu’il n’y avait pas un œil sec dans la cour, que le juge, l’accusateur, les avocats, versèrent des larmes quand on lui mit les menottes. »

Et maintenant ce jeune héros gît sur ce qui est peut-être son lit de mort — et pas un de ces misérables de la presse ou du barreau qui l’ont comblé de leurs louanges, qui ont versé sur lui leurs larmes de crocodile, n’a le courage d’élever la voix en sa faveur, de dénoncer le système infernal qui enchaîne un tel homme à des voleurs, à des assassins !

Mme Mackay serait morte de faim, ils auraient encore gardé le silence. Cette pauvre jeune femme ne doit la vie qu’aux efforts généreux de Mme Luby et de Mlle Mulcahy, les fondatrices du « comité des femmes irlandaises, » grâce auquel les familles des prisonniers reçoivent du secours.

Je profite de cette occasion pour rendre un tribut de respect à ces dames. Elles sont dignes de leur mari et frère, — les prisonniers fenians Luby et Mulcahy. Depuis des années, ces femmes dévouées ont présenté pétition sur pétition demandant au gouvernement une enquête, — mais jusqu’à présent le gouvernement n’y a fait aucune attention. Enfin M. Gladstone et son chacal Bruce, dans la crainte que la voix de Mme Luby et de Mlle Mulcahy ne pénétrât à travers la Manche, leur ont promis une enquête sur les allégations suivantes, qu’elles viennent de faire dans leur dernier mémorial :

1°. Que Mulcahy à Portland Prison, recevait, ainsi que les autres prisonniers politiques, de la soupe faite des os de bœuf, dont la viande avait été ôtée, et qui étaient généralement gâtés avant d’être bouillis ; qu’on a trouvé dans cette soupe des entrailles de volaille, une souris et d’autres vermines

Que ledit Mulcahy, quand il fut emprisonné à Dartmoor, était obligé de porter à travers une fondrière de plusieurs centaines de verges de largeur, des pierres lourdes, et qu’il était fréquemment attelé à une charrette, un col autour du cou, pour traîner des pierres.

Que Mulcahy a constamment souffert d’un dérangement d’estomac, que la diète de la prison lui donne des nausées, de sorte qu’il est souvent forcé de se passer de son dîner.

Qu’on n’a jamais fait un examen médical de son cas, et qu’il n’a pas reçu de médicaments pour alléger ses souffrances. Que la qualité de sa nourriture n’a pas été améliorée.

Enfin que ledit Mulcahy a été exposé, au mois de février, insuffisamment vêtu, à un froid sévère, et que depuis ce temps, il est sujet à des douleurs rhumatismales et névralgiques.

2°. Que O’Connor a été privé des visites et des lettres de ses amis pendant deux années et demie et qu’il ne recevait, durant une longue période, que deux pintes de gruau, et tout au plus une livre de pommes de terre.

3°. Que le souper de Kickham consistait en six onces de pain et une pinte d’eau.

4°. Que Byrne a été fréquemment insulté par les geôliers.

5°. Que Mulcahy, souffrant de l’hémorragie des poumons, se vit néanmoins forcé de tailler des pierres dans les carrières de Dartmoor.

6°. Que O’Donovan Rossa est resté trente-cinq jours les mains derrière le dos.

7°. Que les officiers médicaux négligent leurs devoirs envers les prisonniers en ne les examinant pas, afin de savoir quels effets la nourriture produit sur eux. Quand les prisonniers se plaignent de l’état de leur santé, les médecins les traitent « d’imposteurs. »

8°. Que Carey, quand il souffrait de la poitrine, s’adressa au médecin de Portland Prison, et que celui-ci lui versa du liniment dans la main, lui ordonnant de s’en frotter la poitrine à son retour dans sa cellule. Alors Carey remarqua naturellement : « Mais où sera le liniment à mon retour dans la cellule ? » Cette question lui coûta cher. On l’accusa d’insolence, et, pendant 28 jours, il faut mis au pain et à l’eau.

9°. Que Burke est tombé en démence, en conséquence des tourments qu’il a subis.

10°. Que la diète des bagnes est insuffisante et qu’elle produit la dyspepsie, la diarrhée et d’autres désordres du système.

11°. Que Power est encore assujetti à une discipline rigoureuse, quoique ses poumons soient attaqués.

12°. Que Melody a été brutalement maltraité par les officiers du bagne, qu’on lui met des fers lourds à la cheville du pied.

13°. Que O’Connell, Devoy, Clure [McClure?] et Halpin sont tombés dangereusement malades, en conséquence de la sévérité de la discipline et de la mauvaise qualité de la nourriture.

À un grand meeting qui a eu lieu à Birmingham, le 6 mai, en faveur de la libération des prisonniers fenians et contre le Coercion bill, le gouvernement a été sévèrement condamné et une résolution demandant « the repeal of the Union » (l’abrogation de l’Union) a été unanimement adoptée. Le meeting était presque exclusivement composé de prolétaires anglais, et tous les orateurs étaient des Anglais.

C’est un événement qui marquera dans l’histoire contemporaine. Après Manchester, Birmingham est la ville manufacturière la plus importante de l’Angleterre. C’est une ville d’où sont déjà parties de grandes initiatives historiques. Elle était le centre de l’Union qui, en 1830, commença le mouvement aboutissant au Reform bill et formant le complément anglais de la révolution de Juillet.

Elle prend maintenant l’initiative d’un mouvement qui finira par la conversion de l’Union, c’est-à-dire de l’esclavage politique imposé à l’Irlande en 1801, en fédération libre et égale avec l’Angleterre. Elle a compris ce que le Conseil général de l’Association Internationale des travailleurs a pris tant de peine à inculquer ; qu’en permettant l’asservissement de l’Irlande, le peuple anglais ne fait que perpétuer le despotisme des aristocrates et des ploutocrates chez lui, et se forge ses propres chaînes.

En attendant, le ministère Gladstone ne se croise par les bras. Occupé dès longtemps à discipliner à Londres un nouveau corps d’espions, le gouvernement est en train d’en expédier un grand nombre en Irlande, où, revêtus des caractères de laboureurs, artisans et boutiquiers, ils agiront comme agents provocateurs, afin d’enrôler de jeunes Irlandais dans des combinaisons illégales.

Comme les beaux esprits se rencontrent ! Le gouvernement russe vient de fonder à Saint-Pétersbourg, « l’Académie des Espions ! » Elle a pour curateur le comte Schouvaloff [Chouvalov], chef de la police secrète de l’Europe, et pour recteur le général Trepoff, grand maître de police à Saint Pétersbourg. « En vue des dangers qui menacent l’Etat, » cette académie a pour but officiel d’élever et de perfectionner les espions.

Tous les fonctionnaires de la police, à commencer par les simples soldats jusqu’aux mouchards les plus hautes placés, sont obligés d’y faire au moins un cours, pour achever leur éducation, et ils y subissent un examen très détaillé et très sévère. Le colonel Kozleff, attaché du général Trepoff, y fonctionne comme principal examinateur.

Il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait seulement coïncidence de conception théorique ! Il y a coopération active parmi tous les gouvernements européens. Par exemple, le gouvernement anglais se glorifie dans ses organes demi-officiels — le Daily News et l‘Observer — d’avoir mis la police anglaise au service de l’empereur de tous les Français.

À Londres, on ne peut pas aller dans les rues sans se coudoyer avec des Gaulois qui sentent la rue de Jérusalem à une lieue. La police prussienne, de son côté, traque les réfugiés russes comme des bêtes fauves. Enfin, le comte Bismarck a bien voulu envoyer à Paris les fameux policiers Stieber et Hentze, pour assister leurs collègues français dans la fabrication des complots.

Ainsi vous voyez, les gouvernements européens sont tombés sur cette idée lumineuse : — d’opposer à l’Association internationale des travailleurs l’Association internationale des mouchards !

G [J]. WILLIAMS

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Ne me demandez pas où j’ai copié le beau portrait de Georges Cavalier, que Jules Vallès appelait Pipe-en-Bois, tout ce que je peux vous dire, c’est que c’était en un endroit où, bien entendu, il était sans nom d’auteur. Donc, ne me demandez pas non plus qui l’a dessiné, hélas, je ne le sais pas.

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