Lorsque mon livre La Semaine sanglante est paru, le seul historien qui m’a écrit l’a fait pour me reprocher de ne pas avoir dit qu’il avait considéré les estimations par Tombs du nombre de morts comme « contestables ». Il y aurait eu beaucoup à dire. Je ne l’ai pas fait et me suis contentée de répondre que je n’écrivais pas sur les historiens mais sur les communards.

Voici donc un livre sur les historiens. Emmanuel Brandely s’est inspiré, pour son titre, Les historiens contre la Commune, du célèbre Les écrivains contre la Commune, de Paul Lidsky. Il ne s’agit évidemment pas de dire que tous les historiens sont contre la Commune, mais bien de parler de ceux qui le sont.
Le sous-titre « Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune » désigne des historiens absolument contemporains, qui sont « contre » en toute discrétion et derrière un masque d’ « objectivité ». Les deux principales cibles de ce livre sont notre vieil ennemi Robert Tombs et Quentin Deluermoz, qui fut la vedette médiatique (de ceux des médias qui se sont intéressés à l’événement) du cent-cinquantenaire, en 2021.

Le livre d’Emmanuel Brandely est polémique mais rigoureux — par exemple, il cite toutes ses sources (à l’intérieur de l’historiographie, c’est-à-dire de l’histoire écrite de la Commune). Ces historiens, ces livres d’histoire sont, eux aussi, des objets de l’histoire.

Tombs, pour commencer. Emmanuel Brandely ne se contente pas de pointer un certain nombre de passages de Paris bivouac des révolutions qui montrent à quel point son auteur méprise les communards — et la Commune —, il ne se contente pas de citer les articles How bloody… contre lesquels je me suis élevée sur ce site avant d’écrire La Semaine sanglante. Il s’élève contre l’idée étrange selon laquelle écrire

de l’autre côté de la Manche

donnerait

une élégante distance critique, tant avec l’événement lui-même qu’avec les débats historiographiques,

comme on le lit dans l’introduction de Paris bivouac des révolutions. Et il détaille, après avoir lu d’autres écrits de cet historien, ses positions conservatrices (réactionnaires) et nationalistes, pas seulement en faveur du Brexit, mais aussi à propos du passé colonial de l’Angleterre. Tombs « défend l’empire britannique de manière impartiale et ouverte face aux attaques des historiens anticapitalistes et des nationalistes anticolonialistes », comme le dit le Guardian (cité p.23 du livre) — au moins il y a des historiens britanniques qui l’attaquent !

Quentin Deluermoz ensuite, « meilleur élève de Tombs », selon Emmanuel Brandely. Voici le livre Commune(s), dont j’ai peu parlé sur ce site — mon problème principal, avec ce livre (dont tout le monde parlait et qui n’avait nul besoin de moi), c’était que j’avais du mal à lui trouver un contenu — et n’avais pas eu le courage de le dire! Je résumerais l’analyse qu’en fait Emmanuel Brandely par les mots « absence de rigueur ». Je passe sur la liste de nombreuses expressions (en novlangue ?) que je n’avais pas comprises non plus, sur les affirmations mal (ou pas) sourcées, sur la déformation et le mauvais usage de la citation de Léo Frankel (le seul décret socialiste…), pour en arriver au point où veut arriver Emmanuel Brandely, la critique par Deluermoz du « mythe marxiste », une sorte d’exercice obligé des historiens contemporains, qui pèche ici par la méconnaissance de l’auteur. En lisant Commune(s), on peut penser à l’adjectif  « ingénu ». Comment un historien spécialiste du XIXe siècle peut-il attribuer à Marx une « vision hégelienne de l’histoire » ? Pas au Marx d’avant L’Idéologie allemande, non, à celui de 1871…

La deuxième partie des Historiens contre la Commune est intitulée En finir avec le « grand récit marxiste » et reprend, « avec » (ou plutôt contre) les historiens du cent-cinquantenaire, un certain nombre de points, les salaires, les loyers, le décret sur les ateliers, le rôle de l’Internationale, le peuple et les prolétaires… et ce qu’en ont fait ou dit les hommes et les femmes de la Commune. La troisième partie va au but de certains de ces historiens, selon son titre Falsifier le passé pour apaiser le présent.

Je vous laisse découvrir le livre. Il est en librairie depuis le 19 avril et il ne coute que 15 euros. Vous y rencontrerez quelques autres historiens, en particulier une étude précise et vivifiante des apports de Jacques Rougerie jadis, naguère et jusqu’à il y a peu. Vous avez compris que l’on y sort de l’entre-soi des historiens universitaires (ouf…) — Emmanuel Brandely, nous dit la quatrième de couverture, est « professeur d’histoire dans un lycée des quartiers nord de Marseille », ce qui n’est peut-être pas insignifiant.

Il n’est pas insignifiant, en tout cas, que le livre se termine par le beau message socialiste du tract « Au travailleur des campagnes »,

La terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous.

Oui, revenons aux communards!

Livre cités

Brandely (Emmanuel)Les historiens contre la Commune, Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Les nuits rouges (2024).

Audin (Michèle)La Semaine sanglante. Mai 1871, Légendes et comptes, Libertalia (2021),

Lidsky (Paul)Les écrivains contre la Commune, Paris, Maspero (1970), La Découverte (2010).

Tombs (Robert)Paris, bivouac des révolutions La Commune de 1871, Libertalia (2014).

Deluermoz (Quentin)Commune(s) 1870-1871 Une traversée des mondes au XIXe siècle, Seuil (2020).

Post-scriptum : peu d’auteurs ont trouvé grâce aux yeux d’Emmanuel Brandely. L’un d’eux est le philosophe Stathis Kouvélakis, du livre duquel j’avais dit (rapidement) tout le bien que je pensais. Je suis confuse d’en être une autre — et surtout d’être tellement citée dans ce livre, mais, puisque je lui fais ici de la publicité, voici des liens sur les articles de ce site pour lesquels il fait de la publicité: sur le révisionnisme, celui-ci et les suivants, sur les salaires des femmes et des hommes, celui-ci et celui-là, sur l’éventuelle présence de communards aux obsèques de Thiers celui-ci et le suivant, sur l’étrange rédaction de la plaque posée par le Sénat au Luxembourg, celui-ci. Il cite aussi l’introduction de La Semaine de Mai.