Voici donc Cendrine (voir notre article 0).
Les Droits de l’homme, 378, 21 avril 1878.
Suite de l’épisode précédent.

Elle n’avait que seize ans; et il lui semblait déjà avoir tant vécu! Déjà elle avait élevé trois enfants, dont elle avait perdu le plus aimé, mort de misère. Elle avait déjà….. La rougeur montait à son front, qui se baissait plus encore; elle comprenait maintenant sa faute; hélas! tout pour elle était venu avant l’âge: la lutte avant la force, le piège avant la clairvoyance. Car elle savait trop alors et ne savait pas assez. Alors elle avait encore sur les yeux les voiles de l’enfance, et la connaissance ne lui était venue qu’après la chute. Oh! maintenant elle méprisait et détestait l’homme qui l’avait souillée. Souvent, dans ces moments-là, elle se demandait avec angoisse si, à présent qu’elle était au ciel sans doute, sa mère savait tout? Et cette crainte la faisait pleurer; car elle en eût éprouvé tant de peine, la pauvre chère âme!

Il y avait aussi des heures plus riantes, où la pensée de la jeune fille interrogeait l’avenir, et où d’agréables nuages flottaient devant ses yeux. La veille, un jeune homme, qui avait une voix plus douce que les autres, lui avait parlé; ou bien c’était une des ouvrières qui se mariait, et Cendrine rêvait de noce, de fête, de fleurs d’oranger. Mais alors le souvenir fatal lui revenait et la rendait éperdue… Pourtant… ce n’était pas une chose rare assurément. Cela n’avait pas empêché telle ou telle de se marier. Qui donc y prenait tant garde? Oh! sans doute… Et pourtant, quand elle venait à rêver d’amour, ce souvenir la faisait pleurer.

Elle rêvait de se marier!… Ambitionnait-elle donc le sort de sa mère?

Si on l’eût interrogée à ce sujet, elle eût dit bien vite.
— Non, vraiment! C’est la misère. Il vaut mieux n’avoir à s’occuper que de soi.
Mais tout bas, à ce propos, son cœur murmurait d’autres raisons: on n’avait pas toujours de mauvaises chances, il se voyait çà et là de petits ménages qui prospéraient…

Rien de précis; une foule de choses qui naissaient et mouraient dans sa pensée, comme la vague au bord de la mer; une musique sans paroles, qui chantait dans son cœur, sans qu’elle-même s’occupât trop de savoir ce que cela signifiait.

Félicie, quelquefois, venait la chercher. Leur amitié s’était conservée depuis l’enfance. Félicie travaillait aussi à la fabrique, et ses parents ne possédaient rien non plus; mais les frères étaient grands, tous gagnaient, et du moins, le dimanche, ils jouissaient d’un peu d’aisance et de repos.
— Viens donc, disait Félicie, tu as bien assez travaillé; viens te promener avec nous.
Rarement Cendrine acceptait. Elle ne pouvait pas. Tant d’ouvrage! six personnes à raccommoder! puis, le soir approchait; il fallait surveiller le pot-au-feu, tailler la soupe, mettre le couvert. La petite envolée n’avait garde de revenir avant le souper. Félicie partait seule, et l’ennui et la solitude retombaient de tout leur poids sur le cœur de la pauvre sœur aînée.

Cendrine avait à cœur de quitter l’atelier de M. Auguste. Elle parvint à entrer dans une teinturerie, comme repriseuse. Son travail consistait à réparer, le plus artistement possible, les éraillures ou déchirures faites aux pièces dans la manipulation. Elle gagna bientôt un franc par jour. D’ailleurs, cet atelier ressemblait aux autres: mêmes propos licencieux, mêmes commérages, et, dans ces flots de paroles, pas une idée sérieuse, fortifiante. Était-ce la faute de ces femmes?
Non, assurément.
La plupart ne savaient pas lire; du monde de la nature non plus que du monde de la pensée, on ne leur avait jamais rien appris, et, sous prétexte de leur donner une morale, on leur avait seriné le catéchisme, les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, etc., en leur recommandant d’obéir et de s’immoler aux autres pour l’amour de Dieu. Les pauvres créatures se trouvaient assez immolées, dans leur triste vie de travail incessant et de privations. On ne leur laissait que l’instinct; elles s’en servaient pour souffrir le moins possible, pour se distraire comme elles pouvaient.

Le 22 février 1848, les ateliers de Saint-Denis étaient en rumeur, et parmi les hommes plus d’un manquait. On disait:
-– Ils font du bruit dans Paris, ils vont se faire casser la tête.
Cendrine écoutait de toutes ses oreilles les nouvelles qu’on donnait, et trouvait cela bien extraordinaire, n’ayant jamais entendu parler de rien de pareil.

Le 23, on entendait la fusillade, toute la ville était en émoi ; les ouvriers quittaient le travail et le patron de la teinturerie était d’une colère atroce. Il se promenait par toute la fabrique, en jurant d’une façon épouvantable contre les mauvaises têtes, les va-nu-pieds, les gens de désordre, qui prétendaient faire la leçon au gouvernement; et il alla jusque dans les ateliers des repriseuses dire qu’on les fusillerait tous, qu’on mettrait les autres aux galères, et que ce serait bien fait!

Les femmes ne lui dirent point non; elles pensaient bien que cela tournerait ainsi; et plus d’une assura que les hommes étaient devenus fous. Aucune, d’ailleurs, ne savait de quoi il s’agissait, Cendrine moins que les autres. Cela ne l’inquiétait même pas énormément. Elle était fâchée qu’on se fît du mal; l’idée que des hommes se tuaient à coups de fusil la faisait frémir; mais ni son père, ni ses frères, n’étaient dans la bagarre, et quant au roi et à la reine, qu’on attaquait à ce qu’il paraît, elle avait perdu beaucoup de sa considération pour eux depuis l’aventure de son enfance, quand elle était allée demander à la reine la vie de son petit frère, et que la reine avait refusé de la recevoir.

À suivre

*

J’ai photographié l’image de couverture dans le catalogue

Kollwitz (Käthe)Je veux agir dans ce temps, Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg (2019).

— je remercie Anne Bocourt, Lize Braat et toute l’équipe des éditions des musées de Strasbourg pour leur aide et leur générosité pendant la préparation de l’illustration de ce « feuilleton ».

Lire l’introduction

Lire les épisodes précédents,
(1) mariage, chômage
(2) ils eurent beaucoup d’enfants
(3) accident du travail
(4) il faut que vous ayez bien peu de dignité
(5) est-il possible qu’un petit enfant puisse manquer du nécessaire?
(6) ceux qui sont morts sont les plus heureux
(7) une sorte de peur vague
(8) emprise
(9) viol d’une ouvrière
(10) travaille! travaille!