Le 18 octobre 1870, on célèbre un unique mariage à la mairie du sixième arrondissement, place Saint-Sulpice.

À onze heures du matin, Marie Iatskevitch, une institutrice russe âgée de trente ans, épouse Eugène Hins, un professeur belge du même âge.

Si j’écris qu’elle est institutrice, c’est parce que c’est ce que je lis dans l’acte. En réalité, je crois qu’elle travaillait comme cartonneuse, ou brocheuse — dans un atelier de reliure, donc.

Il donne une adresse à Bruxelles, mais il vit déjà avec elle 41 rue Monsieur-le-Prince depuis au moins deux mois: elle l’a présenté à un de ses amis russes comme son mari lorsqu’il lui a rendu visite, c’était avant le 19 août.

C’est ainsi aussi que nous savons que ce mari est « un beau jeune homme »: l’ami, Piotr Lavrov, l’a écrit. Mais sa correspondante connaissait Marie, alors il ne lui a rien dit de son physique. Évidemment, j’ai trouvé une photographie d’Eugène Hins mais, tout aussi évidemment je n’en ai pas trouvé de Marie Iatskevitch.

Tout « jeune » qu’il soit, Eugène Hins est veuf, depuis un an et demi. Sa jeune femme, Jeanne Brismée, est morte peu de temps après leur mariage, alors qu’il était en prison. Pour raisons politiques — Eugène Hins est un international belge. Et Marie est une internationale… parisienne.

Marie n’a plus de famille en Russie. Eugène a ses parents en Belgique, mais bien entendu, on n’entre pas dans Paris pour un mariage pendant le siège! Pas de famille présente mais, à n’en pas douter, beaucoup d’amis.

Marie est une habituée de La Marmite, c’est d’ailleurs là que Piotr Lavrov s’est rendu d’abord, avant de se rendre à son domicile. Je serais très étonnée d’apprendre que le repas de mariage n’a pas eu lieu à La Marmite, 8 rue Larrey, tout près.

Je ne peux pas vous dresser une liste d’invités, bien sûr, mais je peux commenter la liste des témoins, qui figure dans l’acte (avec leurs signatures).

Selon la tradition, les témoins sont des hommes — donc ni Nathalie Lemel, amie, certainement, de la société des relieurs et de la Marmite, ni Anna Korvin-Kroukovskaïa, russe et brocheuse, dans son cas, je l’avoue, c’est pure imagination de ma part.

Selon la (même) tradition (tous les hommes sont égaux, sauf les femmes), on indique d’abord les témoins du marié, puis ceux de la mariée. Pour aujourd’hui, et là je suis sûre de moi, tous les témoins, indiqués comme « amis de l’époux », « amis de l’épouse », sont des amis de Marie et Eugène.

Trois sont relieurs — et internationaux.

Le quatrième est médecin, ou ancien étudiant en médecine — et international. Il s’appelle Aristide Rey, il est plutôt journaliste, un peu blanquiste, ami de la famille Reclus et, ma foi, peut-être bien ami de Victor Jaclard, lui aussi « médecin » et blanquiste et, donc oui, je parierais qu’Anna Korvin-Kroukovskaïa est là, avec son Victor.

Et les trois relieurs? Des piliers de la société des relieurs, de l’Internationale, de La Marmite, du sixième arrondissement!, Alphonse Delacour de la rue d’Assas et Édouard Boyenval du boulevard Saint-Germain (le vieux monsieur qui nous a parlé, bien des années après, de Nathalie Lemel, mais qui n’a que vingt-huit ans ce 18 octobre)…

Seul Aristide Rey vient d’aussi loin que le cinquième arrondissement. Tout le sixième (mais peut-être pas « le tout-sixième », ce ne sont que des ouvriers, quand même…) est là, place Saint-Sulpice,  rue Monsieur-le-Prince, rue Larrey, rue d’Assas, boulevard Saint-Germain, rue de Tournon…

Rue de Tournon? Oui, j’en ai oublié un. Le premier témoin nommé, « ami de l’époux » est bien « notre » Eugène Varlin, un vieil ami de Marie. On dit que c’est elle qui a eu l’idée que la société des relieurs lui offre la montre gravée par l’ami Antoine Bourdon (vous savez, la montre qui a servi à identifier Eugène Varlin) — au fait, il n’est pas là, Antoine Bourdon? Et puis, vous vous souvenez peut-être, Eugène Varlin lui a écrit une lettre, « Citoyenne Marie« , il y a deux mois, il était seul en Belgique. Il lui écrivait même qu’il était opposé au mariage. Oui, Eugène Varlin est là. Il vient de traverser la crise du 8 octobre, de son conflit avec son bataillon, puis de sa destitution comme commandant de celui-ci. Il donne une adresse dans le sixième, mais pas celle que nous connaissons, « rue de Tournon, 16 ». On sait que bientôt il habitera rue Lacroix, dans le dix-septième, mais ce n’est pas encore le cas, et voilà, grâce à Marie Iatskevitch cette adresse rue de Tournon apparaît (d’après le livre de Georges Duveau Eugène Varlin habite rue de Tournon depuis son retour de Belgique).

Et, je suppose pour la première fois, Eugène Varlin signe dans le registre des mariages du sixième arrondissement.

On a beau être opposée au mariage… — Vive la mariée!

*

Ce sont les signatures au bas de l’acte de mariage de Marie et Eugène que j’ai copiées dans le registre (aux archives de Paris, bien sûr) pour en faire la couverture de cet article.

Je remercie Jean-Pierre Bonnet, qui m’a informée sur ce mariage il y a déjà quelque temps et Maxime Jourdan, qui m’a aidée à compléter ces informations en m’indiquant la lettre de Lavrov, dans le livre Jalons.

Livres utilisés

1871 Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, publié par l’Institut international d’histoire sociale sous la direction de Jacques Rougerie avec la collaboration de Tristan Haan, Georges Haupt et Miklos Molnar, Presses universitaires de France (1973).

Varlin (Eugène), Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).

Duveau (Georges)Le Siège de Paris, Hachette (1939).

Cet article a été préparé en mai 2020.