Comme annoncé dans les articles 1 (automne 1869), 2 (Rochefort), 3 (Varlin), 4 (les journalistes et la Commune) et comme présenté dans l’article 0 (Demain), voici la Marseillaise, quotidien, quotidiennement.

Attention, c’est un journal du matin, mais il est daté du lendemain.

89. Samedi 19 mars 1870

AFFAIRE PIERRE BONAPARTE

Samedi soir, la rédaction presque tout entière de la Marseillaise quittera Paris pour se rendre à Tours, où elle assistera aux débats relatifs à l’assassinat commis à Auteuil sur la personne du citoyen Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte.

Pendant toute la durée des débats, le journal sera donc en partie, ou en totalité, rédigé à Tours même, sous le coup des événements, et contiendra une série complète de renseignements, et d’impressions d’une exactitude absolue.

À côté de ce récit animé, vivant, fait par les principaux collaborateurs habituels de la Marseillaise, nous nous sommes assurés la collaboration active du citoyen GILL, le caricaturiste populaire, qui nous suivra à Tours, et enverra chaque jour à la Marseillaise une série de dessins et de portraits représentant les divers incidents et la physionomie des personnages de ce drame.

Ce sera, à côté du compte rendu sténographié, le compte rendu dessiné.

La Marseillaise publiera, à partir de mardi, tous les jours, deux éditions, une à sept heures du matin, l’autre à deux heures de l’après-midi, qui mettront le public au courant des événements, au fur et à mesure, de la façon la plus rapide et la plus complète.

Ainsi s’ouvre le journal ;

aujourd’hui nous avons les « Lettres de la Bastille », dans lesquelles le numéro 444 se paie la tête d’Ollivier de façon assez brillante ;

Raspail donne de ses nouvelles à ses électeurs de Lyon ;

nouvelles du « Complot », le docteur Villeneuve, dont nous avons lu les démêlés avec l’instruction dans le journal daté du 15 mars, n’est pas au bout de ses peines, le juge Bernier a reçu une lettre de dénonciation à son sujet et, rebondissement, le supposé auteur dément ;

à la fin de son « Courrier politique », Arnould en appelle comme souvent au peuple souverain, cette fois directement, à la deuxième personne ;

les « Nouvelles politiques » contiennent des informations sur le jeune Giffault, dont Alphonse Humbert nous a parlé dans le numéro daté du 17 mars, il est libéré, et aussi sur Rigault, dont il semble que le procureur impérial refuse formellement la libération, on apprend là aussi qu’il va y avoir une élection partielle à Lyon (souvenez-vous, un député mort, voir le journal daté du 12 mars) ;

A. de Fonvielle parle de la condamnation du Réveil, au départ parce que Delescluze avait soutenu que la justice n’a pas le droit de pénétrer chez les citoyens la nuit (voir le récit de l’affaire Mégy dans le journal daté du 22 février), et évoque des incidents d’audience dont il n’a pas le droit de parler ;

une lettre de Londres signée J. Williams, voir plus bas ;

Verdure reparle de « La Propagande au village » ;

un article de Malon sur « Le collectivisme » (voir ci-dessous) ;

dans le « Bulletin du mouvement social », Verdure répond à une dizaine de correspondants de province qui veulent fonder des sociétés d’ouvriers, il donne en particulier une bibliographie, il continue aussi à parler des sociétés d’enseignement et donne des nouvelles d’une société coopérative de consommation, à Dijon, nommée la Bourguignonne ;

le laboureur Victor Lefebvre, dont nous avons déjà parlé, informe qu’on l’autorise à reprendre ses conférences, en déduit qu’il importe de combattre pour son droit et commente la condamnation de Delescluze et se demande si nous ne devrions pas remercier qu’on ne lui ait pas tranché la tête ;

voici le quatrième article d’Antoine Arnaud sur « La question des chemins de fer » ;

dans le numéro daté du 16 février, l’officier de paix qui a arrêté Rochefort a été qualifié d’hercule de foire, un marchand de ferraille de la rue de Lappe proteste que ce n’est pas lui, ce que mentionne Barberet ;

je passe les « Échos » ;

dans « Les Journaux », sous la plume d’Ulric de Fonvielle, je retiens, bien sûr, ceci :

Aujourd’hui, a paru le premier numéro du journal de notre ami Vallès : la Rue.

Excellent, ce premier numéro. L’article de Vallès est une lettre à Arthur Arnould, fort émue et fort sincère. Qu’on en juge par l’extrait suivant:

« J’aime le peuple, il me le rend un peu. Bien des mains noires ont serré les miennes dans les faubourgs, et il y a des gamins, à Belleville, qui me disent: « Bonjour, citoyen Vallès! » Cela me fait plus de plaisir, croyez-le, que le plus élogieux article qu’on ait pu écrire sur moi! Pour ces chers moutards, leurs mères honnêtes, leurs pères vaillants, il faut que je me résigne à étouffer tous mes cris de blessé et à taire mes douleurs de vaincu!

J’ai besoin de courage et c’est pour en prendre que je t’ai conté tout cela.

J’avais un serment à faire! pour m’engager à le tenir, j’ai voulu le prêter devant l’homme que j’estime le plus au monde.

Et maintenant, souhaite-moi bonne chance. »

Souhaiter bonne chance à la Rue est superflu. Nous sommes sûrs que l’œuvre d’un homme de cœur et d’un écrivain de talent sera toujours chaleureusement accueillie par les véritables républicains.

(le commentaire sur la solitude de Vallès que fait Breuillé dans la Libre pensée datée du 26 mars vaudra la peine d’être cité, lui aussi) ;

et il y a, dans les « Communications ouvrières » la création d’une section de l’Association internationale des travailleurs à Belleville, la Société coopérative des cuisiniers, la Chambre syndicale des ouvriers coupeurs de chaussures de Paris, la Société l’Épargne immobilière, la Société de solidarité de la Céramique, la Commission consultative des sociétés ouvrières ;

je passe donc rapidement les réunions publiques ;

les Faits divers pourtant passionnants ;

les listes de souscription ;

et même l’article de Salvador Daniel sur « Les chants du peuple » qui pourtant traite la question « au point de vue absolument démocratique et social » ;

oublions le reste.

Je garde la lettre de Jenny Marx, écrite celle-là avec l’aide de son père,

étant donné qu’elle ne disposait pas de sufficient time,

écrit celui-ci le 19 mars. Et l’article de Malon.

 

Londres, le 16 mars 1870

La lettre de O’Donovan Rossa, que je vous avais communiquée dans ma dernière correspondance, a été l’événement de la semaine passée.

Le Times a reproduit la lettre sans commentaire, le Daily News a publié un commentaire sans la lettre.

Comme on s’y devait attendre », dit-il, « M. O’Donovan Rossa prend pour son thème les règles de prison auxquelles il est assujetti pour quelque temps (for a while).

Que c’est atroce ce « pour quelque temps, » en parlant d’un homme déjà emprisonné depuis cinq ans et condamné aux travaux forcés à perpétuité !

M. O’Donovan Rossa se plaint entre autres choses « d’avoir été attelé à une charrette, la corde autour du cou » et de telle manière que sa vie dépendait des mouvements des forçats anglais, ses compagnons. Mais, s’écrie le Daily News, « est-ce donc injuste de placer un homme dans une position où sa vie dépend des actes d’autrui ? Dans une voiture ou sur un bateau à vapeur, la vie d’un homme ne dépend-elle pas des actes d’autrui ? » Après ce tour de force, le casuiste pieux reproche à O’Donovan Rossa de ne pas aimer la Bible et de lui préférer l’Irish People, opposition entre Bible et People que ses lecteurs sont capables de trouver ravissante.

M. O’Donovan Rossa, poursuit-il, semble s’imaginer que des prisonniers subissant leurs peines pour des écrits séditieux devraient être fournis de cigares et de journaux quotidiens, et qu’ils devraient avant tout avoir le droit de correspondre librement avec leurs amis.

Oh ! oh ! pharisien vertueux, vous avouez donc enfin que O’Donovan Rossa a été condamné aux travaux forcés à perpétuité pour écrits séditieux, et non pour tentative d’assassinat sur la reine Victoria, comme vous l’aviez perfidement insinué dans votre premier appel à la presse française.

Après tout, conclut ce journal éhonté, O’Donovan Rossa est simplement traité comme ce qu’il est, c’est-à-dire comme un forçat ordinaire.

Après le journal spécial de M. Gladstone, voici une autre nuance de la presse libérâtre, « le Daily Telegraph, » qui affecte généralement des allures plus brusques.

Si nous condescendons, dit-il, à prendre note de la lettre de O’Donovan Rossa, ce n’est pas à cause des fenians, qui sont incorrigibles; c’est exclusivement pour le plus grand bien de la France.

Sachez donc, dit-il, qu’il n’y a que peu de jours, M. Gladstone, à la maison [chambre] des communes, a donné un démenti formel à toutes ces faussetés impudentes, et il n’y a certes pas de Français intelligent, à quelque parti ou à quelque classe qu’il appartienne, qui ose douter de cette parole de gentleman anglais.

Mais si, par impossible, il y avait en France des partis ou des hommes assez pervers pour ne pas ajouter foi aux paroles d’un gentleman anglais comme M. Gladstone, du moins la France ne saurait résister aux avis bienveillants de M. Lévy, qui, lui, n’est pas un gentleman, et qui vous apostrophe dans ces termes :

Nous conseillons à nos voisins les Parisiens de traiter tous les contes de cruautés commises sur les prisonniers politiques en Angleterre comme autant d’inventions impudentes.

Avec la permission de M. Lévy, je vais vous donner un nouvel échantillon de la valeur des paroles des gentlemen qui composent le cabinet Gladstonien.

Vous vous souvenez que je mentionnais dans une première lettre le colonel Richard Burke, prisonnier fenian, tombé en démence grâce aux procédés humanitaires du gouvernement anglais. C’était l’Irishman qui, le premier, avait publié cette nouvelle. Ensuite M. Underwood adressa une lettre à M. Bruce, ministre de l’intérieur, pour lui demander une enquête sur les traitements des prisonniers politiques.

M. Bruce y répondit par une lettre publiée dans les journaux anglais, où se trouve la phrase suivante :

Quant à Richard Burke, à la prison de Waking, M. Bruce doit refuser de faire une enquête fondée sur des insinuations si dénuées de tout fondement et si extravagantes que celles contenues dans les extraits de l’Irishman, que vous m’avez envoyées.

Cette déclaration de M. Bruce est datée du 11 janvier 1870. Maintenant, dans un dernier numéro, l’Irishman publie la réponse du même ministre à une lettre de madame Barry, sœur de Richard Burke, qui lui avait demandé des nouvelles sur la situation « alarmante » de son frère. À la réponse ministérielle du 24 février, est joint un rapport officiel du 11 janvier, où le médecin de la prison et le garde spécial de Burke déclarent que ce dernier est tombé en démence. Ainsi, le jour même où M. Bruce traita publiquement les affirmations de l’Irishman comme mensongères et dénuées de tout fondement, il en cacha les preuves accablantes et officielles dans sa poche ! Remarquons en passant que M. Moore, membre irlandais de la maison des communes, interpellera le ministre sur le traitement du colonel Burke.

L’Echo, journal récemment fondé, affecte une couleur plus foncée de libéralisme que ses confrères. Il a un principe à lui ; le principe de se vendre à un sou, tandis que les autres journaux se vendent à deux, quatre ou six sous. Ce prix d’un sou l’oblige d’un côté à des professions de foi soi-disant démocratiques pour ne pas perdre ses abonnés prolétaires, et de l’autre côté à des ménagements perpétuels, pour gagner les abonnés respectables de ses concurrents.

Dans sa longue tartine sur la lettre de O’Donovan Rossa, il débite des choses de cette force, que

peut-être même les fenians amnistiés refuseront de croire aux exagérations de leurs compatriotes,

comme si M. Kickham, M. Castello, etc., n’avaient pas déjà publié des relations sur leurs souffrances de prison tout à fait conformes à la lettre de Rossa ! Mais après tous ses faux-fuyants et toutes ses tergiversations amphigouriques, l’Echo touche à la plaie vive.

Les publications de la Marseillaise, dit-il, feront du scandale et ce scandale fera le tour du monde. L’esprit continental est peut-être trop obtus pour justement distinguer entre les forfaits d’un Bomba et les rigueurs d’un Gladstone ! Alors il vaudrait mieux faire une enquête, etc.

Le Spectator, journal hebdomadaire, libérâtre et gladstonien, se rédige sur ce principe que tous les genres sont mauvais, excepté le genre ennuyeux. C’est pour cela qu’il s’appelle à Londres le journal des sept sages. Après avoir donné un résumé de O’Donovan Rossa et après l’avoir gourmandé à cause de son aversion pour la Bible, le journal des sept sages rend le jugement suivant :

Le fenian O’Donovan Rossa semble n’avoir souffert rien au-delà des souffrances ordinaires des forçats, mais nous avouons que nous souhaitons de voir changer ce régime. Il est très juste, et souvent très prudent de faire fusiller des rebelles. Il est encore juste de les séquestrer comme des criminels de l’espèce la plus dangereuse. Mais il n’est ni juste ni sage de les dégrader.

Bien dit, Salomon le sage !

Arrive enfin le Standard, l’organe principal du parti Tory, des conservateurs. Vous savez que l’oligarchie anglaise se compose de deux fractions : l’aristocratie foncière et la ploutocratie. Si, dans leurs querelles de famille on prend parti pour les ploutocrates contre les aristocrates, on s’appelle libéral, même radical. Si, au contraire, on prend parti pour les aristocrates contre les ploutocrates, on s’appelle tory.

Le Standard traite la lettre de O’Donovan Rossa de romance apocryphe probablement composée par « A. Dumas. » Pourquoi, dit-il, la Marseillaise n’a-t-elle pas ajouté que M. Gladstone, l’archevêque de Canterbury, et le Lord Mayor assistent chaque matin aux tortures de O’Donovan Rossa ?

Dans la maison des Communes, un membre a caractérisé le parti tory comme le « stupid party » (le parti stupide). N’est-ce pas que le Standard n’a pas volé son titre d’organe en chef du parti stupide !

Avant d’achever cette lettre, je dois prévenir les Français de ne pas confondre le bruit des journaux avec la voix du prolétariat anglais, qui, malheureusement pour les deux pays, l’Irlande et l’Angleterre ne trouve pas d’écho dans la presse anglaise.

Il suffit de dire que plus de 200,000 hommes, femmes et enfants de la classe ouvrière ont élevé leurs voix à Hyde Park pour réclamer la libération de leurs frères irlandais et que le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs, siégeant à Londres et comptant parmi ses membres des chefs reconnus de la classe ouvrière anglaise, a sévèrement flétri le traitement des prisonniers fenians et a défendu les droits du peuple irlandais contre le gouvernement anglais.

P.-S. En conséquence de la publicité donnée par la Marseillaise à la lettre de O’Donovan Rossa, Gladstone craint qu’il ne soit forcé par l’opinion publique de faire une enquête parlementaire et publique sur les traitements des prisonniers politiques. Pour y échapper encore une fois (nous savons combien de fois sa conscience gangrenée s’y est déjà opposée), ce diplomate vient de donner un démenti officiel, mais anonyme, aux faits que cite Rossa.

Que les Français sachent que ce démenti n’est qu’une reproduction des dépositions faites par le geôlier de la prison, des policiers Knox, Pollock, etc., etc. Ces messieurs savent fort bien que Rossa ne pourra pas leur répondre. On le surveillera plus que jamais — mais — moi, je leur répondrai dans une prochaine lettre par des faits dont la contestation ne dépend pas du bon vouloir des geôliers.

J. WILLIAMS

LE COLLECTIVISME

Le socialisme contemporain est sorti de l’aspiration mystique, de l’absolutisme des systèmes, de la creuse négation métaphysique et de l’éclectisme énervant qui jusqu’ici avaient semblé le dominer tour à tour, pour devenir une science positive, ayant ses phénomènes régis par des lois, comme les sciences physiques.

Aussi les initiateurs du collectivisme, se sont bien gardé[s] de présenter un système de toutes pièces, ce qui eût été tomber dans les vieilles erreurs. Ils ont simplement étudié, sur une institution donnée, les tendances de l’Humanité ; c’est pourquoi ils ont envisagé la propriété au point de vue historique, sans s’inquiéter outre mesure des causes premières et ils ont trouvé que si le droit de propriété a eu sa raison d’être dans une phase donnée de l’évolution humaine, au moment où nous vivons, il est totalement rétrograde, et le plus grand obstacle à la satisfaction des nécessités économiques de l’époque, qu’il est logiquement condamné à disparaître pour laisser libre cours aux tendances invincibles de l’humanité.

Cela est si vrai qu’en ce moment, à part les égoïstes jouisseurs qui, tremblant pour ce qu’ils possèdent, ne demandent qu’à voir châtier la foule bête, stupide et cruelle, selon l’éloquente expression du spectre rouge, pas un des défenseurs de la propriété individuelle n’ose l’accepter avec ses abus actuels, ce qui est, selon nous, vouloir que les mêmes causes agissant dans les mêmes conditions ne produisent pas les mêmes effets.

Les positivistes font de la propriété une fonction.

Les mutuellistes veulent l’universaliser, ce qui présuppose une liquidation sociale, et ce qui n’est guère respecter ni le fait accompli ni le droit d’user et d’abuser que les Romains, ces propriétaires modèles, avaient expressément inscrit dans leurs lois. Les démocrates bourgeois, réunis en congrès à Lausanne en 1869, maintiennent la propriété individuelle, tout en flétrissant l’exploitation de l’homme par l’homme, sa source capitale dans l’organisation actuelle. De tout cela il ressort que tout ce qui pense, que tout ce qui travaille demande une transformation du droit actuel de propriété.

Voyons l’opinion des collectivistes.

Dans le remarquable rapport de la section bruxelloise de l’Internationale, présenté au congrès de Bruxelles (1868) par notre savant ami de Paepe, il pose ainsi la question : Le sol arable, les forêts, les mines, les houillères, les canaux, les routes, les chemins de fer doivent-ils dans la société future être propriété individuelle ou propriété collective ?

Il ne s’inquiètera pas si, au point de vue du droit naturel ou du droit écrit, la propriété individuelle est légitime ou non, il observera les tendances économiques et recherchera si elles poussent au maintien ou à l’abolition de l’appropriation. Il poursuit :

Au surplus nous pensons que Proudhon, dans son Premier Mémoire, a suffisamment démontré que la propriété foncière ne peut être légitimée dans son principe ; que pas une des origines que lui assignent les juristes, les économistes et les philosophes ne justifie la propriété. Ainsi la première occupation n’exprime qu’un fait mais ne confère pas un droit éternel sur la chose. Ce fait peut être respectable, en tant qu’il reste aux autres hommes des terres à occuper, mais ne donne pas la latitude de repousser les derniers survivants et de les déshériter du sol.

La prescription ne peut être acquise à la propriété, parce qu’il est des droits qui ne se peuvent prescrire. L’homme ne peut pas plus renoncer au travail qu’à la liberté et reconnaître l’appropriation du sol par quelques-uns, c’est renoncer au travail, puisque c’est en abdiquer le moyen ; contre l’erreur, il n’y a jamais prescription. La loi civile, si c’est elle qui a établi la propriété individuelle du sol peut aussi l’abolir. Serait-ce la première fois que l’humanité aurait aboli ce que d’antiques lois avaient institué ? Le consentement universel ne prouve pas plus en faveur de la légitimité d’une institution sociale qu’en faveur d’une idée sur le monde physique, et il a pu se tromper sur la propriété comme il s’est trompé sur le mouvement relatif du soleil et des planètes ; d’ailleurs, jamais il n’y a eu consentement universel sur la justice de l’appropriation individuelle du sol, puisque, de tout temps, il y a eu non-seulement des écrivains et des philosophes communistes, mais des sociétés communistes, protestations permanentes contre le propriétarisme. Le travail, loin de pouvoir être l’origine de la propriété foncière, la présuppose au contraire ; puis le travail ne peut donner droit de propriété que sur les produits du travail ; de ce principe, on peut conclure que celui qui a défriché une terre a droit à une compensation, et que cette compensation doit exister de préférence dans le privilège d’ensemencer cette terre un temps donné.

On peut aller plus loin, on peut dire que chaque année de culture impliquant des améliorations nouvelles, entraîne pour le colon une compensation nouvelle ; mais tout cela ne nous fournit pas encore la propriété. Celle-ci est bien un fait nouveau qui excède la limite du droit du travailleur sur son œuvre. Le travail ne crée pas le sol foncier, la propriété ne peut sortir de là.

Après avoir largement démontré que la propriété individuelle est incapable de subvenir aux nécessités présentes, et d’assurer la somme de produit[s?] que réclame l’évolution économique, le rapporteur de la section bruxelloise conclut :

Nous laisserons faire l’humanité, nous laisserons réaliser le double idéal qu’elle poursuivit lorsqu’elle enfanta la propriété. Or, lorsque l’humanité a à résoudre de ces antinomies comme celles de la grande et de la petite propriété, de l’égalité pour tous et du pain pour tous, ce n’est jamais ni par voie d’élimination, ni par voie d’élection, qu’elle procède, mais par voie de synthèse. Elle réclame donc une forme de propriété, qui soit aussi favorable (plus favorable même) à l’égalité que la petite propriété individuelle et aussi favorable (plus favorable même) à la production agricole que la grande propriété individuelle, une forme d’appropriation qui résumera en elle la grande et la petite propriété.

Nous pensons que cette synthèse sera précisément la propriété collective, ou, si l’on veut, la copropriété. Là, en effet, chaque copropriétaire est propriétaire au même titre que les autres, partout l’égal des autres ; plus de salariat agricole et plus de propriétaire vivant oisivement de la rente foncière, à laquelle il n’a pas plus droit que tout autre. Là encore, et mieux encore qu’avec la grande propriété anglaise, pourront être appliqués à la culture, les machines, la force collective, tous les procédés scientifiques et les préceptes de l’agronomie.

Après une discussion longue et solennelle sur la propriété, le quatrième congrès de l’Association internationale, réuni à Bruxelles, adopta sur la propriété foncière l’importante déclaration qui suit :

Considérant que les nécessités de la production et l’application des connaissances agronomiques réclament une culture faite en grand, avec ensemble, exigent l’introduction des machines et l’organisation de la force collective dans l’architecture, et que, d’ailleurs, l’évolution économique elle-même tend à ramener la culture en grand.

Considérant que dès lors le travail agricole et la propriété du sol doivent être traités sur le même pied que le travail minier et la propriété du sol ;

Considérant, du reste, que le fond productif du sol est la matière première de tous les produits, la source primitive de toutes les richesses sans être lui-même le travail d’aucun particulier, le Congrès pense que l’évolution économique fera de l’entrée du sol à la propriété collective une nécessité sociale et que le sol sera concédé aux compagnies agricoles comme les mines aux compagnies minières, les chemins de fer aux compagnies ouvrières, et ce, avec des conditions de garantie pour la société et pour les cultivateurs analogues à celles nécessaires pour les mines et les chemins de fer.

B. MALON

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La photographie du pont de Tours sur la Loire utilisée en couverture date de 1873 et vient de Gallica, là.

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