Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 377, 20 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.
Cendrine, à seize ans, gagnait une journée de 18 sous. Ses frères, Paul et Léon, gagnaient aussi de petites journées, et, quand le père travaillait, en y joignant le gain de la mère, qui cousait toujours, cela faisait chaque semaine une somme assez ronde. Aussi mangeait-on maintenant de la viande assez souvent, et l’on buvait du vin le dimanche. Les enfants étaient proprement vêtus. La mère économisait le plus qu’elle pouvait, en vue des chômages; mais cela n’empêchait que, tant qu’ils duraient, on ne vivait plus que de pommes de terre; et cela durait trois à quatre mois.
Ce fut pendant un de ces chômages que Marguerite s’éteignit. Il y avait longtemps qu’elle n’en pouvait plus, et ses enfants étaient seuls à ne pas le voir. Son aiguille l’avait tuée. « Travaille! travaille! pique! pique! couds à la fois, avec un double fil, ton linceul et la chemise (1). »
Elle s’arrêta de coudre seulement le jour de sa mort. Assise sur sa chaise, à la même place, elle tenait encore l’ouvrage sur ses genoux; mais sa main, pâle et maigre, immobile, ne se soulevait plus. Madame Joret, qui la vit ainsi, secoua la tête et la fit mettre au lit. On ne pouvait la réchauffer. Elle attendit pourtant le retour de son mari et de ses enfants, et les embrassa de toute la force de ses lèvres, déjà quasi-morte, puis elle rendit le dernier soupir.
Pierre fut accablé de la mort de sa femme. La pauvreté, la misère, n’aident point à la bonne harmonie des familles; mais ceux qui s’aiment au travers de tout cela s’aiment bien. Aussi le pauvre homme en devint-il vieux tout à coup. Il avait 40 ans, ce qui est déjà la vieillesse pour l’ouvrier. Boiteux, courbé, de mine affaissée, il ne pouvait plus qu’être conservé par grâce dans le chantier, mais non plus trouver d’ouvrage ailleurs. Heureusement, son entrepreneur actuel lui voulait du bien; puis, malgré sa mauvaise mine, il n’était pourtant pas mauvais ouvrier.
Mais lui-même sentait bien que le travail nécessaire au père de famille ne tarderait pas à lui manquer, et tous le voyaient également. Aussi ne fut-il pas question que Cendrine quittât l’atelier et ce fut la petite Georgette qui resta chargée du soin de la maison et d’apprêter les repas du soir, bien qu’elle n’eût encore que dix ans. Pour une enfant de cet âge, c’était une étrange vie. Naturellement, elle devait plus souvent être à jouer ou à babiller dans la rue que seule entre quatre murs à nettoyer ou à raccommoder, et elle se trouvait ainsi exposée à de mauvais exemples et à de mauvais conseils. Mais, à l’atelier, eût-elle été mieux enseignée? D’ailleurs, il fallait que Cendrine gagnât sa journée; la nécessité est un maître avec lequel on ne discute point.
Le grand-père, il est vrai, restait près de la petite; mais il était tombé en enfance depuis la mort de sa fille; il ne faisait que pleurer et se lamenter, disant qu’il avait trop vécu, qu’il était à charge, ce qui ne l’empêchait pas de bien tenir sa place à table; mais ailleurs il n’était plus bon à rien.
Malgré tout, Cendrine, comme fille aînée, devait remplacer la mère autant qu’elle pouvait. Aussi n’eut-elle plus ses dimanches; elle restait à la maison, avec sa petite sœur, à tout mettre en ordre et à raccommoder les vêtements de la semaine.
C’était triste pour une fille de seize ans qu’appelait dehors le bruit des langues dans la rue, les éclats de rire de ses compagnes qui passaient, et, l’été, le soleil et les chants des oiseaux dans la campagne.
Elle restait pourtant, songeant à sa pauvre mère, absente pour toujours, et dont les derniers regards, qu’elle voyait encore, lui avaient recommandé le père et les enfants.
Assise à son tour, près de la fenêtre, sur la chaise où avait été sa mère, elle cousait, à son tour, enfonçant l’aiguille dans les pauvres habits dont les fils s’écartaient les uns des autres, reprisant ici; là, mettant une pièce, et contenant l’envie de sortir de Georgette en lui disant:
— Tu ne sors que trop pendant la semaine! C’est moi qui aurais besoin d’aller prendre l’air. Allons, sois sage et couds-moi cela. Si nous avons fini de bonne heure, nous irons faire un tour de promenade.
Mais on avait rarement fini de bonne heure, et la petite fille s’impatientait.
— C’est bien vrai que je sors un peu dans la semaine, disait-elle, mais j’aimerais mieux sortir le dimanche avec ma belle robe. Pourquoi c’est-il nous qui restons toujours à la maison? Paul et Léon sont dehors depuis ce matin, et ils s’amusent bien, eux. Tout le monde s’amuse, excepté nous.
Et comme elle était d’un naturel vif et peu obéissant, elle s’échappait souvent, laissant là sa sœur aînée.
Alors les idées noires venaient fondre sur la pauvre Cendrine. Elle se voyait les charges d’une mère sans en avoir l’autorité; elle craignait pour sa petite sœur, si légère et si exposée, pour ses frères, qui échappaient à la surveillance du père et hantaient déjà le cabaret. À présent que la mère était partie, chacun tirait de son côté; il n’y avait plus d’âme à la maison. Pour elle, Cendrine, on lui donnait les hardes à raccommoder, la cuisine à faire; on comptait sur elle pour tout, mais on ne se croyait obligé à rien envers elle, et les enfants ne l’écoutaient pas.
Elle aussi, pourtant, elle aurait eu besoin de se reposer; elle sentait, en tirant l’aiguille, son épaule encore fatiguée du travail de la semaine; sa poitrine, encore chargée des miasmes de l’atelier, se fût dilatée au grand air avec tant de volupté! Peu à peu, son imagination remuait toutes les amertumes présentes et passées.
(1) Le chant de la chemise, par Thomas Hood [note d’André Léo].
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L’image de couverture se trouve au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg — cette image de qualité m’a été très généreusement offerte par l’équipe des éditions des musées de Strasbourg. On la trouve aussi dans le catalogue
Kollwitz (Käthe), Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).
— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».
Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?
(6) ceux qui sont morts sont les plus heureux
(7) une sorte de peur vague
(8) emprise
(9) viol d’une ouvrière