L’affiche du jour est signée du Comité central. Je vous laisse la lire. Je l’ai copiée sur le site de La Contemporaine.
Après sept semaines de guerre avec Versailles, écrire encore ça! Une réunion de la Commune qui se tint (une dernière fois) à l’Hôtel de Ville a désapprouvé cette affiche, selon le témoignage d’Albert Theisz. Et décidé que chacun se rendait dans son arrondissement.
Une partie de la population parisienne défend la Commune sur ces barricades. Je ne vais pas vous reparler de la barricade tenue par des femmes place Blanche — je ne renie rien de l’article que je lui ai déjà consacré — qui tente de s’opposer à la prise de Montmartre. Des femmes sur des barricades, il y en a en bien d’autres endroits dans Paris.
Voici quelques extraits d’un rapport écrit « sur le vif » par un policier, le 23 mai à 7 heures du soir (conservé aux archives de la Préfecture de police dans le carton Ba 365-1):
La barricade [de la rue Royale] est toujours défendue avec une persistance incroyable ; celle de la rue de Rivoli et Saint-Florentin aussi. Il y a autant de femmes que d’hommes. Elles sont en partie sous les colonnes du ministère de la marine et crient comme des enragées.
Mais revenons à Montmartre. La prise de la butte dès le mardi 23 mai par les troupes versaillaises est un des moments décisifs de la semaine. Symboliquement, parce que ce sont les habitantes de Montmartre qui, en défendant leurs canons, ont déclenché la Commune le 18 mars. Stratégiquement, parce que de cette hauteur, l’artillerie domine Paris… C’est un moment si important que l’armée prussienne, en dépit de ses engagements de neutralité, permet le passage à la division versaillaise Montaudon, qui, passée par Asnières et L’Île-Saint-Denis (en zone neutre), entre dans Paris par la porte de Saint-Ouen, de sorte que la butte est assaillie par l’armée versaillaise de trois côtés à la fois. Et elle se défend mal: les fameux canons de Montmartre sont inutilisables, faute de munitions. Vermorel, qui escorte un convoi de munitions, arrive trop tard. Le drapeau tricolore flotte… cette fois sur la tour Solférino, au sommet de la butte. Il est une heure de l’après-midi. Il s’agit maintenant de défendre le Paris communard contre Montmartre! Dombrowski arrive sur la barricade du boulevard Ornano [notre boulevard Barbès].
Au bout de quelques instants Dombrowski est mort.
C’est Theisz qui raconte. Dombrowski est emporté mais ne meurt que quelques heures plus tard.
Ce qui se passe encore ce jour-là? Dans le sixième, rue de Rennes, carrefour de la Croix-Rouge, boulevard Saint-Michel, on se bat. [Je raconte ça avec Aurélien Soucheyre dans une vidéo tournée par et pour L’Humanité le 10 mai 2021, et que je vous conseille.] Eugène Varlin tient, avec Larochette et Maître, la barricade qui commande la rue Racine et la rue de l’École-de-Médecine – 26 boulevard Saint-Michel.
23 mai 1871
Légion du Génie
1er bataillon 6e compagnie
Pour le service de la barricade Bd St-Michel en face du n° 26
Bon pour 5 kilogrammes 670 grammes de viande cuite
Le capitaine commandant
Lormier
Lu et approuvé
E. Varlin
La facture, acquittée — ils ont payé — est conservée aux archives de la guerre…
Ce jour-là, Francis Jourde, toujours délégué aux finances, prépare mille francs à donner à chacun des membres de la Commune — preuve qu’ils se savent perdus. Une trentaine seulement, dit Lissagaray, touche cette somme — preuve qu’une trentaine de membres de la Commune se sont battus jusqu’au bout (comme je l’ai raconté dans un article ancien, amélioré pour mon livre La Semaine sanglante).
Ce jour-là sont installées les premières « cours martiales », au parc Monceau et à l’École militaire — l’installation des autres suivra l’avancée des troupes versaillaises.
Ce jour-là aussi sont tués les premiers otages. Le décret voté à l’unanimité le 5 avril (voir notre article à cette date et le décret, là) n’a jamais été appliqué, mais il y a bien une réserve d’otages en prison. Et parmi eux Gustave Chaudey, l’adjoint au maire de Paris que l’on accuse d’avoir commandé la fusillade du 22 janvier (voir notre article à cette date) — parmi les morts, Théodore Sapia, que son ami Rigault veut venger. Je laisse Lissagaray raconter (et commenter):
Dans cette nuit [du 23 au 24], vers deux heures, Raoul Rigault, ne prenant d’ordre que de lui seul et sans consulter aucun de ses collègues, se rendit à la prison de Sainte-Pélagie […]. Raoul Rigault prétendit avoir des ordres, se fit amener Chaudey et lui signifia qu’il allait mourir. Chaudey n’y pouvait croire, rappela son passé républicain, socia- liste. Rigault lui reprocha la fusillade du 22 janvier. Chaudey jura qu’il en était innocent. Cependant, il était à ce moment la seule autorité de l’Hôtel-de-Ville. Ses protestations se brisèrent contre la résolution depuis longtemps arrêtée de Rigault qui se souvenait de son ami Sapia, mort à ses côtés. Conduit dans le chemin de ronde, Chaudey fut passé par les armes, avec trois gendarmes pris le 18 mars. Après le 31 octobre, il avait dit à Ferré et à des partisans de la Commune qui réclamaient la liberté de Louise Michel et de leurs amis:
Les plus forts fusilleront les autres.
Il mourut peut-être de ce mot.
(Je n’ai pas vu que Louise Michel ait été arrêtée après le 31 octobre, d’ailleurs dans la première édition de son livre, Lissagaray ne la mentionnait pas (et Ferré non plus), là — mais nous avons vu que, malgré la promesse du gouvernement, il y avait eu de nombreuses arrestations.)
Ce jour-là, un correspondant qui ne signe pas son nom écrit au Sémaphore de Marseille, qui publie sa « lettre de Paris » le 26 mai:
Les trottoirs étaient jonchés de cadavres, dans le Faubourg-Saint-Honoré le sang coulait comme l’eau des ruisseaux.
(Ce qui fait penser à un article ancien… que je ne renie pas, mais que j’ai affiné pour mon livre sur la Semaine sanglante.)
Un petit tour dans les cimetières pour finir. À Auteuil, le registre des inhumations mentionne pour aujourd’hui 23 mai,
22 cadavres tués dans la journée [sic] du 21 au 22 et un garde national inconnu (de l’ambulance de la presse rue de Longchamp).
Le garde conservateur du cimetière de Passy reçoit l’ordre de la mairie du seizième et de l’état-major de l’armée, ce 23 mai, de creuser des tranchées
pour y recevoir, m’a-t-on dit, un nombre de 1300 cadavres.
On ne dira pas que la terreur versaillaise n’était pas programmée! Le rapport qu’il a écrit pour recouvrer les sommes payées aux ouvriers qui ont fait ce travail, daté du 10 juin, est conservé aux archives de Paris (carton 1326W-60). Il signale qu’il a fait attendre sur la berge les 250 premiers cadavres arrivés — et en effet il ne note pas d’inhumation ce jour-là.
Au cimetière de Vaugirard, 19 inconnus sont inhumés ce 23 mai. Le cimetière Marcadet commence à recevoir lui aussi, des corps d’inconnus. Le directeur de ce cimetière le précise dans un rapport (dans le même carton 1326W-60):
Du 23 mai au 4 juin, le cimetière de la rue Marcadet a reçu 530 corps, de fédérés pour la plupart. Les voitures amenaient les corps pèle-mêle et le conservateur gardien de ce cimetière, qui était seul pour diriger l’inhumation, s’est trouvé dans l’impossibilité d’opérer la répartition des corps, comme il l’eût fait dans un temps normal.
Aucune des informations contenues dans ces deux rapports ne semble avoir été utilisée jusqu’ici…
Livres utilisés
Audin (Michèle), La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021).
Troisième conseil de guerre, Procès des membres de la Commune, Versailles (1871).
Varlin (Eugène), Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, Écrits rassemblés et présentés par Michèle Audin, Libertalia (2019).
Lissagaray (Prosper-Olivier), Histoire de la Commune de 1871, (édition de 1896), La Découverte (1990).
Cet article a été préparé en décembre 2020.